Poche
Parution Oct 2011
ISBN 978-2-88182-708-2
48 pages
Format: 105 x 150 mm
Disponible

Jean Starobinski

Notre seul, notre unique jardin

Minizoé
Parution Oct 2011
ISBN 978-2-88182-708-2
48 pages
Format: 105 x 150 mm

Résumé

Le 5 mai 2010, Jean Starobinski reçoit le Prix de la Fondation pour Genève. Il prononce à cette occasion un discours d’une beauté poétique lumineuse, où il livre ce qui est peut-être la plus belle définition de la littérature : « L’attention prioritaire donnée à l’expérience humaine, dans sa diversité et ses contradictions. Le souci de trouver le sens de ce qui advient autour de soi.»

Pierre Nora dit de Jean Starobinski, dans son éloge reproduit dans ce petit livre en guise de postface, qu’il est « le plus grand critique aujourd’hui vivant ».

Auteur

Jean Starobinski

Jean Starobinski a enseigné à l’Université de Genève, aux côtés de Marcel Raymond et de Jean Rousset. Son œuvre littéraire lui a valu une grande notoriété, et ses ouvrages de critique et d’histoire des idées ont été traduits en une quinzaine de langues. Une exigence philosophique anime ses travaux dans la diversité de leurs objets tantôt la poésie et les arts, tantôt la pensée des Lumières, mais également la connaissance de soi et l’autobiographie, ou encore sur l’essor de la pensée scientifique, particulièrement dans le domaine de la psychopathologie. Dans le débat qui se poursuit aujourd’hui autour des sciences humaines et de leurs méthodes, il fait appel tout ensemble à la rigueur scientifique et à une large compréhension des relations qui font l’humanité de l’homme.

Extrait

 

Monsieur le Président,

 

je tiens à vous exprimer ma très vive reconnaissance pour le prix que me décerne la Fondation pour Genève, et à vous dire l’émotion que j’éprouve dans la circonstance présente, où je sens tant d’amitié autour de moi. Je suis profondément touché de me voir attribuer un mérite de mon très naturel attachement à mon lieu natal. Mes remerciements vont également à ceux et celles qui, autour de vous, ont tant fait pour l’organisation de cette fête. Ma gratitude s’adresse également aux musiciens qui, au cours de cette cérémonie, viennent fait parler Mozart dans la plus belle langue qui soit, — une langue où la gravité se lie à l’enjouement.

 

Messieurs les représentants de l’Office Fédéral de la Culture, de la Ville et de l’Etat de Genève, soyez assurés que je suis sensible à l’honneur que me font votre présence et votre témoignage d’amitié.

 

Cher Pierre Nora, vos paroles m’ont profondément touché. Vous êtes l’ami avec qui j’éprouve du bonheur dans tout ce qu’il nous arrive d’échanger depuis de très longues années. Vous êtes celui qui m’a souvent conseillé et assisté quand un livre prenait naissance, pour vos collections chez Gallimard. Dans le grand tableau de la France que vous avez rassemblé sous le titre Lieux de mémoire (Gallimard), vous avez accueilli les pages que j’ai consacrées à l’éloquence publique, et aux divers lieux que l’institution lui réservait : la chaire, la tribune, le barreau. La revue que vous dirigez depuis trente ans, Le Débat, explore avec une exemplaire équité les problèmes du monde contemporain. Mais elle s’ouvre à d’autres matières. J’y ai introduit un élément genevois, en publiant et interprétant quelques notes que Rousseau avait écrites dans les marges d’un exemplaire des Essais de Montaigne détenu par une collection privée. En ce moment où j’achève enfin un ouvrage sur Diderot, c’est vous qui êtes le destinataire auquel je pense, — celui pour qui j’écris. Vous venez de rappeler qu’entre vous et moi, à mesure que ce manuscrit progresse, il y a une toute première lectrice de ce livre trop longtemps « futur », qui a pensé aussi à vous, et qui est Jaqueline. Oui, c’est par elle que j’ai été de tout temps secondé et rassuré, pas uniquement dans le travail d’écriture.

 

Chers amis,

Comme pour beaucoup d’entre vous, cette grande salle du Victoria Hall, est pour moi un grand « lieu de mémoire ». En 1939, lors de la cérémonie des « Promotions » du Collège Calvin, c’est ici que m’a été remis le certificat de maturité classique. C’est ici que, parmi les basses du choeur de la Société de Chant Sacré, j’ai chanté quelques grandes oeuvres du répertoire. Le Gloria in excelsis de la Missa solemnis, sous la conduite de Franz von Hoesslin, reste ancré dans ma mémoire. C’est ici que pendant la guerre j’ai vu et entendu Ramuz réciter le rôle du Lecteur dans son Histoire du Soldat dirigée par Ansermet. Le timbalier Charles Peschier y faisait merveille. Il m’avait donné quelques leçons, car l’orchestre du Conservatoire, que dirigeait Samuel Baud-Bovy, m’avait fait son timbalier, à ses risques et périls. Combien de chefs, combien de solistes nous ont émus en ces lieux! Lipatti et Clara Haskil, Furtwängler et Bruno Walter, Paul Klecki et Horst Stein… Il m’est arrivé, dans ce Victoria Hall, lors de l’une ou l’autre des sessions des Rencontres Internationales, de prononcer quelques mots pour présenter des conférenciers. J’ai pu me rendre compte de la difficulté que l’on éprouve à simplement parler au public dans cette grande salle. Je pense à Gaston Bachelard, qui fut à la fois un historien de l’esprit scientifique et un explorateur de l’imagination poétique: je ressentais de l’angoisse à le voir aller et venir sur ce plateau, et devenir inaudible à force de s’éloigner du micro.

 

C’est remonter bien haut que de revenir à mon certificat de maturité. Mais je remonterai encore plus haut en évoquant celui de mon père. Il l’avait reçu à Varsovie, avec une médaille d’excellence à l’effigie de la grande Catherine. Cependant, en 1913, mon père n’eut pas le droit de s’inscrire à l’Université de Varsovie, « en raison de ses origines » selon la formule consacrée. Et pour lui comme pour beaucoup d’autres, comme ma mère, c’était une invitation à émigrer. Il m’a raconté que dans le train qui l’amenait à Genève, un voyageur lui a demandé: « Où allez-vous, jeune homme ? — A Genève — Quoi ! répond le quidam, Genève ! Refugium omnium virorum perditorum ! Le refuge de tous les hommes perdus. » On conversait encore en latin dans l’Europe de 1913. Mon père suivit d’abord les cours de la Faculté des Lettres, avec le projet d’étudier la philosophie. Je l’ai donc imité. L’un de ses professeurs de lettres était l’historien de la philosophie Charles Werner, dont je devais suivre les cours à mon tour. Il passa ensuite à la médecine. J’allais encore l’imiter, après une licence ès lettres. L’un des camarades de mon père, en médecine, avait été Raymond de Saussure, qui lui recommanda en 1915 de lire Freud, et aussi un livre français tout nouveau qui s’intitulait Du côté de chez Swann. L’auteur préféré de mon père resta cependant Tchékhov, et il demeura fidèle au concurrent français de Freud, Pierre Janet. Mais finalement, ce n’est pas tout à fait un hasard qui a voulu que j’aie été aux côtés de Raymond de Saussure quand fut lancé le projet qui aboutit à la création d’un Musée d’Histoire des Sciences. Au bout du compte l’« homme perdu » (et soupçonné d’être plus que perdu : révolutionnaire) habita et travailla toute sa vie dans un espace situé dans un rayon de quelques centaines de mètres autour de l’Université et de l’Hôpital Cantonal. Quant à moi, natif de Plainpalais, je suis resté fidèle à ce territoire, à l’exception de six années de formation complémentaire passées à Baltimore, puis à Lausanne. En esprit, certes, je me veux citoyen de l’Europe et, s’il se peut, u monde. Mais l’adresse cadastrale de mon domicile actuel est encore Plainpalais.

 

Mes souvenirs d’enfance sont liés à des verdures de Champel. Car ma première école a été la Maison des Petits d’Edouard Claparède, « une école où les enfants veulent ce qu’ils font ». Une école oû selon la devise latine de l’Institut, « l’enfant enseigne au maître ». L’une des premières images de mon enfance est celle d’un cortège accompagné de drapeaux sous de grands marronniers, dans les jardins de l’école sise à l’avenue de Champel. Quand ce n’était pas jour de fête, nous dessinions au tableau noir, nous cultivions des jardinets personnels, nous construisions des cabanes et nous faisions une découverte très importante : que le monde pouvait changer sous nos mains, par notre travail. Des souvenirs estompés accompagnent encore pour moi les noms célèbres de mesdemoiselles Lafendel et Audemars. Je ne crois pas qu’il y ait jamais eu une pédagogie plus « avancée ». Puis ce fut l’école primaire du Grütli avec son préau encore bien fermé, mais assez large pour nos billes. Je n’ai pas oublié ces maîtres dont les noms me sont restés : Henchoz, Hauenstein.

 

Mon père m’amenait au concert du dimanche après-midi de l’Orchestre de la Suisse Romande, à la Salle Communale de Plainpalais. Le Boléro de Ravel était alors une nouveauté provocante. Le Pacific 231 de Honegger (1923), poème symphonique de la locomotive, dédié à Ansermet, était souvent au programme. L’Orient y ouvrait ses horizons par la Shéhérazade de Rimsky-Korsakow et par les caravanes de Borodine.

 

J’approchais de mes douze ans quand les « événements » de novembre 1932 éveillèrent une inquiétude, qui devint un motif continu dans le déroulement des jours, un écho d’un monde où s’enchaînaient crise et violence.

*

L’Université de Genève n’a pas été oubliée dans les récompenses de la Fondation pour Genève. Vous avez mis à l’honneur, il y a deux ans, l’Institut d’Histoire de la Réformation, et le beau musée que nous devons à Olivier Fatio. Mais si je ne fais erreur, je suis le premier représentant de la Faculté des Lettres de l’Université de Genève auquel le Prix de la Fondation pour Genève est décerné. Il est juste que je dise ici ce que je dois à cette Faculté, et que je rappelle le rôle qu’elle a joué à plusieurs moments de ma vie.

 

Une image s’impose à moi comme une sorte de scène primitive. Au printemps de 1937, je suis entré dans une salle de l’Université, de dimension plutôt modeste, pour assister à un événement public que le journal avait annoncé. C’était la soutenance de thèse d’Albert Béguin. Son ouvrage était une étude de la pensée romantique allemande et des ambitions de la poésie moderne. L’ouvrage allait paraître sous le titre L’Ame romantique et le rêve. Ce livre connut un grand succès, trouvant des lecteurs parmi les poètes, notamment parmi les surréalistes français. A la table du jury siégeait un homme jeune, dont je ne connaissais pas encore le nom : c’était Marcel Raymond. Une longue amitié le liait à Albert Béguin. Il avait publié en 1933 un livre qui avait fait date : De Baudelaire au surréalisme. Albert Béguin sera appelé à l’Université de Bâle ; pendant la guerre, il dirigera la collection de poésie des Cahiers du Rhône. Dans son évolution intellectuelle, il prendra ses distances avec le mysticisme sauvage de la pensée romantique. Après la guerre, il fait le choix de s’établir à Paris, ayant accepté de diriger la revue Esprit. C’était une grande responsabilité qu’il assumait ainsi. Par son orientation religieuse et ses prises de position politiques, la revue jouait un rôle très important dans la vie française. Je le rappelle parce que cet « engagement » constitue un versant — l’un des horizons — de l’Ecole de Genève.

 

Durant l’année suivante, le cours de Marcel Raymond, dans l’aula encore pompéienne de l’Université, fut consacré à Jean-Jacques Rousseau. Je m’y glissais un peu clandestinement, étant encore collégien et ne possédant pas la carte d’étudiant ou d’auditeur requise en principe. Je n’avais pas encore lu Rousseau. La connaissance que j’en prenais passait donc par la voix de Marcel Raymond, qui faisait entendre le texte du grand écrivain. J’en ai été profondément saisi, car cette voix, ces commentaires étaient au service d’une présence. En analysant maintenant ce qui m’avait ému, je suis persuadé que c’était le respect de la personne et de la pensée de l’auteur, l’écoute musicale de sa prose, le déchiffrement précis des situations et des conflits qu’il dût affronter. L’être souffrant, parfois délirant, n’était pas oublié ni occulté, mais les grandes pages contemplatives marquaient la perspective d’une délivrance. C’est à Marcel Raymond, lecteur des Confessions et des Rêveries du promeneur solitaire, que je dois mon premier attachement à Rousseau.

 

Dans les années soixante du siècle dernier, un grand critique littéraire, Georges Poulet (qui enseigna à Edimbourg, Baltimore, Zurich et Nice) crut pouvoir reconnaître les traits distinctifs d’une Ecole de Genève de critique littéraire. Il souhaitait s’y rallier lui-même. Elle représentait pour lui l’exercice d’une méthode de travail, ou plutôt d’un choix qui prenait en considération l’expérience « intérieure » des écrivains, leur sentiment de l’existence, à l’opposé d’une tendance structuraliste, qui commençait à prévaloir en France et qui voulait s’en tenir aux éléments objectifs et quasi matériels des textes littéraires. La proposition de cet ami a été retenue de bien des côtés et la mention d’une « école de Genève » a été enregistrée dans plusieurs ouvrages d’histoire littéraire et dans quelques dictionnaires de la littérature. « Geneva school » : c’est une rubrique, dans The New Princeton Encyclopedia of Poetry and Poetics (1993). L’article se développe sur trois colonnes. Quels sont les membres genevois mentionnés ? Précisément Marcel Raymond, Albert Béguin, et votre serviteur, et de plus Jean Rousset, auteur, à son début, d’une grande étude sur la littérature et l’art de l’âge baroque, suivie de recherches comparatives sur des thèmes littéraires précis, tels que la première rencontre dans le genre romanesque (Leurs yeux se rencontrèrent). Y avait-il une complète solidarité de doctrine entre nous quatre ? Avons-nous vraiment constitué une école? Nous avons été en tout cas un groupe d’amis, où chacun suivait l’appel qu’il percevait en lui-même. Jean Rousset le sentait bien ; il ne voulait pas d’une séparation si tranchée entre l’expérience « intérieure » de l’écrivain et la structure formelle des textes qui l’attestaient. Il faut s’attendre, néanmoins, à ce que la mention d’une école genevoise de critique littéraire persiste encore longtemps dans les manuels de littérature. Et cela au risque de voir se constituer un malentendu. Car une autre « Ecole de Genève » existe clairement et de manière indiscutable: celle dont le Cours de linguistique générale de Ferdinand de Saussure, paru en 1916, est l’acte fondateur. Son influence demeure très importante dans la réflexion actuelle sur le langage. J’y suis moi-même très attaché, car la prise en compte de la structure linguistique des textes littéraires est une voie d’accès à leur compréhension.

 

Genève a un autre titre de reconnaissance envers Marcel Raymond, et je tiens à le faire connaître en la circonstance présente. Raymond a été, en plus d’une très lourde responsabilité universitaire, le président de la Société Jean-Jacques Rousseau, fondée à Genève au début du siècle dernier. Je lui ai succédé dans ces fonctions, mais c’est à lui qu’on doit la mise en oeuvre efficace de la tâche principale que la Société s’était fixée dès son début: publier une édition critique des oeuvres complètes de l’écrivain. Le plan de l’édition, en collaboration avec Bernard Gagnebin, fut établi dans les années cinquante, et progressivement mené à chef grâce à un travail d’équipe, souvent dans les conditions du bénévolat. Le résultat final consiste aujourd’hui dans les cinq volumes de la Pléiade, toujours remis à jour pour des rééditions successives chez Gallimard. Il a fallu plus de trente ans, par vents et marées, pour faire aboutir ce travail. Jusqu’à ce jour, c’est la seule édition critique complète de l’oeuvre littéraire de Jean-Jacques Rousseau dans le texte original. Je n’ai pas compté le nombre de collaborateurs français et genevois qui furent à la tâche. J’y ai participé moi-même. Il est aisé de constater que l’ensemble comporte neuf mille huit cent dix-huit pages de texte et de notes. Chaque volume porte la mention de l’appui de l’Etat de Genève et celui du Fonds National pour la Recherche Scientifique. Beaucoup de mes propres travaux sont liés aux diverses étapes de cette édition.

 

Aujourd’hui, au moment où les Genevois se préparent à commémorer la naissance de Rousseau, il est opportun de rappeler que les anniversaires rousseauistes ont été dûment célébrés au siècle dernier par la Société Jean-Jacques Rousseau, par l’Université et par les Musées de Genève. Ce furent des représentations, des colloques et de grands exposés publics. J’en fus le témoin en 1962, puis le responsable en 1978. En 1962, Marcel Raymond et ses collègues du Comité de la Société Jean-Jacques Rousseau avaient convié Claude Lévi-Strauss. L’auteur de Tristes tropiques, fort de son expérience d’ethnologue en Amazonie, apportait l’hommage le plus moderne à l’auteur du Discours sur l’origine de l’inégalité. En 1978, l’anniversaire à commémorer était double : la mort de Voltaire et celle de Rousseau. IL fallait les forcer à cohabiter notre mémoire.

 

*

 

J’ai donc été un intermédiaire, quelqu’un qui reçoit le témoin et prend le relais, dans une tradition genevoise d’études rousseauistes. Or je l’ai été aussi dans l’institution des Rencontres Internationales de Genève. Elles doivent leur naissance, dans l’immédiat après-guerre, à un groupe de citoyens et d’enseignants (dont faisait également partie Marcel Raymond). En mentionnant ma présidence des Rencontres Internationales de Genève parmi les motifs du Prix qu’elle m’attribue, la Fondation pour Genève honore une institution dont la création remonte à 1945, et dont j’ai bénéficié d’abord, dans les rangs du public, en qualité d’auditeur, ou d’intervenant occasionnel. Je souhaiterais que l’honneur remonte à ceux qui en furent les créateurs : je retrouve encore Marcel Raymond parmi eux, et le grand historien de l’économie genevoise, Antony Babel. Il avait été Recteur de l’Université pendant la guerre. C’est lui qui, avec l’appui très actif d’André de Blonay, avait ouvert l’Université aux jeunes réfugiés italiens, pour leur permettre de poursuivre leurs études dans ce qui fut dénommé « Camp universitaire italien ». Des amitiés très solides s’y sont nouées entre Genevois et Italiens. Quand ceux-ci s’apprêtèrent à rentrer dans leur pays, en mai 1945, c’est Giorgio Strehler, diplômé de notre Conservatoire, qui adressa à Antony Babel des paroles de remerciement. Strehler évoqua «la fraternité des hommes dans le travail» et l’exemple qu’il en avait trouvé à Genève. Dans différents domaines d’activité, on souhaitait faire perdurer et si possible développer des rapports du même ordre, confiants et libres. La première session des Rencontres eut lieu en septembre 1946. Elle fut l’occasion, pour Denis de Rougemont rentré d’Amérique, d’affirmer pour la première fois son espoir européen. Karl Jaspers, l’un des philosophes allemands qui n’avaient pas fait acte d’allégeance au nazisme, soutint une très mémorable discussion avec le philosophe marxiste Georg Lukacs. IL mérite d’être « revisité ».

 

Sur les Rencontres Internationales, je me limiterai à un acte de mémoire, à l’expression d’une gratitude, et à un regard sur l’avenir.

 

L’acte de mémoire concerne Jeanne Hersch, qui fut membre du Comité des Rencontres Internationales. Lors de la première Rencontre, en 1946, elle fut l’admirable interprète de Karl Jaspers. Elle fera paraître en français une partie importante de son oeuvre philosophique, assistée par des collaborateurs et des collaboratrices parmi lesquels figuraient des Genevois, notamment Hélène Naef. Elle deviendra la responsable de la section de philosophie de l’Unesco. Jeanne Hersch aurait eu cent ans cette année. Ses amis et disciples italiens la commémoreront bientôt à l’Institut Suisse de Rome.

 

Le sentiment de gratitude concerne deux personnes. D’abord Bernard Ducret, qui fut un secrétaire général d’une clairvoyance et d’une générosité exceptionnelles. Ensuite celui qui a repris la présidence des Rencontres Internationales de 1996 à 2008: Georges Nivat, le responsable de la section de russe de notre Faculté. Il a convié à Genève les témoins les mieux informés  les experts les plus compétents, et les participants les plus aptes à révéler ce qui changeait à l’est de l’Europe. Grâce à lui, les Genevois ont eu la possibilité d’écouter et d’interroger les acteurs et les premiers témoins d’une évolution historique. Nous devons de surcroît à Georges Nivat un événement récent que je ne veux pas manquer de saluer : assisté par Jean-Claude Frachebourg, il a rendu accessible sur internet toute la série des volumes des éditions de la Baconnière et de l’Age d’Homme où ont paru les textes des conférences et des entretiens des Rencontres, dès 1946. C’est une importante archive genevoise qui est ainsi rendue disponible.

 

Ceux qui parcourront ces volumes constateront que la fonction des Rencontres a été et reste de faire le point sur les problèmes du moment présent. Une session des Rencontres fut chaque fois une aventure très ouverte. Ce fut l’occasion de faire converger les vues historiques, les constatations actuelles, les propositions d’avenir. Les Rencontres ne sont pas seulement internationales, mais interdisciplinaires. Elles n’ont voulu être ni des leçons, ni des meetings. Elles visent à décloisonner ce qui est vécu habituellement dans la distance et l’ignorance réciproque. Elles veulent rendre sensible la complexité changeante des choses, et contribuer ainsi à des clarifications. Elles mettent en garde leurs auditeurs devant les idées reçues, les manipulations, les somnolences, les tentations de repli. Elles ne proposent pas de solutions toutes faites. Elles préfèrent inquiéter, ce qui est plus salubre. En ce sens, chaque session des Rencontres a constitué une expérience entièrement nouvelle. Les débats sont improvisés, et il est inévitable que le taux de réussite soit variable. On ne peut tout-à-fait prévoir et contenir ceux et celles qui parlent trop, ceux qui digressent à perte de vue, ceux qui n’écoutent qu’eux-mêmes.

 

Succédant à Georges Nivat, le nouveau président des Rencontres Internationales est l’historien Philippe Burrin, qui dirige l’Institut des Hautes Etudes Internationales et du Développement. Il sera assisté dans sa tâche par l’historien Claus Hässig, qui est l’auteur d’un beau travail sur les premières Rencontres. Leur présence à la tête de l’institution genevoise met les meilleures chances d’avenir de son côté.

 

*

 

Dans l’annonce du Prix de la Fondation pour Genève, mon nom est accompagné de la mention : humaniste genevois. Il faut que je m’explique sur ce terme, que je n’ai pas choisi moimême, mais que je ne récuse nullement. Il faut néanmoins dissiper des malentendus. Dans une acception devenue assez courante, la qualité d’humaniste est attribuée à des érudits de bonne compagnie, tous masculins, toujours capables de faire valoir un exemple du passé, une étymologie : chez Proust, ce sont deux personnages ridicules: le professeur Brichot, et le diplomate Norpois. L’humanisme, heureusement, n’est pas ce « vernis ». C’est l’attention prioritaire donnée à l’expérience humaine, dans sa diversité et ses contradictions. C’est le souci de trouver le sens de ce qui advient autour de nous. C’est la volonté de percevoir, sous le présent, une épaisseur historique, et de formuler un projet de vie, qui impliquera une politique.

 

Nous vivons dans un monde dont les pouvoirs de la science ont transformé l’aspect. Le travail scientifique a produit d’immenses pouvoirs. Mais ce que la science ne nous dit pas, c’est la règle morale que nous devons respecter pour l’acquérir, et celle que nous devons respecter dans l’emploi de ses ressources. Ce sont les conditions et les limites de cet emploi. Et ce qu’elle est également incapable nous dire, ce sont les impératifs moraux qui doivent être respectés quand on veut accéder au savoir exact. C’est trop cher le payer si nous y perdons notre âme, avertit le mythe faustien. Peut-être un chercheur, un savant nous le diront-t-ils à partir de leur conviction personnelle. Mais ce seront des personnes, des individus responsables, et non le savoir scientifique qui nous l’auront appris. La notion du prochain, par exemple, et l’impératif du respect d’autrui ne sont pas des produits de la science: celle-ci ne livre que des faits mesurés et vérifiés, d’où résultent des pouvoirs. Dès lors le respect d’autrui prend d’autant plus d’importance. Et il requiert d’autant plus de courage qu’il n’est garanti que par une conviction morale, indépendamment de toute preuve « objective».

 

En ce qui regarde les conditions morales à respecter dans l’acquisition du savoir, je crois pouvoir faire appel à une parole exemplaire, qui date de la fin du seizième siècle. Ce fut l’époque où les pratiques expérimentales commençaient à prévaloir dans les sciences de la nature. L’histoire est racontée par un humaniste, Marc-Antoine Muret, qui fut peut-être l’un des maîtres de Montaigne au Collège de Guyenne. Théodore de Bèze pensait de ses moeurs beaucoup de mal, non sans raison probablement. Il rapporte que, couché dans un lit d’hospice ou d’hôpital, il écoutait la conversation des médecins qui examinaient le malade couché dans le lit voisin. L’un d’entre eux déclare: «Faisons essai sur une âme vile « Faciamus experimentum in anima vili ». Entendant ces mots, Muret s’exclame : « Comme si elle était vile, cette âme pour laquelle le Christ n’a pas dédaigné de mourir ! » (Menagiana, éd. Amsterdam, 1694, p. 128-129). Cette protestation était dictée par la compassion, non par le savoir scientifique. La science elle-même n’a pas d’argument pour interdire l’abus de son pouvoir car ce n’est pas du savoir scientifique que nous tenons la connaissance de nos devoirs. J’ai cité cette scène telle que Diderot, cet incroyant, l’évoque à deux reprises. Le maître d’oeuvre de l’Encyclopédie pensait que l’absence d’égards humains n’est jamais justifiable, même si l’on prend pour but le progrès scientifique. Muret, qui ne fut pas lui-même un personnage exemplaire, puis Diderot qui le cite et l’admire, attestaient leur qualité d’humanistes en attribuant un rôle prioritaire à une exigence morale. Il n’est pas admissible de considérer une personne humaine comme un moyen : elle est une fin, dans son existence, dans sa singularité et sa différence reconnues. Nous comprenons mieux, dans la situation qui est la nôtre d’aujourd’hui, le sens de la parole de cet humaniste. Et je souhaite que ce soit là ce qui marque un accord entre ceux qui croient comme Muret que le Christ est mort pour tous les hommes, et ceux qui estiment que la terre, qu’elle ait été ou non le Paradis des Ecritures, est notre seul, notre unique Jardin

 

JEAN STAROBINSKI

 

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