Dans la vallée de pierres de l’Afrique
Ici un excès de haine, là un excès d’admiration : ces deux sentiments se rapportent à la Légion étrangère, comme ils se rapportent à toutes les institutions qui se proposent de faire basculer le destin. Ce jeu avec le destin des individus lui donne certaines affinités avec l’Armée du Salut. Oui, sans vouloir paraître excessivement paradoxal : la Légion a plus d’une ressemblance avec cette taylorisation du divin. Je le sais bien, l’Armée du Salut est pacifique, nous la voyons d’ordinaire ainsi, bien que son étendard porte l’inscription Sang et Feu. Au sens figuré bien entendu. C’est pourtant avec le sang et le feu qu’elle tente de conquérir la terre du diable et de l’asservir au divin. Mais de la conquête de ces provinces spirituelles, elle tire l’argent pour de nouvelles campagnes.
Et sa méthode ? Elle tente de recruter les sans-espoir, de réconforter les désespérés, les terrassés, de les amener à recréer des valeurs, des valeurs purement matérielles qui reviennent à l’Armée du Salut. Elle donne au désespéré une impulsion inverse qui doit être suffisamment forte pour faire disparaître l’affliction profondément enracinée, la transformer en son contraire, elle tente de donner un but, un nouveau but, en vertu duquel la personne brisée peut à nouveau marcher droit et supporter la vie. Si l’Armée du Salut offre la certitude d’une nouvelle vie qui ne se réalisera pleinement qu’après la mort, dans les siècles des siècles, la Légion étrangère le fait également : elle promet une nouvelle vie sur cette terre, elle offre, ce que tant ont espéré en vain, un nouveau nom et, ainsi, une nouvelle personnalité. La contrée se situe loin des lieux où le désespéré, l’impatient, l’insatisfait a connu l’affliction. La Légion étrangère le soulage de toute responsabilité de soi et de sa vie. Elle lui donne des habits, de la nourriture, une solde. Elle n’exige rien d’autre de lui que ce qu’il donne bien volontiers : la libre détermination de soi. Et la croissance constante de la Légion étrangère montre bien qu’elle répond à un besoin de notre époque qui est toujours vif. Avant la guerre, elle se composait d’un régiment. En 1921, elle comptait déjà quatre régiments d’infanterie (répartis en Algérie, au Maroc et en Syrie) et un régiment de cavalerie à Tunis.
Je n’aimerais pas être soupçonné de faire de la propagande pour cette institution. Les livres tendancieux qui viennent de paraître sur le sujet m’ont énervé, c’est tout. C’est justement parce que les mauvais traitements des soldats y sont devenus rares que la réalité est beaucoup moins romantique que ce que veulent admettre bien des conteurs qui y sont partis pour connaître le grand frisson et qui, pour se rassurer, ont cru l’avoir trouvé. La réalité est bien moins romantique, vraiment, mais infiniment plus atroce psychiquement : bien sûr, chez nous aussi, on découvre l’ennui ; il n’est nulle part plus horrible que là-bas. Mais on ne peut guère rendre un pays tout entier responsable de l’existence de ce « démon ».
Sur le rempart à Strasbourg
Je m’étais fait enrôler au printemps 1921 à Strasbourg. En expliquer le pourquoi nous mènerait trop loin. Sans doute des circonstances extérieures, comme on dit, m’y avaient incité, mais c’était bien plus le climat général qui rendait un changement nécessaire. Dans cette période d’après-guerre, tout semblait engourdi, on avait l’impression de se heurter chaque jour à un mur de grisaille : aujourd’hui, on s’est habitué à cet état, alors qu’il paraissait encore assez nouveau à l’époque. Un autre aspect jouait peut-être aussi un rôle : j’avais honte vis-à-vis de tous les autres qui avaient vécu la guerre. Moi aussi, je voulais faire la dure expérience du « militarisme ». On avait été pacifiste pendant la guerre, du mieux qu’on pouvait alors l’être, on était encore trop inexpérimenté et on répétait avec crédulité les phrases qui ruisselaient de la bouche des anciens.
C’était très agréable dans la caserne à Strasbourg. Les soldats français, tous de jeunes gaillards qui n’avaient pas fait la guerre, nous admiraient un peu. Nous : c’est-à-dire quatre spartakistes allemands qui avaient fui avec peine en traversant la frontière, et Lerch, un opérateur radio autrichien qui s’était rendu à Kehl avec l’argent qui lui restait et espérait une carrière rapide dans la Légion. Elle lui a souri : après une année, il était déjà sergent en Syrie.
Nous sommes restés une semaine dans cette caserne. Il n’y avait pas de punaises, mais suffisamment de vin et peu de travail. On nous a ensuite conduits à Metz. En avril, les casemates y étaient froides et bondées, plus aucun lit de libre. Nous avons eu droit à des matelas sur le sol de pierre. Un adjudant et deux vieux caporaux de la Légion nous surveillaient. Ils avaient été envoyés de Bel-Abbès parce que les troupes françaises avaient maltraité les nouvelles recrues (presque toutes des Allemands). On nous a habillés et conduits à Marseille en trois jours de route, avec une escorte de six hommes (cette fois, l’artillerie de forteresse française avec revolver chargé). Là-bas, nous autres Strasbourgeois avons encore dû nous ennuyer comme des rats morts dans une caserne pendant huit jours avant de pouvoir enfin embarquer sur le Sidi Brahim.