FOUDRE SUR CONIFÈRE
Vie et mort de Jeannie Plantier
♬♪♫ Histoires de nos vallées ♬♪♫
… C’est bon ? Ça enregistre ? Je n’ai pas entendu la musique. D’habitude à la radio j’entends la musique. D’accord, allons-y.
Alors : l’année de ma naissance (1934 si vous voulez tout savoir) mon père travaillait au chantier du viaduc de Prégo Dieu. Il faut commencer par ça. Sinon vous n’allez pas comprendre le pourquoi du comment. Ce viaduc devait traverser entre Le Sauze et les Hyvans, où le tunnel ferroviaire était déjà percé. Les premiers piliers étaient montés, hauts comme des cheminées d’usine. Des piquets géants, plantés en rang dans le lit de la Durance. Les ingénieurs autant que les ouvriers avaient sué pour trouver moyen de les ancrer assez solidement, de manière qu’ils résistent aux crues. Et c’est là que la décision de construire le barrage est tombée. Adieu le viaduc. Adieu le train. Il a fallu démolir les piliers, comme un trait de gomme, pour récupérer les pierres.
L’abandon de la ligne de chemin de fer, ça a été un coup dur pour mon père. Il s’était démené pour la défendre. Sans ça, c’était la mort de la vallée à petit feu. On voyait venir le bout de l’âge d’or du chemin de fer, alors si on ratait le coche, c’était foutu.
Pour beaucoup le train, c’était l’assurance que le barrage ne se ferait pas. En tout cas pas si grand. Mon père disait tout le temps : « Je n’ai pas percé ces tunnels pour les poissons ». Avant Prégo Dieu, il avait bâti le viaduc des Moulettes. Ils l’ont appelé viaduc de Chanteloube, mais nous on disait viaduc des Moulettes, parce qu’il traverse le ravin des Moulettes. De toute façon il n’a jamais servi, alors on peut bien lui donner n’importe quel nom. Ce gâchis ! Maman ! Pourtant c’était une vraie merveille ce viaduc. Avec son tablier en S, les grandes arches, et des piliers fins, fins ! Soixante mètres de haut, tout en maçonnerie. C’est inimaginable non ? Tout ce travail pour rien. Comment peut-on noyer une chose pareille ? Les villages étaient peut-être beaux, et la vallée on l’aimait comme elle était, mais ce viaduc, c’était de l’art. On le voit encore quand le niveau du lac est bas, c’est vrai. Bien sûr qu’il tient encore. Ça se fait de le traverser à pied. Oui oui. On en voit des choses, quand le niveau est bas. Et ça fait bien mal au cœur.
Après ça la Compagnie a proposé aux ouvriers de se mettre au service de la construction du barrage. Et puis quoi encore ? Il y en a qui l’ont fait, mais pour notre père c’était exclu. Je l’entends encore : « Es-clu ! » Ensuite bon il y a eu la guerre, mais je ne vais pas en parler parce que Jeannie est née après, et c’est de Jeannie que vous m’avez demandé de parler. Elle est née juste après l’armistice. Un comble quand même, pour quelqu’un qui a passé sa vie à se fâcher avec tout le monde. Avant elle on était cinq enfants, huit nés vivants mais trois perdus en bas âge. Et puis Jeannie est arrivée, et notre mère est morte en couches. Voilà.
Mes frères et sœurs ont été placés en pensionnat à Gap et papa n’a gardé que nous deux : l’aînée et sa petite chérie. J’avais onze ans donc j’étais en âge de tenir la maison, et je pouvais bien aussi m’occuper d’un bébé. Après la guerre, mon père était trop usé pour les chantiers alors il s’est fait colporteur. Il n’était pas beaucoup là la journée, et quand il remontait loin il restait passer la nuit. Mais au village il y avait de l’entraide. Ce n’était pas petit Ubaye, on était vingt, vingt-cinq familles. Nous étions très amis avec les Pignatel. Ils nous ont bien soutenus. Après le lac ils se sont éparpillés, à Sisteron, à Guillestre, Briançon. Maintenant ceux que j’ai connus, ils sont tous morts. Bref, j’ai joué la nounou un temps, puis assez vite Jeannie a été à l’école et j’ai eu mes journées à moi.
Pour ce qui est de l’éducation, elle a eu juste ce qui était nécessaire. Ses compétences ne faisaient pas trop de promesses. Elle mettait toute son astuce dans ses collets à lièvre, qu’elle posait à qui mieux mieux dans les prés autour. Ça pour les pièges elle avait du talent. A la fin du primaire papa est allé demander à l’institutrice s’il fallait pousser Jeannie pour qu’elle fasse un métier ou un autre. L’institutrice a répondu : « Je pense qu’il serait aussi bien qu’elle apprenne ce que son père voudra lui montrer ». Sauf qu’à cet âge notre père n’avait plus grand chose à enseigner, à part boire. Et ça merci on ne l’a pas appris. A la fin Jeannie se faisait bien du vin de pissenlit, mais c’était surtout pour s’occuper. Le vin de pissenlit se fait avec les fleurs, et seulement avec les fleurs. Je dis ça mais je n’en ai jamais fait. Pour ce qui est de la boisson, j’aime mieux prendre un genépi de Vallouise. Je trouve qu’il a bon goût.