APIN QUE TU ME GARDES…
Pages de journal, 1997
Ce bref récit d’à peine une page que j’ai crayonné hier, assez facilement, je dois le reconnaître, à l’intention de mes petits-enfants1: preuve que la cendre n’est pas morte? Pas encore complètement refroidie?
Je n’ai plus la force d’écrire. Suis fatigué de gratter encore et toujours du papier, de tourner continuellement des phrases, d’avoir à chercher et à choisir des mots. Les peser, les mirer… A quoi bon, d’ailleurs. Et, comme par un fait exprès, cette table si petite, où j’ai juste la place de poser mes deux coudes, et toujours encombrée: journaux et courrier, paires de chaussettes…
Surtout, plus l’envie, le goût. Nausée. Et plus aucune ambition, chez moi, cela depuis plusieurs années. Depuis quatre ans, bientôt.
C’est dommage, je suis d’accord. Pour moi et aussi pour les autres (quelques autres). Mon scalpel n’était certainement pas sans qualité, il s’était affiné avec les années. Un outil redoutable, à l’occasion (portrait du médecin «nazillon», dans mon dernier roman paru, il y a déjà sept ans).
D’ébéniste de la phrase, paraît-il, que j’étais, je suis devenu aujourd’hui un menuisier (charpentier?), encore estimable sans doute.
Adieu le style «incisif et concis» de Ft. Multa paucis: c’est bel et bien fini. Plus la patience, plus le courage. Evidemment, on me dira que d’autres écrivains ont passé par là. Mon style «fiévreux», a-t-on écrit. Plus de raison, rien. Plus la foi. Tous ces moignons de phrases et hoquètements, dans ce cahier…2 Suis trop malade. Mon crâne est réduit en compote par la faute des médicaments. La pesanteur de l’âge, aussi. Ces temps-ci, j’éprouve beaucoup de peine à rattraper les mots les plus simples et les plus concrets («rissole»…). Je ne suis plus capable de conduire correctement une phrase (sujet, verbe, complément). TOUT EST FINI.
La plupart des conjoints craquent et plaquent (Fr. L.). La mienne est restée et elle en est morte.
(«Le Maïs», début janvier 1997)
«Va avec la force que tu as.» Livre des Juges, sauf erreur.
[…] Me suis attelé à une autre liste, positive, ce n’est pas ma pente naturelle, où j’essaie d’énumérer, cette fois, quelques raisons que j’ai de tenir encore. Tu serais fière de moi, de mon courage retrouvé, même momentanément. De mon sursaut. Premièrement, le petit extrait promis à Y. V. pour sa revue; je me suis engagé… Lui et moi, liés à jamais par la chaîne du malheur.
Dans cette liste-là, il se trouve que ce sont toutes des raisons d’ordre plus ou moins littéraire… Auxquelles, hier soir, sont venus tout de même s’ajouter les noms de Daniel et Eisa, soit ceux de mes petits-enfants qui ont particulièrement besoin, en ce moment, de soutien et d’amour.
Les livres inconfortables de Ft. Même carrément déplaisants, aux yeux de beaucoup de gens. Ils ne risquent assurément pas de se retrouver un jour au catalogue des bibliothèques du Club Méditerranée.
J., rencontrée tout à l’heure vers l’étang: «Mais vous écrivez au moins encore pour vous?» […] B.-A. : un lieu où l’on se fait rarement du bien et toujours du mal. Dans ce bâtiment-ci l’air est irrespirable, au propre et (bien sûr) au figuré; B.-A. à la puissance 2.
Si tu savais, Daniel: mon cœur de grand-papa saigne.
(Mi-janvier 1997)