Ces flâneries au bord de l’eau, comme il les eût aimées davantage si les brusques éclairs qui zigzaguaient dans les profondeurs ne le laissaient à chaque fois désarmé, un peu ridicule, sur la rive! Ses échecs, ses maladresses, l’humiliaient. Non, tu ne seras jamais pêcheur !… À quoi pensait-il cependant qu’une truite rôdait autour d’un effilochement de chair molle qu’il avait, à si grand-peine, accrochée vivante à l’hameçon? Les vibrations soudaines de la canne le rappelaient. Son être entier frémissait. Un éclair lui traversait le bras. Au bref consentement du jonc répondait, instinctive, la crispation sèche du coude. Trop tard. La ligne flexible se redressait. Le crochet métallique, dénudé, tremblait au-dessus des rides glauques. Quel rire secret fuyait, là-bas, dans les espaces liquides ? La baleine avait avalé sans accroc ce Jonas visqueux et le déglutissait. Philippe Thavernier, le peintre, ramenait à lui l’hameçon démuni.
— En fait, se disait-il, dans sa déconvenue, la chasse à la truite serait un divertissement exemplaire s’il n’y avait pas de truites. Elles sont trop intelligentes pour moi. Nous qui venons du Grand Poisson de la mer, nous n’avons su que dégénérer…
Il ne renonçait pas pour autant. Des roseaux qu’il écartait en regagnant le chemin d’herbe surélevé se dégageaient des odeurs qui le comblaient. Les froissements des hautes tiges répandaient des musiques. Les vagues qui effleuraient les feuillages retombés des saules pinçaient le silence d’un frémissant gargouillis. Les plaisirs de cette fête ressentis dans l’inconscience, mêlés au mouvement perpétuel des eaux paresseuses du canal, le dédommageaient.
Après le passage des requins dévorants, tout était à recommencer. Les lombrics du jardin qui s’empiffraient de terre humide dans la boîte de fer-blanc et rejetaient leurs tortillons l’écœuraient. Il prenait ses doigts en dégoût. Ce qui ne l’empêchait pas de se moquer de lui-même chaque fois qu’il devait tâter ces viandes visqueuses qui sentaient la pourriture. Il s’essuyait les mains dans les cressons frais.
Après la mort de Gisèle, son ami Sabey, le médecin, lui avait dit : — Mon cher, si tu veux t’en sortir, marche, promène-toi dans la campagne. Tu verras que tout s’y renouvelle chaque jour. Achète un fusil, chasse ! Ou une canne à pêche. Ce sont les plus vieux métiers du monde. Fourre tes pinceaux dans un tiroir. Laisse-les-y pendant six mois.
Philippe avait appris seul son métier. Il se contentait de longer les canaux de la plaine. — Le toubib a raison, ces vers poisseux m’empêchent de penser, me débarrassent de la métaphysique. Debout, immobile, la canne et le moulinet dans les mains, il oubliait jusqu’à son existence. Même le visage de Gisèle cédait la place à un chant d’oiseau jailli du fourré, au passage d’un triangle ailé dans le ciel, à la rumeur d’un train qui froisse l’air comme une déchirure de papier. Si tendre est le silence qu’un rien l’écorche, et les arbres des rives, renversés dans le miroir mouvant, vous font douter de la réalité pesante de la matière. — Ce que tu as peint, pauvre vieux ressasseur d’images, n’a pas plus de consistance que le nuage blanc qui dérive et s’effiloche à la cime retournée des aunes. Où est le ciel ? Où est la terre ? Et toi-même qui te vois la tête dans les profondeurs ?… La vie et la mort délirent dans la même incertitude.