La catastrophe : un phénomène culturel
Les catastrophes sont dans tous les journaux. Aujourd’hui, la notion de catastrophe est omniprésente, dans une gradation arbitraire qui va du train manqué au tsunami dévastateur. C’est au cours des dernières décennies que la carrière de ce terme a pris un tel essor. Dès lors, ses origines ont pu tomber dans l’oubli : dans l’Antiquité grecque, la « catastrophe » désigne le renversement qui intervient au dernier acte d’un drame, voire d’une comédie[1]. Dès ses origines, le terme est donc culturellement codifié. À partir de ce contexte littéraire, il a été métaphoriquement appliqué, en allemand comme dans les autres langues européennes, aux événements au cours desquels tout un système s’effondre. Cette signification s’impose graduellement après le tremblement de terre de Lisbonne de 1755. En allemand, il acquiert une dimension encore plus large du fait que la notion parallèle de « désastre » n’a pas pu se maintenir, au contraire des langues romanes ou de l’anglais. Ce terme-là, à l’origine, attribue les accidents qu’il désigne à des constellations défavorables et leur donne ainsi un horizon d’interprétation fort différent.[2] Voltaire intitule son poème controversé à propos du tremblement de terre Poème sur le désastre de Lisbonne. La « catastrophe », en revanche, malgré toute l’étendue de son acception, reste liée à sa connotation littéraire, voire théâtrale : la « catastrophe » est un événement culturel. Il est révélateur qu’au XVIIIe siècle, le mot allemand Ereignis (événement) véhicule encore la signification de « ce qui se présente au regard ». Et ce n’est pas un hasard si aujourd’hui, les « scénarios catastrophes » rappellent l’origine dramaturgique du terme. Car dans les catastrophes, le temps s’accélère comme au dernier acte d’un drame. Des innocents sont victimes de forces aveugles, les héros montent au créneau, les émotions sont chauffées à blanc, le spectateur est ébranlé, même s’il reste épargné par la catastrophe. Lorsque le rideau tombe, c’est avec peine que l’on reprend pied dans le quotidien, et ce que nous avons éprouvé comme acteur ou comme spectateur prend une valeur mémorielle singulière.
« Catastrophe » désigne donc un schéma culturel qui affecte la perception, la représentation et l’interprétation d’une rupture dans notre vécu historique. Pour cette raison, il est impossible de définir les catastrophes en dehors de leur situation historique et culturelle. Si les catastrophes sont des points sombres de l’histoire de l’humanité, c’est un effet de leur représentation et de leur interprétation. Au moins autant que des séquelles d’incendie, ces taches noires sont de l’encre d’imprimerie ; en tant que telles, elles déteignent sur notre perception de la nature et s’impriment dans notre mémoire. C’est à partir de là qu’une recherche en histoire culturelle et littéraire doit s’engager. Certes, ces dernières années, cette thématique a fait l’objet de nombreuses études menées par des historiens, des anthropologues, des ethnologues et des sociologues.[3] Ces travaux s’intéressent au premier chef à l’aspect matériel du phénomène, à ses causes, à son déroulement et à ses effets sur la société, dont les structures internes apparaissent alors au grand jour. Bien que ces études fassent également apparaître le caractère de construction culturelle des catastrophes, elles ne réfléchissent que rarement à leur propre implication dans cette acculturation des catastrophes. Pourtant, tout discours portant sur les catastrophes, même s’il s’efforce de les objectiver comme un phénomène d’apparence purement matérielle, contribue à les construire comme objet culturel.
[1] Olaf Brise / Timo Günther, « Katastrophe. Terminologische Vergangenheit, Gegenwart und Zukunft », in : Archiv für Begriffgeschichte 51 (2009), pp. 155-195.
[2] Wolf R. Dombrowsky, Katastrophe und Katastrophenschutz. Eine soziologische Analyse, Wiesbaden, deutscher Universitäts-Verlag, 1989, p. 24 sq.
[3] Principaux ouvrages et recueils monographiques sur ce sujet: Susanna M. Hoffman / Anthony Oliver-Smith (éd.), Catastrophe & culture: the anthropology of disaster. Santa Fe, School of American Research Press 2002. – Michael Kempe / Dieter Groh / Franz Mauelshagen (éd.), Naturkatastrophen. Beiträge zu ihrer Deutung, Wahrnehmung und Darstellung in Text und Bild von der Antike bis ins 20. Jahrhundert. Tübingen, Narr 2003. – René Favier / Anne-Marie Granet-Abisset (éd.), Récits et représentations des catastrophes depuis l’Antiquité. Grenoble, CNRS-MSH-Alpes 2005. – François Walter / Bernardino Fantini / Pascal Delvaux (éd.), La Culture du risque (XVI-XXIe siècle). Genève, Presses d’histoire suisse 2006. – Gerrit Jasper Schenk / Jens Ivo Engels (éd.), Historical Disaster Research. Concepts, Methods and Case Studies / Historische Katastrophenforschung. Begriffe, Konzepte und Fallbeispiele. Köln 2007 (= Historische Sozialforschung 121, vol 32/3). – Jürgen Schläder / Regina Wohlfarth (éd.), AngstBilderSchauLust. Katastrophenerfahrungen in Kunst, Musik und Theater. Berlin, Henschel 2007. – Anne-Marie Mercier-Faivre / Chantal Thomas (éd.), L’Invention de la catastrophe au XVIIIe siècle: du châtiment divin au désastre naturel. Genève, Droz 2008. – Gerrit Jasper Schenk (éd.), Katastrophen. Vom Untergang Pompejis bis zum Klimawandel. Osterfildern, Jan Thorbecke 2009.