Domaine français
Parution Août 2015
ISBN 978-2-88182-950-5
144 pages
Format: 140 x 210 mm
Disponible

Domaine français
Disponible

Daniel Maggetti

La Veuve à l’enfant

Domaine français
Parution Août 2015
ISBN 978-2-88182-950-5
144 pages
Format: 140 x 210 mm

Résumé

En plein XIXe siècle, don Tommaso Barbisio, un prêtre piémontais raffiné, tombe en disgrâce et est relégué dans la cure d’un village de Suisse italienne, au fond d’une vallée reculée. Il y prend pour servante Anna Maria, une veuve âgée qui vit seule avec un enfant, dont il découvrira progressivement le passé mystérieux.
Si don Tommaso est une figure entièrement fictive, Anna Maria a existé. Comme son mari, dont les méfaits sont à l’origine d’une légende racontée depuis des générations, elle est sortie d’un arbre généalogique aux branches aussi touffues que celles d’un coudrier jamais taillé, et ses différends avec sa belle-fille ont laissé des traces dans les archives de l’émigration tessinoise en Australie. À la frontière du récit historique et de l’invention romanesque, dans le bruissement de plusieurs langues qui s’entrechoquent, La Veuve à l’enfant met en scène deux personnages énigmatiques et intensément humains, dont la vie sera marquée par la rencontre de l’autre.

 

 

 

 

Auteur

Daniel Maggetti

Daniel Maggetti est né au Tessin en 1961. Il termine ses études de lettres à l’Université de Lausanne par une thèse de doctorat consacrée à L’invention de la littérature romande 1830-1910 (Payot, 1995). Directeur du Centre des littératures en Suisse romande (CLSR), il collabore à de nombreux projets d’édition critique de textes. Pour Zoé, il a notamment dirigé l’édition scientifique de Tout Catherine Colomb, codirigé avec Claire Jaquier celle des Œuvres complètes de Gustave Roud, et avec Stéphane Pétermann la Petite Bibliothèque ramuzienne.

Agenda

Dim. 13.10.2024 , 13h30

au festival LiteratureLenk

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Dans les médias

« (…) Un récit très vivant, où l’auteur mêle les mots italiens et tessinois au français avec une grande fluidité. Tous les personnages sont attachants. On s’immerge volontiers dans cette époque pas si reculée où la misère chassait les Tessinois de chez eux. Où les rancoeurs mijotaient, les coups du sort pleuvaient et les plus beaux sacrifices étaient ignorés. »

Geneviève Bridel, Quartier livres

« Au cœur des Cent Vallées, «pays d’infortune» dans le Tessin du XIXe siècle, deux êtres que tout sépare, relégués chacun aux marges de leur monde, vont oser faire un pacte silencieux, celui de la vie. Par-delà les a priori et les conventions. Don Tommaso Barbisio, prêtre italien, habitué aux raffinements des salons, se retrouve exilé dans ce hameau sombre après une affaire de mœurs. Anna Maria vient lui faire la cuisine et le ménage. Elle est veuve, elle parle peu. Le village bruisse des malédictions qui pèsent sur elle. Cette histoire de transformation intérieure, Daniel Maggetti la déroule avec une maîtrise superbe, maniant les couleurs qui tout à coup éclairent la «montagne qui hurle»; les langues, avec ce dialecte de la vallée qui s’invite au détour des ruelles; les rythmes des êtres et des saisons. Dans cet écrin, les émotions se déploient et impriment leur marque, forte, sur le lecteur. »

« (…) Le professeur d’université lausannois Daniel Maggetti connaît éminemment bien le Tessin, où il a grandi. Son court récit a des accents de roman-feuilleton du XIXe siècle : avec son lot d’enlèvements, d’assassinats et de disparitions. “Le scandale de la nature humaine” s’y exhibe sans fioriture, avec son intrication d’amour, d’avarice et de jalousie… Mais pourquoi publier aujourd’hui ce récit, apparemment très classique dans sa forme ? Pourquoi revenir sur l’histoire (vraie) d’Anna Maria, qui a inspiré une légende tessinoise et que l’auteur a entendue enfant ? Pour rappeler que le Tessin, s’il est devenu une terre d’immigration, était hier, tout comme la Suisse, une terre pauvre et rurale que l’on cherchait à quitter. Au XIXe, on “faisait la saison” en France, on “s’étouffait” en travaillant dans les industries allemandes ou italiennes, quand on ne migrait pas définitivement pour l’Australie. Une mise en perspective nécessaire et étonnamment contemporaine. » Julien Burri

« (…) Envoûtant, La Veuve à l’enfant tient de la tragédie. Dans un univers paysan soumis à une nature grandiose et souvent hostile, les destins individuels pèsent peu face au poids de la communauté et les malédictions traversent les âges. Anna Maria surgit comme une figure de l’innocence injustement punie, subtil écho à la sainte Agathe martyrisée représentée sur une fresque du XVe admirée par Don Tomaso et reproduite en couverture : “l’infâme”, la vedova nera n’était qu’une jeune femme confiante que son amour pour Pietro a rendue aveugle aux mensonges et à l’avidité de son entourage.

La prose de Daniel Maggetti est ample et rapide, ses phrases sinueuses se déploient en longs paragraphes, blocs parfaitement sculptés dont le rythme et la limpidité évoquent un torrent de montagne, comme s’il avait capté la voix de la vallée. Impression sensuelle accentuée encore par son usage de termes en italien et dialecte tessinois, langue de l’enfance, qui donnent à cette pulsation intime une résonance profonde. » Anne Pitteloud

« Daniel Maggetti raconte dans La veuve à l’enfant le curieux destin d’une vieille Tessinoise et d’un curé italien lettré exilé de l’autre côté de la frontière pour faute morale et professionnelle. Le choc des cultures transparaît dans le jeu entre la langue italienne et le dialecte, mais aussi la mention des vêtements de l’un ou de l’autre, ainsi que des goûts musicaux dont témoigne seul le prêtre piémontais. Nous sommes comme lui, soucieux de connaître l’obscur passé d’Anna Maria, dont le récit lacunaire entrelace de sombres destins tessinois au XIXe siècle. La vérité éclate enfin, par la bouche d’une autre femme, mais entachée de haine. L’espoir prend corps en la personne d’un jeune garçon élevé par Anna Maria. Soudain, au détour d’un pauvre chemin tessinois, et sous la plume élégante de Maggetti, le lecteur écrase une larme de surprise et d’émotion. »

«  (…) un roman âpre et dense, d’une beauté sévère (…) D’une écriture serrée, charriant des mots d’italien ou de dialecte tessinois, “ La veuve à l’enfant ” entrelace subtilement le roman familial et la chronique sociale. On se laisse porter par le mouvement du récit que rythment le passage des saisons et le calendrier liturgique, mais aussi la marche de l’histoire s’insinuant dans le petit monde des Centovalli. La modernité est là, qui frappe à la porte de cette société clanique. C’était un temps où les Tessinois rêvaient d’Australie et, parfois, plaquaient tout pour “ briser l’inéluctabilité d’un destin de culs-terreux ”. » Michel Audétat

« Daniel Maggetti perce le secret de la Vallée

A partir d’une histoire vraie, le romancier tessinois signe un roman aux allures de machinerie de haute précision. Mais les êtres y conservent tout leur mystère

Cela commence par des bruits de sabots de chevaux. Comme les trois coups au théâtre. Sur le chemin muletier où Anna Maria ramasse quelques châtaignes, elle entend venir au loin des cavaliers. Qui peut bien venir jusqu’ici, dans cette vallée encaissée, tout au bout des Centovalli, au Tessin, à deux doigts ou presque de la frontière italienne? Qui va venir bouleverser l’existence de cette femme âgée et silencieuse, qui porte un passé aussi présent que “la montagne qui hurle”?

Un charme opère pour le lecteur, dès cette scène d’ouverture de La Veuve à l’enfant, novella marquetée de Daniel Maggetti. Pourquoi ce charme est-il si puissant se demande-t-on en regardant le petit livre comme s’il s’agissait d’un objet mystérieux, d’une mécanique aux ressorts cachés?

Il y a le thème bien sûr: deux êtres que tout oppose s’apprivoisent lentement et se transforment au contact de l’autre. Le cavalier qui a surgi dans le village est un prêtre du Piémont, le teologo Barbisio. Altier, drapé dans un large manteau, couvert d’un tricorne, il a dû quitter la ville et la haute société pour rejoindre ce village perdu sous le coup d’une relégation. Une histoire coupable avec un jeune garçon. Des ors des salons aux cahutes noyées dans le brouillard, la chute est rude. Malgré les ragots qui circulent sur elle, Anna Maria va l’aider pour le ménage et les repas. Avec son petit- fils. Le huis clos se met en place. Les saisons passent, avec leurs lumières, leur lot de saints à célébrer. Lentement, le prêtre quitte sa superbe. Imperceptiblement, il s’acclimate. Mise en confiance, Anna Maria va alors raconter son histoire.

Le pouvoir du récit parcourt tout le livre. Par les mots, Anna Maria la recluse va parvenir à solder le passé. Jour après jour, elle dévide la pelote du drame qui a saccagé sa vie, l’a condamnée à subir la rage aveugle de sa voisine Vittoria et hypothéqué l’avenir de son petit-fils. Par son récit, Anna Maria accapare l’attention du teologo Barbisio, qui se met à faire des recherches dans les archives de la paroisse pour mieux comprendre le drame et les origines du petit garçon, si doux et dévoué à sa nonna.

Il y a aussi les phrases de Daniel Maggetti. Elles sont amples, elles embrassent large. Elles épousent les pensées des personnages, leurs souvenirs, la couleur du ciel, le cri omniprésent de la montagne, au passé, au présent. C’est un rythme. Au pas. On marche en lisant La Veuve à l’enfant, on crapahute sur les chemins pentus, au gré des pensées d’Anna Maria et du teologo. A la cadence du drame qui doucement se révèle. Avec les sons du dialecte tessinois qui surgissent dans le flux du récit.

Et petit à petit, on comprend d’où vient le charme du roman. Au-delà de la force des personnages et du drame qui s’est effectivement déroulé sur ce flanc de montagne, au-delà du style qui imbrique sentiments et couleurs dans une même pâte, comme brossée par un peintre, il y a une clé. C’est le décalage voulu, travaillé, entre la petitesse du village, le silence et la réclusion des vies, l’âpreté du roc, l’étroitesse des destins des femmes là-haut, tenues d’obéir aux décisions des hommes, c’est le décalage donc entre ce périmètre serré et le style justement, ces phrases qui, elles, déploient les émotions tues, les espoirs cachés, l’intensité des vies. Elles changent l’échelle.

La narration coule à la troisième personne et glisse tantôt du point de vue d’Anna Maria, tantôt du côté du prêtre Barbisio. Des monologues intérieurs, oui mais la troisième personne ici maintient en permanence le mystère des êtres ou ne le lève que par infimes touches. Et ces éclats scintillent comme des notes aiguës.

Ainsi des relations qui se nouent entre le prêtre et ses deux protégés, Anna Maria et Pierino. De sa volonté de les apprivoiser, de son assurance d’y parvenir. Y a-t-il une part de trouble chez lui face au garçon? La question traverse la page et reste en suspens. L’existence d’Anna Maria trouve son point d’orgue avec le séjour du prêtre. Celle de Barbisio prend aussi un nouveau tour. La façon dont ils se sont trouvés, la façon dont ils se quittent, tout le souffle du roman tourbillonne entre ces deux pôles. Comme le brouillard et les flocons de neige sur la montagne. “Qui hurle.” »

 

Lisbeth Koutchoumoff

«  (…) Daniel Maggetti déploie une belle langue ramuzienne pour dire les colères de la montagne et les odeurs de la végétation. Des bribes de latin liturgique, des mots d'italien et de patois, la poésie des noms de lieu aussi l'aident à suggérer le mélange des populations et des cultures dans des villages qui semblent coupés du monde, mais participent aux mutations du continent. La Veuve à l'enfant préserve des légendes héroïques qui risquent de se perdre tandis que la dureté de la vie ancienne cède la place à la violence actuelle d'émigrations différentes et de trafics bancaires. »

Michel Delon

« (…) Ce récit a des allures de fouilles archéologiques. Avec minutie, don Tommaso écoute, cherche, observe et se questionne. Par strates, au gré de courts chapitres qui nous font pénétrer toujours un peu plus profondément dans l'histoire de ce lieu et de ces gens, pour la plupart bien réels, l'auteur sonde avec lui le paysage, les registres, les souvenirs d'Anna Maria et des autres habitants de la paroisse. Sa langue a la goût de cette terre. Elle est rugueuse, âcre, émaillée de patois qui nous la rend plus étrangère encore, plus confite dans ses secrets.

Cependant, Daniel Maggetti ne nous parle pas seulement du Tessin. Cette histoire, ancrée dans un lieu pas si bien identifié que cela (le village s'appelle B.), pourrait se dérouler ailleurs, dans un autre temps. C'est celle, universelle, de la petite paysannerie enracinée sur une terre pauvre et de sa lutte pour sa survie – d'où les alliances et l'exil, d'où le brigandage aussi. On mesure la violence de ces situations et la fatalité du sort qui s'acharne. L'auteur en fait résonner l'écho sourd dans les non-dits et les haines recuites. Le silence est plein, à l'image de cette montagne qui hurle. (…) » Marianne Brun

Droits vendus

Arabe
Acquéreur Yola for Cultural Exchange
Année 2017

Géorgien
Acquéreur Ustari Publishing
Année 2016

Italien
Acquéreur Armando Dado Editore
Année 2015

Extrait

I

 

Les mulets, Anna Maria ne les avait vus que bien après avoir entendu le bruit de leurs sabots sur le chemin, ce matin d’octobre où, très tôt, elle ramassait quelques châtaignes à la Rivöra avant que le village se réveille ; du vol, encore du vol, ronchonnait la Vittoria quand elle la voyait revenir, car à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit, elle la voyait revenir, depuis plus de trente ans elle la surveillait, comme l’œil de Dieu, Anna Maria, bougonnait l’ennemie, et cesse de dire que tu n’y étais pour rien dans cette histoire, les gens prétendent que tu as déjà payé, mais ce n’est pas assez, tu payeras plus encore. Devant venait une haute bête brune, d’aspect nerveux, au pelage lustré ; le corps du cavalier était masqué par un ample manteau d’où ne sortaient que les bras et, au-dessus, une tête maigre et chauve surmontée d’un tricorne. Derrière, une mule noire marchait au pas, menée par un petit homme replet dont le paletot jaune moutarde éclatait comme un fruit hors de saison dans la brume de ce début d’automne ; fixées au bât au moyen de plusieurs cordes tressées, deux grosses malles de voyage oscillaient au-dessus de l’animal à chacun de ses pas, il avançait avec peine, la charge devait être lourde. Anna Maria avait quitté le chemin dès qu’elle avait aperçu la caravane, elle s’était mise à l’écart sous un arbre et attendait que les voyageurs s’éloignent, étonnée que des gens arrivent à cette heure d’Italie, ils avaient dû partir de Re avant l’aube. L’homme était-il si pressé de gagner Locarno ? Il n’avait l’air ni d’un marchand, ni d’un notable, ni d’un poco di buono, mais allez vous fier aux apparences, Caterina aussi, on l’aurait sanctifiée sur-le-champ, tant son allure était modeste, et pourtant… Au souvenir mi-fâché mi-douloureux de sa belle-fille, Anna Maria leva son regard qui traversa la vallée pour s’arrêter, en face exactement, sur le village chapeauté par la montagne qui hurle, était-elle toujours là-bas, Caterina, avec sa mère et sa tante ? Pendant qu’elle songeait avec chagrin à la tresse châtain que le panétt noué sur la nuque ne retenait pas, car Caterina n’enroulait pas encore en un chignon en forme d’escargot, comme les vieilles, ses cheveux mordorés, les mulets avaient passé, la voie était de nouveau libre, et Anna Maria s’achemina vers sa maison, après avoir enfoui dans ses jupes les quelques châtaignes qu’elle avait réussi à trouver sous les premières feuilles mortes. Elle longea les murs de la Cà brüsada, l’ancienne habitation des cannobini dont seuls subsistaient des pans de paroi calcinés depuis qu’on l’avait réduite en fumée, Anna Maria préféra ne pas repenser aux rumeurs qui avaient couru à ce propos, encore une énigme dont elle remettait à d’autres la solution, ne jamais s’interroger plus qu’il n’était indispensable, à vrai dire c’était un penchant presque naturel chez elle, ti che ti pensi mai maal, lui disaient déjà, au faîte de l’adolescence, les trois ou quatre autres filles du village, qui hantaient, elles, les abords de l’église et de l’auberge, toujours à l’affût de ragots. Devant la Capèla di féman, Anna Maria s’arrêta en prenant soin de se détourner de la médiocre fresque de la Madone du Rosaire qui, à son habitude, la scrutait de derrière la grille d’un air où elle percevait un soupçon de persiflage ; elle détestait ces prunelles liquides, ce menton trop rond, cette coiffe argentée, et elle ne put s’empêcher de maudire mentalement le vieux bienfaiteur qui, avant de mourir, avait fait construire cette chapelle, en signe de dévotion, certes, mais surtout parce qu’il espérait que cette libéralité ferait barrage à l’oubli. La Capèla di féman interrompait le mur d’enceinte du jardin de la cure, qui était tristement désertée depuis le mois de juin, car don Remigio Manzini avait rendu l’âme et l’évêque n’était pas pressé de le remplacer, pour l’instant son confrère du village des riches, sur l’autre versant de la vallée, accourait par tous les temps, il était encore jeune, heureusement, et les longues marches ne l’effrayaient pas. Anna Maria crut entrevoir une main derrière une des fenêtres, ce qui la surprit ; elle attendit un moment, et tout à coup, l’homme chauve au tricorne apparut devant la maison. D’une voix saccadée, il parlait en italien à quelqu’un qu’elle ne voyait pas, mais dont elle supposa que c’était le monsieur accoutré bizarrement. Le nouveau curé et son serviteur ? Où avait-on été les chercher, ces deux-là ? On le saurait bien assez tôt, dans deux jours au plus tard, puisqu’on était vendredi ; Anna Maria reprit son chemin. Elle craignait d’arriver devant chez la Vittoria, car comme chaque fois, elle pouvait s’attendre à une bordée d’insultes, au pot de chambre vidé sur son passage, aux désagréments nouveaux que, après le fils, les petits-enfants, maintenant, inventaient pour elle, celle qu’on moquait en l’appelant la vedova nera, comme une araignée. Mais le petit s’était peut-être réveillé, il fallait se dépêcher, elle n’aimait pas qu’il trotte dans la cuisine en son absence, elle avait allumé la cheminée avant de sortir et elle se rappelait trop bien le corps carbonisé de la fillette des Maganzi, quelques années plus tôt, à peine si on devinait encore qu’elle avait été un être humain qui parlait déjà. La seule rue du village le traverse comme l’arête un poisson, d’un côté habitent ceux qui sont tournés vers le soleil, les potagers en terrasses et les vignes jusqu’en bas de la Pulèra, où est la source qui lèche ensuite les granges de Triës, de l’autre il y a les maisons donnant, à l’arrière, sur les prés humides et le bois qui descend abruptement vers la val Zutt dont on entend été comme hiver chantonner les eaux ; l’envers et l’endroit, la lumière et l’ombre qui se jouxtent, comme dans la vie, comme elle l’avait découvert chez lui, et pendant combien de temps n’avait-elle rien pressenti de ce que cachaient son rire sonore et sa bonhomie d’aubergiste ?

Grâce aux pidü dont les semelles en tissu lui permettaient de se déplacer en silence, et quoique l’âge l’ait rendue plus lente, Anna Maria était parvenue devant sa porte sans être vue de personne. Avant de pousser les battants, elle contempla la minuscule plaine où étaient découpés les champs des six familles de B., les cultures étaient délaissées, il ne restait que quelques choux dans un des enclos, sinon, des tiges cassées et desséchées recouvraient la terre jusqu’à la croix en granit qui depuis toujours, à l’est, marquait la limite entre l’univers des hommes et le règne des bêtes. Personne ne savait plus pourquoi ce monolithe mal taillé avait été planté là, ni par qui. Fleurie de lichens jaunes et verts, la pierre se dressait comme le rappel d’un pacte obscur auquel le sort du village était lié, bien que les termes en aient été perdus en l’espace de quelques générations. Au-delà de la croix, la pente douce des prés glissait jusqu’au Mött da la Cola, là où Pietro l’avait prise la première fois une après-midi de fin mai, près de cinquante ans plus tôt. C’est une colline toute proche, mais déjà hors de la portée des regards de qui que ce soit ; elle est couverte d’une herbe plus drue qu’alentour, si on en arrache une touffe on découvre un sol sablonneux rare par ici. Çà et là, on distingue dans le terrain des dépressions qui ressemblent à de vastes écuelles, le talus porte la trace des excavations que les habitants ont faites lorsqu’ils avaient besoin de sable ; Pietro l’avait renversée dans un de ces berceaux, elle n’avait pas opposé de résistance, dès qu’elle l’avait vu venir sur le chemin Anna Maria avait senti que quelque chose d’inconnu allait fondre sur elle et elle l’avait désiré, sans comprendre et sans savoir. Elle avait vingt ans alors, mais aujourd’hui encore il lui semblait entendre les cris d’un geai qui s’ébrouait dans les branches d’un sapin pendant que Pietro faisait sa besogne, pressé dans son excitation, attentif à elle cependant, elle se dirait toujours cela lorsqu’elle y repenserait plus tard, même aux heures les plus sombres qu’elle connaîtrait, elle aurait toujours cette certitude, il l’avait choisie, il l’avait choyée, et même, elle s’en souvenait, il avait paru ému lorsqu’il avait soulevé sa robe, alors qu’il avait toutes les femmes qu’il voulait, depuis qu’il était garçon forgeron à Minusio, il y avait peu de nuits où il ne rôdait pas en quête d’aventures, selon les dires de Cecchino Del Thé, qui servait chez le même patron et dormait à la même auberge que lui. Submergée par le plaisir, Anna Maria avait fermé les yeux, quand elle les avait rouverts, sa tête à lui reposait sur son sein, la petite boucle en or qu’il portait à l’oreille étincelait dans le soleil de printemps, et en la fixant de ses pupilles grises maintenant étrangement sereines, il lui avait donné son nouveau nom. Püpa, qu’il l’avait appelée ; et une autre vie avait commencé pour elle – pour le pire, mais comment aurait-elle pu s’en douter ? Secouant la tête, elle entra dans la maison.

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