I. Sur quelques écrivains
Cocteau
«Avant que je ne m’occupe plus précisément des deux livres, je voudrais vous parler de la première nouveauté littéraire de la saison théâtrale. Il s’agit de la pièce Les Chevaliers de la table ronde de Cocteau[1]. Sans aller jusqu’à dire qu’elle est typiquement standard de la production du pays, elle est néanmoins symptomatique de la hâte avec laquelle les voiles du cotre “Avant-garde” sont arisées pour tenter en vain d’éviter le naufrage sur les hauts-fonds de la platitude.
La fable de la pièce trouve son motif dans le cycle arthurien. La manière dont elle l’utilise rend évidente la décadence de Cocteau. Si sa version de la légende d’Œdipe – La Machine infernale[2] – renonçait à l’éclaircissement du mythe au profit d’un coup de théâtre éblouissant : la nuit de noce de Jocaste et Œdipe, ici, il ne parvient même pas à donner aux motifs de la légende arthurienne une fonction de repères. Les figures de la Table ronde sont reléguées au rang de commis qui l’assistent en appliquant les règles de l’illusionnisme. Les réquisits de cette magie de salon sont les suivants : des pièces d’échec, qui jouent leur propre partie ; une fleur magique, qui tient lieu de microphone ; et, surtout, un faux Graal, qui apparaît comme le corps astral du véritable au moment où Lancelot fait expier ce dernier. Le critique du Temps dit très joliment que la Table ronde, où 120 chevaliers prenaient place autour d’Arthur, est devenue le poncif d’un conventicule qui pratiquerait le spiritisme[3].
Le niveau des conflits qui émergent ne dépasse effectivement en rien celui habituel dans ce genre de société de gentilshommes. Au premier acte, Arthur nous est présenté comme un homosexuel qui a capitulé devant les attraits de son neveu. Mais, au troisième acte, l’attention du public est mobilisée par le conflit conjugal du roi découvrant que son épouse lui a été infidèle. Ce conflit se déroule dans une langue dont le fond véritable est de chercher à s’ennoblir, quitte à sonner faux, grâce aux accents inépuisables de l’artifice, à la manière de Henry Bataille[4] dont le succès date d’avant la guerre mondiale.
Il y a dans cette pièce quelqu’un qui comprend la langue des oiseaux. C’est à lui que Cocteau confie le coup de théâtre final. Le soleil du matin se lève, les oiseaux gazouillent. On les entend du parterre. Que gazouillent-ils ? “Pay-er, Pay-er”, c’est-à-dire payer, payer pour votre faute[5]. En ajoutant à cela le propos de Cocteau dans le livret, on sent la maladresse de l’affaire. « C’est un pur hasard théâtral si, dans les Chevaliers, ce qu’on est convenu d’appeler le bien a l’air de triompher de ce qu’on est convenu d’appeler le mal. Ces sortes de démonstrations relèvent à mes yeux de l’esthétique du moraliste, la pire que je sache[6]. » (Lettre 1 du 3 novembre 1937)
Denis de Rougement
«Le livre de Rougemont a eu beaucoup de succès. L’auteur est l’une de ces apparitions vacillantes qui, dans ce pays, s’efforcent de prendre la position politique de l’anima naturaliter christiana. Des figures comme celle-là n’ont ni le courage du paradoxe de Benda ni l’éducation scholastique de Maritain. Elles se regroupent autour de Mounier, dont la revue Esprit s’engage pour un personnalisme[7] chrétien. Le bénéfice que l’on tire des essais qui sont publiés dans Esprit est médiocre ; par contre, on y trouve parfois de très bons reportages[8]. Le meilleur aspect du livre de Rougemont se montre sous cet angle du reportage car il donne un aperçu de la vie de la Province française. L’auteur y a vécu un moment avec les moyens les plus limités et il la décrit avec une désillusion que l’on ne trouve pas dans ses raisonnements théoriques.
Son résumé : « N’habitez pas les villes bien sûr. Reste à savoir si la province est habitable dans l’état actuel des choses. »[9] (p. 232). L’expérience conduit l’auteur à reconnaître que seule la réduction de la différence entre la ville et la campagne pourrait en rendre les conditions plus supportables. Par ailleurs, il se contente d’effleurer les idées marxistes pour les confronter avec les siennes. Il le fait grâce à des argumentations qui, toujours alignées ad hominem, recourent souvent à une intonation édifiante. Parmi ces arguments, on trouve tout autant la diffamation habituelle de l’intellect – « la clarté lunaire de la raison »[10] (p. 212) – que la preuve des affinités originelles entre le fascisme et le communisme. L’ambivalence de l’auteur se manifeste drastiquement par ses commentaires sur les demandes sociales de rentes pour les personnes âgées. Il commence tout d’abord par ironiser sur cette question pour la reconnaître ensuite comme la base de l’anti-fascisme et la distinguer du culte que vouent les autres peuples à une jeunesse prête à se mettre en marche. Ainsi, il prononce le jugement de sa propre ironie.
Typique est le défaitisme qui conduit Rougemont à passer aux aveux : quoique dise l’écrivain, cela demeure en réalité sans effet sur le peuple. Soit dit en passant, il ne parvient jamais à sortir du concept de peuple. Politiquement, sa thèse ressemble comme deux gouttes d’eau à celle exposée par Giraudoux dans le cahier d’octobre de La NRF[11], certes de manière beaucoup plus brillante : « La littérature française, en effet, n’est pas une expression. Elle ne comporte aucun naturel, et le style français le plus naturel, mettons celui de Voltaire, est justement celui qui pousse notre esprit et notre langue à leur pire artifice, en leur refusant des excès… Il n’est d’écrivain naturel, en France, que les ignorants et les irresponsables, c’est-à-dire les rois, les ignorants et les fous. La littérature y est une liturgie, les écrivains y sont un séminaire, qui comporte une telle connivence que … la caste englobe dans son immunité et ses privilèges jusqu’aux auteurs des publications d’obscénité et de chantage. » (p. 538-539).
Le pittoresque de sa description de la province française (cf. le joli passage à propos des autocars p. 85[12]) correspond au besoin de Rougemont d’en assortir son programme politique privé, lui, d’attributs pittoresques. Un exemple en est donné dans son souhait d’une société future distribuant les richesses. De tels propos, adaptés au discours de l’intelligence petite bourgeoise, se situent autant dans le droit fil de l’argumentation primitive de l’auteur que dans la réticence du théoricien lucide à la société sans classe, dont la menace tient au fait qu’elle expose les gens à l’ennui (p. 249)[13]. Pour compléter la curiosité, je dois ajouter que Rougemont (p. 247)[14], dans ses explications à propos du métro, donne un pendant pour le passage correspondant de Calet.»
[1] Jean Cocteau (1889-1963) met en scène sa pièce en trois actes, Les Chevaliers de la Table ronde, au Théâtre de l’Œuvre à Paris, le 14 octobre 1937. Il avait déjà présenté sa tragédie en un acte, Œdipe-Roi, au Théâtre de la Société à Lille, le 3 juillet 1937, puis au Théâtre Antoine à Paris, le 13 juillet 1937.
[2] Jean Cocteau, La Machine infernale, Paris, Grasset, 1934. Cette pièce en quatre actes a été mise en scène par Louis Jouvet à la Comédie des Champs Elysées à Paris le 11 avril 1934.
[3] Walter Benjamin fait référence à la chronique théâtrale de Robert Kemp (1879-1959) dans Le Temps du 25 octobre 1937 (p. 2), où ce dernier écrit : « La table où s’asseyaient cent cinquante héros servirait à des expériences de spiritisme. »
[4] Henry Bataille (1872-1922) connaît un certain succès avec des pièces comme Maman Colibri (1904), La Marche nuptiale (1905), La Phalène (1913), représentées au Théâtre du Vaudeville à Paris, ou encore Le Scandale (1909) au Théâtre de la Renaissance et La Vierge folle (1910) au Théâtre des Mathurins.
[5] A la fin du troisième acte, le roi encourage le personnage de Ségramor à traduire ce que disent les oiseaux et c’est sur ces mots que tombe le rideau : « Ils disent ? – Ils disent : Paie, paie, paie, paie, paie, paie, paie. Il faut payer, payer, payer. Paie, paie, paie, paie, paie, paie, paie. Il faut payer, payer, payer. Paie, paie, paie… » Jean Cocteau, Les Chevaliers de la Table ronde, Paris, Gallimard, 1937, p. 215.
[6] Dans sa lettre, Benjamin traduit la citation en allemand. Nous donnons le texte original, p. 14.
[7] Terme désignant la philosophie développée par Mounnier dans les années trente refusant le libéralisme et le marxisme.
[8] Des fragments du Journal d’un intellectuel en chômage de Denis de Rougemont sont publiés dans le numéro n° 57, de juin 1937, de la revue Esprit, fondée en 1932 par Emmanuel Mounier (1905-1950).
[9] La citation exacte est : « “N’habitez pas les villes !”, bien sûr. Reste à savoir si la province est habitable, dans l’état actuel des choses. »
[10] Dans sa lettre, Benjamin donne en allemand une citation approximative du texte suivant : « Clair de lune, à minuit, après l’orage. Vocabulaire insuffisant pour décrire la joie naturelle. Souvent éprouvé. Les grands soulèvements de l’instinct vers la clarté, notre raison les repousse au lieu de les transfigurer. En présence de tout ce qui surgit formidablement à l’approche de la joie, elle se sent gênée, pauvre et maladroite, pareille à cette clarté lunaire incapable d’exalter ce qu’elle découvre sur la face immense de la terre. – Clartés rationnelles : empruntées à l’Astre invisible. » (p. 212)
[11] Jean Giraudoux, « À propos de Charles-Louis Philippe », La NRF, n° 289, octobre 1937, pp. 537-549. La citation complète est la suivante : « La littérature française, en effet, n’est pas une expression. Elle ne comporte aucun naturel, et le style français le plus naturel, mettons celui de Voltaire, est justement celui qui pousse notre esprit et notre langue à leur pire artifice, en leur refusant des excès, préciosité ou gongorisme, qui correspondent du moins à de vrais défauts ou qualités humaines. Alors que dans la plupart des autres civilisations tout ouvrier, tout paysan, tout forçat qui sait écrire, peut par cela même être écrivain, retrouve au-dessus de sa page sa tête d’épicier, de moissonneur ou de futur guillotiné, et que les diverses classes et corps de métier fournissent à la poésie comme à l’armée leur pourcentage, il n’est d’écrivain naturel, en France, que les ignorants et les irresponsables, c’est-à-dire les rois, les ignorants et les fous. La littérature y est une liturgie, les écrivains y sont un séminaire, qui comporte une telle cohésion et une telle connivence que, de même qu’en Chine les prêtres ont le monopole des lieux de plaisance et d’aisance qui entourent les églises, la caste englobe dans son immunité et ses privilèges jusqu’aux auteurs des publications d’obscénité et de chantage. » (pp. 538-539)
[12] « L’autocar modifie complètement le mode de contact entre le voyageur et la province. Naguère encore, quand on n’avait que les chemins de fer, tout convergeait vers Paris, non seulement du fait d’une organisation ferroviaire centralisée, mais encore sentimentalement. Le confort relatif des grandes lignes indiquait qu’on allait à Paris ou qu’on en venait. […] Et l’on ne voyait guère que des gares, ce qu’il y a de plus attristant dans chaque village. Aujourd’hui, les stations d’autocars sont sur la place principale. C’est de là qu’on part au milieu d’une grande affluence de badauds, c’est là qu’on arrive à grand son de trompe, c’est enfin ce que l’on voit le mieux de chaque pays. […] La ligne d’autocar fait partie du pays. Elle en épouse la géographie physique mais aussi humaine. Elle quitte à tout propos la route nationale pour des chemins secondaires ou des ruelles à peine plus large que la voiture. Mais aussi, elle tient compte des rythmes de la vie locale, du calendrier des marées, de l’heure matinale des foires, dans les districts ruraux, et ailleurs de l’entrée et de la sortie des usines et des écoles. » (pp. 85-86)
[13] « L’ennui dans le monde actuel, c’est un de ces derniers signes, une de ces dernières preuves concrètes de notre vocation spirituelle. Cet ennui qui envahit le monde moderne possède une signification métaphysique et religieuse infinie. C’est parce qu’il existe que nous savons encore que l’homme est né pour autre chose que ce bonheur. Qu’il est né pour un Bonheur que la nature ne lui enseigne pas, qu’elle attend au contraire de lui, dans cette « attente ardente » dont parle Saint Paul. L’ennui sera la condition des hommes qui auront tout sauf la chose nécessaire. Craignons qu’ils ne préfèrent un jour les grands malheurs à cette démission confortable ! » (p. 249)
[14] « Le métro considéré dans sa réalité sentimentale, sensuelle et sensible (ou sensorielle pendant que nous y sommes) est l’expression architecturale et mécanique de l’état de fièvre. C’est une divagation souterraine de lueurs et de visages superposés dans les vitres fuyantes, c’est un fracas rythmé qui rejoint parfois l’asymptote d’un silence mort – cette absence de musique quand le silence a été tué, absence qui se confond avec la présence d’un bruit universel ; c’est une lassitude douloureuse et bousculée au long d’un tunnel qui ressemble à la caverne de Platon : des ombres d’êtres y dansent sur les voûtes, et chacun s’y sent seul, tournant le dos au soleil toujours absent de l’imagerie des cauchemars. » (pp. 247-248)