I
Les mulets, Anna Maria ne les avait vus que bien après avoir entendu le bruit de leurs sabots sur le chemin, ce matin d’octobre où, très tôt, elle ramassait quelques châtaignes à la Rivöra avant que le village se réveille ; du vol, encore du vol, ronchonnait la Vittoria quand elle la voyait revenir, car à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit, elle la voyait revenir, depuis plus de trente ans elle la surveillait, comme l’œil de Dieu, Anna Maria, bougonnait l’ennemie, et cesse de dire que tu n’y étais pour rien dans cette histoire, les gens prétendent que tu as déjà payé, mais ce n’est pas assez, tu payeras plus encore. Devant venait une haute bête brune, d’aspect nerveux, au pelage lustré ; le corps du cavalier était masqué par un ample manteau d’où ne sortaient que les bras et, au-dessus, une tête maigre et chauve surmontée d’un tricorne. Derrière, une mule noire marchait au pas, menée par un petit homme replet dont le paletot jaune moutarde éclatait comme un fruit hors de saison dans la brume de ce début d’automne ; fixées au bât au moyen de plusieurs cordes tressées, deux grosses malles de voyage oscillaient au-dessus de l’animal à chacun de ses pas, il avançait avec peine, la charge devait être lourde. Anna Maria avait quitté le chemin dès qu’elle avait aperçu la caravane, elle s’était mise à l’écart sous un arbre et attendait que les voyageurs s’éloignent, étonnée que des gens arrivent à cette heure d’Italie, ils avaient dû partir de Re avant l’aube. L’homme était-il si pressé de gagner Locarno ? Il n’avait l’air ni d’un marchand, ni d’un notable, ni d’un poco di buono, mais allez vous fier aux apparences, Caterina aussi, on l’aurait sanctifiée sur-le-champ, tant son allure était modeste, et pourtant… Au souvenir mi-fâché mi-douloureux de sa belle-fille, Anna Maria leva son regard qui traversa la vallée pour s’arrêter, en face exactement, sur le village chapeauté par la montagne qui hurle, était-elle toujours là-bas, Caterina, avec sa mère et sa tante ? Pendant qu’elle songeait avec chagrin à la tresse châtain que le panétt noué sur la nuque ne retenait pas, car Caterina n’enroulait pas encore en un chignon en forme d’escargot, comme les vieilles, ses cheveux mordorés, les mulets avaient passé, la voie était de nouveau libre, et Anna Maria s’achemina vers sa maison, après avoir enfoui dans ses jupes les quelques châtaignes qu’elle avait réussi à trouver sous les premières feuilles mortes. Elle longea les murs de la Cà brüsada, l’ancienne habitation des cannobini dont seuls subsistaient des pans de paroi calcinés depuis qu’on l’avait réduite en fumée, Anna Maria préféra ne pas repenser aux rumeurs qui avaient couru à ce propos, encore une énigme dont elle remettait à d’autres la solution, ne jamais s’interroger plus qu’il n’était indispensable, à vrai dire c’était un penchant presque naturel chez elle, ti che ti pensi mai maal, lui disaient déjà, au faîte de l’adolescence, les trois ou quatre autres filles du village, qui hantaient, elles, les abords de l’église et de l’auberge, toujours à l’affût de ragots. Devant la Capèla di féman, Anna Maria s’arrêta en prenant soin de se détourner de la médiocre fresque de la Madone du Rosaire qui, à son habitude, la scrutait de derrière la grille d’un air où elle percevait un soupçon de persiflage ; elle détestait ces prunelles liquides, ce menton trop rond, cette coiffe argentée, et elle ne put s’empêcher de maudire mentalement le vieux bienfaiteur qui, avant de mourir, avait fait construire cette chapelle, en signe de dévotion, certes, mais surtout parce qu’il espérait que cette libéralité ferait barrage à l’oubli. La Capèla di féman interrompait le mur d’enceinte du jardin de la cure, qui était tristement désertée depuis le mois de juin, car don Remigio Manzini avait rendu l’âme et l’évêque n’était pas pressé de le remplacer, pour l’instant son confrère du village des riches, sur l’autre versant de la vallée, accourait par tous les temps, il était encore jeune, heureusement, et les longues marches ne l’effrayaient pas. Anna Maria crut entrevoir une main derrière une des fenêtres, ce qui la surprit ; elle attendit un moment, et tout à coup, l’homme chauve au tricorne apparut devant la maison. D’une voix saccadée, il parlait en italien à quelqu’un qu’elle ne voyait pas, mais dont elle supposa que c’était le monsieur accoutré bizarrement. Le nouveau curé et son serviteur ? Où avait-on été les chercher, ces deux-là ? On le saurait bien assez tôt, dans deux jours au plus tard, puisqu’on était vendredi ; Anna Maria reprit son chemin. Elle craignait d’arriver devant chez la Vittoria, car comme chaque fois, elle pouvait s’attendre à une bordée d’insultes, au pot de chambre vidé sur son passage, aux désagréments nouveaux que, après le fils, les petits-enfants, maintenant, inventaient pour elle, celle qu’on moquait en l’appelant la vedova nera, comme une araignée. Mais le petit s’était peut-être réveillé, il fallait se dépêcher, elle n’aimait pas qu’il trotte dans la cuisine en son absence, elle avait allumé la cheminée avant de sortir et elle se rappelait trop bien le corps carbonisé de la fillette des Maganzi, quelques années plus tôt, à peine si on devinait encore qu’elle avait été un être humain qui parlait déjà. La seule rue du village le traverse comme l’arête un poisson, d’un côté habitent ceux qui sont tournés vers le soleil, les potagers en terrasses et les vignes jusqu’en bas de la Pulèra, où est la source qui lèche ensuite les granges de Triës, de l’autre il y a les maisons donnant, à l’arrière, sur les prés humides et le bois qui descend abruptement vers la val Zutt dont on entend été comme hiver chantonner les eaux ; l’envers et l’endroit, la lumière et l’ombre qui se jouxtent, comme dans la vie, comme elle l’avait découvert chez lui, et pendant combien de temps n’avait-elle rien pressenti de ce que cachaient son rire sonore et sa bonhomie d’aubergiste ?
Grâce aux pidü dont les semelles en tissu lui permettaient de se déplacer en silence, et quoique l’âge l’ait rendue plus lente, Anna Maria était parvenue devant sa porte sans être vue de personne. Avant de pousser les battants, elle contempla la minuscule plaine où étaient découpés les champs des six familles de B., les cultures étaient délaissées, il ne restait que quelques choux dans un des enclos, sinon, des tiges cassées et desséchées recouvraient la terre jusqu’à la croix en granit qui depuis toujours, à l’est, marquait la limite entre l’univers des hommes et le règne des bêtes. Personne ne savait plus pourquoi ce monolithe mal taillé avait été planté là, ni par qui. Fleurie de lichens jaunes et verts, la pierre se dressait comme le rappel d’un pacte obscur auquel le sort du village était lié, bien que les termes en aient été perdus en l’espace de quelques générations. Au-delà de la croix, la pente douce des prés glissait jusqu’au Mött da la Cola, là où Pietro l’avait prise la première fois une après-midi de fin mai, près de cinquante ans plus tôt. C’est une colline toute proche, mais déjà hors de la portée des regards de qui que ce soit ; elle est couverte d’une herbe plus drue qu’alentour, si on en arrache une touffe on découvre un sol sablonneux rare par ici. Çà et là, on distingue dans le terrain des dépressions qui ressemblent à de vastes écuelles, le talus porte la trace des excavations que les habitants ont faites lorsqu’ils avaient besoin de sable ; Pietro l’avait renversée dans un de ces berceaux, elle n’avait pas opposé de résistance, dès qu’elle l’avait vu venir sur le chemin Anna Maria avait senti que quelque chose d’inconnu allait fondre sur elle et elle l’avait désiré, sans comprendre et sans savoir. Elle avait vingt ans alors, mais aujourd’hui encore il lui semblait entendre les cris d’un geai qui s’ébrouait dans les branches d’un sapin pendant que Pietro faisait sa besogne, pressé dans son excitation, attentif à elle cependant, elle se dirait toujours cela lorsqu’elle y repenserait plus tard, même aux heures les plus sombres qu’elle connaîtrait, elle aurait toujours cette certitude, il l’avait choisie, il l’avait choyée, et même, elle s’en souvenait, il avait paru ému lorsqu’il avait soulevé sa robe, alors qu’il avait toutes les femmes qu’il voulait, depuis qu’il était garçon forgeron à Minusio, il y avait peu de nuits où il ne rôdait pas en quête d’aventures, selon les dires de Cecchino Del Thé, qui servait chez le même patron et dormait à la même auberge que lui. Submergée par le plaisir, Anna Maria avait fermé les yeux, quand elle les avait rouverts, sa tête à lui reposait sur son sein, la petite boucle en or qu’il portait à l’oreille étincelait dans le soleil de printemps, et en la fixant de ses pupilles grises maintenant étrangement sereines, il lui avait donné son nouveau nom. Püpa, qu’il l’avait appelée ; et une autre vie avait commencé pour elle – pour le pire, mais comment aurait-elle pu s’en douter ? Secouant la tête, elle entra dans la maison.