L’occasion
Un jour, tu avais alors trois ans, nous sommes allés déjeuner en ville. Nous avons pris le bus en direction de l’ouest, pour nous rendre dans un de ces buffets d’épicerie servant le genre de nourriture qui n’inspirait à mes parents que du mépris. Des produits bio excessivement chers disposés avec parcimonie sur des plateaux en acier brossé, la vitre de protection placée suffisamment haut de sorte que toi, ma fille chérie, tu puisses plonger la tête en dessous pour évaluer, dubitative, le « riz complet » et les « carottes de plein champ ». Et à cet instant précis, je m’imaginais en père bien loin des griffes de l’histoire, accordant dès lors toute son attention à son enfant adorée en lui offrant du chou kale, du quinoa et un soda se targuant de contenir du « véritable sucre de canne ».
Mais nous sommes tous deux portés sur les desserts ; un soda n’y suffirait pas, nous avons donc partagé une grosse part de gâteau au chocolat. « C’est bon pour toi », as-tu ricané. « Le gâteau au chocolat, c’est très très bon pour toi. » Tu reculais tandis que j’essayais de t’essuyer la bouche, et tu riais de tous mes efforts. C’était un moment ordinaire. Et une soif ordinaire nous a saisis à cause de la puissante saveur sucrée du gâteau, alors je me suis levé pour aller au robinet le plus proche afin de nous rapporter un verre d’eau à chacun, croisant une femme en train de faire la même chose. Elle était bien habillée, léger tailleur d’été crème, discrètement maquillée, avec goût. Nous sommes pratiquement arrivés ensemble au robinet. Par politesse, j’ai marqué un temps d’arrêt et justement ce geste a semblé n’avoir d’autre effet que de l’irriter. Elle a joué des épaules pour passer devant moi et pendant qu’elle remplissait son verre d’eau, elle s’est retournée pour expliquer : « Je suis née ici. Je suis chez moi ici. »
Elle parlait fort. Elle voulait être entendue, susciter l’approbation peut-être, pourtant les gens qui déjeunaient autour de nous n’ont eu d’autre réaction que de se concentrer davantage sur leurs bols et leurs assiettes. Et toi, ma fille, assise si près, tu n’as pas compris, ou alors tu n’as même pas entendu. Tu étais encore dans cet instant de joie, tes oreilles pleines de ton propre rire, le glaçage noir collé entre les dents, voilà ce que j’ai conclu. J’ai patiemment attendu pour remplir nos verres. Je suis revenu vers toi avec précaution, sans faire tomber la moindre goutte. Je me suis assis. J’ai peut-être essayé de te rendre ton sourire. J’ai peut-être tenté, une fois de plus, de t’essuyer la bouche ou de te demander de boire une petite gorgée pour ne pas te déshydrater, la dernière peur idiote des parents dans mon genre. Je ne me souviens pas. Je me retrouve parfois dans cet état au cours d’une journée ordinaire. J’étais perdu dans mes pensées et paisible, même après avoir vu ta main s’agiter devant mes yeux. Ton visage désormais fâché et troublé. « Hé, qu’est-ce qu’il s’est passé ? » as-tu demandé.