Francis était mon frère aîné. Ce nom, une petite frappe allait se vanter de le connaître, ou des parents allaient le proférer comme une mise en garde. Mais avant tout cela, Francis était cette épaule, nue et chaude, pressée contre moi, ce corps presque toujours à portée de peau.
Notre mère était venue de Trinidad, dans ce que les parents de sa génération appelaient les Antilles anglaises. C’est un pays que Francis et moi, tous les deux nés et élevés ici, au Canada, avions visité une fois et que nous reconnaissions vaguement à ses mots, ses sonorités et ses goûts. C’est un pays qui expliquait la présence dans notre maison de certaines boissons comme le mabi et le bissap, et aussi le Peardrax au nom inexplicable – Francis m’avait une fois fait croire que c’était un nettoyant pour salle de bain. En quelque sorte, nous avions l’impression que les Antilles anglaises donnaient un sens à la présence dans notre maison d’autres objets tout aussi étranges, comme la boule à neige des chutes du Niagara ou la menace persistante du quarante-cinq tours d’Anne Murray, Snowbird. C’est un pays peuplé de parents que nous n’avions rencontrés que brièvement, qui existaient à présent sur des photos en noir et blanc, des images spectrales qui étaient censées justifier nos yeux, nos sourires, nos cheveux et notre ossature.
Il y avait dans la maison une autre vieille photo que Francis découvrit quand nous étions petits, rangée dans un recoin secret de l’armoire de la chambre de manman. On y voyait un homme à la moustache si soigneusement taillée qu’on l’aurait dite peinte. Il portait une veste de couleur claire, le col ouvert de sa chemise rebiquait légèrement. Des mots d’autrefois comme suave et débonnaire venaient à l’esprit, ou du moins c’est ce qu’ils font maintenant. Cet homme était notre père, lui aussi venait des Antilles anglaises, et il vivait à présent quelque part en ville, bien qu’il ait abandonné notre foyer quand Francis avait trois ans et moi seulement deux. La photo n’était pas parfaitement nette, et je me souviens qu’enfants, Francis et moi scrutions attentivement l’image floue de ce visage d’homme afin d’y trouver un détail reconnaissable. Sa peau était beaucoup plus sombre que celle de manman, pourtant on nous avait dit qu’il n’était pas noir comme elle, mais quelque chose qu’on appelait « indien » – même si cette identité semblait perdue dans la médiocre qualité de cette photo, ou dans l’épaisseur de gomina Brylcreem, comme étalée à la truelle sur ses cheveux, tout aussi artificiels que la coiffure amovible d’un bonhomme Lego.
En vérité, aucun de nous, ni moi, ni Francis, ni manman, n’était très intéressé par le passé gris des photos. Nous avions largement assez à explorer rien qu’ici, et surtout, nous avions le défi continuel de ce que notre mère appelait les « opportunités ». Manman travaillait comme femme de ménage dans des bureaux, des centres commerciaux et des hôpitaux. Elle était aussi l’une de ces mères noires qui refusent de rechercher ou d’accepter l’aide des autres. Qui refuse de subir la moindre entrave à son sentiment d’indépendance ou à la conviction qu’elle finirait par arriver. Par conséquent, si un travail se présentait soudain dans un lieu éloigné de la ville, mais qu’il offrait la promesse d’opportunités futures, ou si, tout aussi soudainement, l’opportunité d’un emploi rémunéré une fois et demi le tarif normal se profilait, elle l’acceptait, quitte à laisser seuls à la maison ses deux jeunes garçons.
Elle n’était jamais ravie de nous abandonner, et si elle apprenait, la veille, qu’un travail de nuit était imminent, elle prenait sur son précieux temps de sommeil pour cuisiner et se préoccuper des détails des repas et des activités du lendemain. Si nous avions des devoirs, elle installait les cahiers sur la table de la salle à manger à côté des assiettes de ragoût de viande aux légumes verts ou de riz avec une fricassée de poulet. Il y avait de la tendresse dans les plats qu’elle préparait, de l’amour dans un plat rendu parfait grâce à la touche fruitée du piment scotch bonnet. Mais, dès l’instant où elle commençait à enfiler son manteau et ses chaussures, il fallait voir son état : épuisée, presque accablée de remords, qu’elle n’exprimait pourtant que par d’amères remontrances et d’invraisemblables menaces. Sa voix, sévèrement formée à l’anglais de la Reine, prononçait alors des menaces extirpées des plus infernaux tréfonds de l’histoire.
« Tu ne dois pas ouvrir la porte si tu entends quelqu’un, tu ne dois pas monter le chauffage. À aucun moment tu ne dois allumer le four ou les feux de cuisson. Tu entends ce que je te dis, Francis ? Je vais roussir tes fesses si je reviens et que je te trouve toi ou ton frère blessé. Absolument pas de télé du tout après huit heures si je ne suis pas revenue d’ici-là. Pas d’Agence tous risques, ni de cette Mrs. T, ni n’importe quelle autre bêtise d’histoire de gangsters chez moi. Ah oui, tu souris maintenant ? Tu crois que je blague ? Tu crois que tu es trop grand pour m’écouter ? Eh ben, vous n’avez qu’à aller tous les deux toucher le bouton de réglage de cette cuisinière pour voir. Essayez qu’une seule fois d’ouvrir la porte à quelqu’un. Je vais vous pendre au plafond par les ongles des pouces. Je vais arracher votre peau et vous faire crier. Je vais vous donner une de ces volées que votre descendance va en garder les marques. Les enfants de vos enfants vont le sentir ! »
Francis et moi faisions oui et non de la tête en même temps, signe insistant de promesse. Manman arrangeait son uniforme et ses cheveux devant le miroir près de la porte, puis elle partait sans se retourner, verrouillant la porte et vérifiant plusieurs fois la poignée avant que nous n’entendions s’éloigner sur le trottoir le faible écho de ses pas rapides, étouffé par le bruit de la circulation. Pendant les heures qui suivaient, Francis et moi essayions de bien nous tenir. Nous mangions notre dîner et nous débarrassions, ce n’est qu’ensuite que nous découvrions tout en haut des placards de cuisine les autres saveurs dont nous raffolions. D’épaisses lampées de sirop de maïs directement aspirées dans le pot jaune en forme de ruche. La brûlure sur la langue de la poudre Jell-O verte, pour préparer la jelly, lentement léchée sur une cuillère. Nous faisions les devoirs que manman avait disposés pour nous sur la table, mais plus tard, nous allions acquérir des compétences et apprendre des faits tout aussi importants sur le monde dans Vivre à trois et Shérif, fais-moi peur. Quand nous fûmes un peu plus vieux, ces vendredis soirs où manman était partie, nous regardions les comédies italiennes de fin de soirée, que la recommandation « accord parental » rendait alléchantes. Francis et moi supportions patiemment, l’un comme l’autre, des intrigues compliquées dans une langue étrangère pour la perspective de quelques secondes de nichons.
« On les voit ! hurla-t-il une fois depuis le séjour. Les deux en même temps ! Viens tout de suite ! Tout de suite ! »
« Attends ! Attends ! » criai-je depuis les toilettes. Trébuchant, perdant l’équilibre, puis marchant à quatre pattes, le pantalon toujours autour des chevilles jusqu’à ce que j’arrive à lui et puisse voir. Mais rien du tout. Rien d’autre qu’une pub de fin de soirée pour le déshydrateur alimentaire Ronco.
Le rire de Francis. Saleté de viande de bœuf séchée.
Dans tous les cas, il avait la décence et le respect d’attendre au moins une heure avant d’agir. Et la première fois que manman nous laissa seuls, ce fut magique. Quand le soleil eut commencé de se coucher, mon frère tira une chaise de cuisine pour atteindre le loquet de la porte de devant. Il le déverrouilla, poussa la porte, et elle était là devant nous. La liberté de Lawrence Avenue. Les lumières de sécurité et les immeubles tachés de traînées de rouille.
« Souviens-toi. Nous n’avons jamais répondu à personne à la porte », me dit Francis.