Au sortir de la pinède la pente s’adoucit un peu et le Felice accélère le pas. Nous traversons une myriade de buissons de myrtilles et d’arbustes, de rhododendrons et peut-être d’azalées alpines. Dans le noir ils se ressemblent tous. Ici et là on entrevoit les silhouettes sombres et basses du pin mugho et les troncs élancés de quelques sapins solitaires. Il pleut toujours et un vent à la limite du supportable me cingle le visage. J’ai le nez qui coule, je me mouche dans la manche dégoulinante et froide de mon pull. Le reste de mon corps est trempé de sueur.
J’arrive presque à voir où je mets les pieds maintenant. Un sillon d’environ vingt centimètres de profondeur et soixante de largeur. Comme ceux que creusent les vaches dans les alpages. J’entends le Gurundin murmurer à ma droite mais ne parviens pas à la voir. Si mes calculs sont bons, nous avons plus ou moins franchi les 1500 mètres. Je n’y mettrais pas ma main à couper, cela dit, parce que j’ai encore de la peine à me situer et n’ai plus aucune notion du temps. Je ne porte pas de montre, quant à mon Natel il est resté chez moi. De toute façon, qui pourrait bien m’appeler à une heure pareille ? Le Felice non plus ne porte pas de montre. Il marche devant, léger et pieds nus malgré le froid qu’il fait, il ne porte rien d’autre que son short taillé dans un jeans, une chemise en flanelle à manches courtes déboutonnée et son parapluie ouvert au-dessus de la tête.
Le mois dernier, en septembre, le Felice a eu nonante ans.
Le grondement du Gurundin à droite nous accompagne, et ma perception des formes et des distances se précise pas à pas. Les nuages sont en train de se lever et les silhouettes sombres des montagnes commencent à se détacher du ciel, qui s’éclaircit timidement.
Après un silence interminable, le Felice dit bòn et s’arrête, je m’arrête à mon tour, reprends mon souffle, et là je la vois.
Une tache couleur de plomb entre les roches noires.
La gouille.
Il se déshabille. Sa peau, qui contraste avec le noir qui nous enveloppe, semble resplendir. Il ne porte pas de slip. Il accroche son short et sa chemise à une branche de sapin tout près et, sans y réfléchir à deux fois, s’immerge tout entier dans la gouille, nu comme un ver, exactement comme le disait la rumeur. Je reste immobile et retiens ma respiration, de peur que le moindre de mes gestes m’arrache à ce moment.
Il est sous l’eau et ne laisse dépasser que son nez. De la vapeur s’en échappe. Je me décale sous le sapin pour me protéger de la pluie, même si à ce stade je suis déjà presque trempé jusqu’aux os. Et là j’attends. Je sens mes épaules se frigorifier et commence à être secoué de frissons. Je frappe mes bras contre mes flancs, me frotte les mains, bats des pieds. J’attends.
Il se redresse, sort de la gouille, retourne s’abriter sous son parapluie et s’installe sur un rocher, d’où il regarde immobile les petits points blancs des lampadaires de la vallée. Il me tourne le dos. Je contemple alors la gouille d’encre. Je me demande pourquoi je me fourre toujours dans des situations pareilles, j’ai froid, il pleut, il fait nuit noire. Mais c’est moi qui l’ai voulu. Je me déshabille, me jette à l’eau dans un semblant de plongeon, je hurle aussi quelque chose mais ne sais pas quoi et m’écorche au passage les genoux sur les cailloux du fond.
J’aimerais n’avoir rien d’autre que le nez qui dépasse, comme lui, mais impossible, l’eau est beaucoup trop froide. Je le rejoins d’un bond. Il lève légèrement son parapluie et l’approche de moi. Nous restons comme ça, nus et silencieux, à sécher dans le vent.