Elle est devenue une vieille femme. Elle regarde par la porte de sa maison, mais la scène semble la perturber, les ecchymoses du ciel du soir et la course de crabes que font les feuilles le long du rivage en dessous. Ce sont là les falaises qui bordent le lac à Scarborough. C’est là la saison que l’on nomme automne.
« Tu devrais entrer », dit-elle, cherchant la chaîne de sécurité, mais elle constate qu’elle est déjà défaite. C’est alors seulement qu’elle lève soudain les yeux pour croiser les miens.
Je me suis accroupi pour délacer mes chaussures, évitant le tabouret qui s’est toujours avéré indigne de confiance. Je suspends mon manteau à la patère imperceptible à côté du disjoncteur. Elle remarque ces gestes et ralentit, pensive, tandis qu’elle me conduit dans ce vestige de foyer. Les mêmes courants d’air et le même plancher qui grince, le même calendrier avec ses photos d’animaux sauvages et l’élan de septembre 1987, aujourd’hui vieux de deux ans. Dans la cuisine, elle installe la bouilloire sur un des feux et tourne le bouton du réchaud sur « on ». Ensuite elle vérifie encore une fois pour être sûre.
Le gaz a été coupé. Je le vois immédiatement et je sais que nous allons attendre en vain que la flamme s’allume ou que la bouilloire commence à grésiller avant l’ébullition. Elle se tait à cet instant et ses yeux baissés m’évitent. Un rythme caverneux semble émaner des lames du parquet et des chevrons, mais ce n’est que le lac qui a son mot à dire au beau milieu de notre paisible rumination. Ceci pourrait continuer encore longtemps. Tandis que le soleil poursuit son chemin et que les ombres s’épaississent autour de nous. Tandis que cette vieille femme, ma mère, est tellement peu disposée à admettre qu’elle m’a oublié. Tandis que nous deux sommes libérés de notre passé.
Voici ce que je fais.
Je me relève et défais ma ceinture. Je déboutonne mon pantalon, j’en descends la fermeture éclair et je le laisse tomber sur mes genoux. Manman ne rit pas en me voyant avancer vers elle d’un pas incertain en me dandinant comme un canard. Elle ne s’affole pas quand sa main est tenue et guidée jusqu’à la peau sombre d’un jeune homme.
Allez. Appuie tes doigts sur le morceau d’os en forme de noix qui est sur le côté de mon genou. Maintiens-les ainsi jusqu’à ce que mon genou fléchisse et qu’un tendon aberrant se bloque contre cette protubérance et sous tes doigts avant de soudain se détendre. Avec un bruit sec. Un truc propre à mon corps.
Son sourire.
— Il a des os bizarres. Ils font des désordres jusqu’au fond de sa chair, dit-elle.
— Ton fils…
— Sa gran-manman aussi. Tu ne peux rien les faire pour les os. Ils sont comme l’histoire. Mais tu peux faire un thé de feuilles zavocat pour soigner les douleurs de ton corps. Et de feuilles de plantain pour faire le sang couler moins vite. Et il y avait quelque chose qu’on appelait plante scientifique qui pouvait te protéger des malédictions et des quimbois…
— Ton fils. Ton plus jeune fils. Tu te souviens, manman ?
— De l’aloès sur les petites brûlures. Tout le monde se souvient de ça. Mais il y avait une autre chose. Une chose humide et puissante qu’ils pouvaient te donner quand tu avais de grandes brûlures. Quand ta peau sortait comme un gant…
Je reste avec manman, pourtant je n’ai pas vraiment été invité à rester. Cette première soirée après mon retour, manman quitte soudain la cuisine et gravit les escaliers jusqu’à sa chambre au deuxième étage. J’entends le grincement sourd du verrou. Plus tard, je monte dans l’autre chambre du deuxième étage. Les lits superposés que je partageais autrefois avec mon frère sont encore faits, même si les draps et les oreillers sentent l’humidité.
La fenêtre de ma chambre donne sur la crête érodée de la falaise, et au-delà, sur un grand lac effleuré par la lumière déclinante de la ville. En dessous, à plus de dix mètres, quelques arbres s’inclinent sur une berge sablonneuse et sur des détritus imbibés d’eau. Une danse de feuilles et les cabrioles d’un sac de chips vide. Malgré la vue et le fait que de nombreuses personnes considèrent cet endroit comme « un très bon quartier de Scarbourough », il nous est difficile d’être fiers de notre maison. Nous sommes les seuls au fond d’un cul-de-sac qui a jadis servi de décharge aux entreprises de construction immobilière. La maison est vieille et se prépare maintenant aux derniers assauts de l’érosion. Même l’été, toutes les fenêtres qui donnent au sud sont fermées. Parce que la voie ferrée est à moins de trois mètres.
Je suis réveillé en sursaut pendant la nuit. La maison est saisie d’une énergie brutale et des atomes de poussière ont transformé en masses compactes les rayons de lune qui s’immiscent par la fenêtre. Le vacarme atteint son paroxysme et ce n’est qu’alors qu’il me paraît évident que c’est un train de marchandises. J’attends que la voiture de queue soit passée et que les bruits du lac refassent surface. Je regarde le vent pousser des fantômes entre les rideaux. Je rêve, aux marges de l’éveil, des pas qui résonnent dans l’air au-dessus de moi.