I
Il n’y avait pas de place pour les autres autour de Melanía, pour les autres femmes, s’entend, car les hommes, le pacte tacite qui la liait à eux pouvait prendre les formes les plus diverses et leur permettre, à elle comme à eux, de vivre côte à côte sans qu’il n’en résulte rien de pernicieux, bien au contraire, parfois. Mais avec les femmes, rien à faire, depuis qu’elle était petite fille elle se sentait soumise à une fatalité qui l’enveloppait à la manière des nuages sombres amassés à la Saint-Roch au-dessus des crêtes de Castéll, et les foudres qui sortaient de cette pelote couleur de nuit frappaient inexorablement les personnes de son sexe habitant sous le même toit qu’elle. Elle avait cinq ans et quelques mois quand sa mère, la Paola, avait passé en poussant des râles qui avaient épouvanté toute la maisonnée, elle venait d’avoir quarante-deux ans, la chaleur de juillet montait à l’assaut de la chambre où elle criait que Gesü Madona Sant’Ana elle ne voulait pas mourir. Jamais deux sans trois, avait soupiré Giovanni, le père, après qu’il lui avait fermé les yeux ; en mars, deux jours avant l’anniversaire de Melanía, c’est un des garçons qui était parti de consomption, Domenico, treize ans, et en juin, trois semaines avant la mère, on avait enterré le scuanin, Federico, qui était venu alors qu’on ne l’attendait pas, en septembre de l’année précédente. Melanía n’avait oublié ni l’étroit berceau en sapin placé à côté du lit des parents, ni la pâleur devenue définitive de la mère dont la décrépitude précoce avait éclaté tout à coup comme une châtaigne bourrée d’eau, ni les pleurs entrecoupés de quintes de toux que le bébé leur avait réservés pendant sa courte vie, il avait duré hors du ventre à peine plus qu’il avait vécu dedans, mais quel calvaire, tout de même, on en venait à penser qu’il valait mieux que cela ait enfin cessé. Fripés et tombants comme ceux d’une chèvre, les seins de la mère ne semblaient avoir donné à Federico que du séré translucide, non du lait, si on se fiait au teint blafard et aux membres de lapin rachitique du nourrisson qui avait fini par être remisé dans une caisse en mauvais bois fabriquée à la hâte par le père lui-même, on ne pouvait pas dépenser de l’argent pour ça, ironie du sort, l’enfant était mort le jour où on fêtait le saint auquel la mère devait son prénom, n’est-il pas bizarre, le cycle du monde ?
Ce n’est pas parce qu’il est bizarre qu’il faut forcément regarder en arrière et aller une fois encore débusquer une de ces vieilles bonnes femmes qui dorment dans les papiers de famille et que ce serait mieux pour tout le monde si elles y restaient bien au chaud pour toujours, raconter la vie de sa grand-mère, comme si on manquait de sujets d’urgence, mais non, on récidive, on frise même le procédé, Anna Maria par ci, Sciguleta par là, qui est-ce que ça intéresse, et la mienne, de grand-mère, elle n’a même pas de pèlerine noire sur les épaules. Melanía, toutefois, ce n’est pas de l’histoire, elle est si proche dans le temps qu’elle aurait pu être informée de ma naissance, n’étant morte que cinq mois auparavant ; pour éviter des critiques peu amènes, ma mère lui avait tu qu’elle était enceinte une huitième fois, d’autant plus que cette grossesse à la quarantaine largement entamée n’avait rien d’un titre de gloire, malgré quelques antécédents pas tous honteux dans les villages alentour. Après mes parents, mes aînés ont colporté à propos de Melanía une poignée d’anecdotes, comme l’histoire des quatre (ou cinq ?) chatons qu’elle avait décapités d’un coup de serpe, ou la recette des patati e pasta (je l’ai livrée ailleurs, ne nous y attardons pas), ou encore sa méthode pour tourner la polenta, ou la préférence pour une de mes sœurs qu’elle étalait sans vergogne, ou ses descentes à Locarno la hotte pleine de victuailles destinées à nos cousins. Elle n’en est pas moins insaisissable, l’inflexion de sa voix et sa présence ne me seront pas restituées. Les faits et gestes de cette étrangère dont une dizaine de photographies, tout au plus, montrent le visage, se perdent dans un brouillard qui s’épaissit plus encore lorsqu’on confronte la mémoire familiale et les documents d’état civil ; ainsi fallut-il que ce soit moi, à dix-huit ans, qui révèle à mon père que sa mère avait eu deux sœurs décédées à l’âge adulte, il n’en avait jamais entendu parler et marmonna que la grippe espagnole avait décimé des générations entières, mais comme je me rendis compte par la même occasion qu’il ignorait que ses parents étaient cousins germains, je n’insistai pas. Le souvenir de ma grand-mère est un tissu si troué que Melanía n’attendait que d’être inventée à partir des dates nues et des indications lapidaires des registres de la paroisse et de la commune ; j’ai répondu à l’appel, me suivrez-vous ?