Pour le déjeuner ? Soupe au lait aux organes génitaux. C’est du moins ce que prétendait M. Hügli. D’origine animale. Il les repêchait dans son assiette pour les disposer en compositions bizarres sur la table, s’attirant les foudres de Mme Grundbacher et de Mme Wyttenbach. – Sur la tablette de nuit ? Oui, tu as l’œil, cette photographie n’y était pas jusqu’ici. Hier aussi, elle a tout de suite frappé Lydia, l’aide-soignante, quand elle a fait irruption dans ma chambre avec son imperméable et de son parapluie, toute prête pour notre promenade, équipée contre n’importe quelle forme d’intempéries. Sans y être invitée, elle s’est emparée de la photographie pour l’examiner de plus près.
« Un couple si heureux ! » s’est-elle écriée, les pommettes luisantes. Ses yeux brillaient de joie à cette découverte. « Où a-t-elle été prise ? C’est votre femme ? On dirait deux stars de cinéma ! »
« Elle m’a appris à nager dans cet étang. » Je lui ai repris l’instantané. « C’est notre fils qui a pris la photo. Il avait dix ans à l’époque, peut-être onze. »
« Je n’ai pas voulu être indiscrète », a dit Lydia en guise d’excuse. « Mais je n’avais jamais remarqué cette photo chez vous, et dès je l’ai vue, posée là, eh bien, votre femme et vous avez l’air tellement… «
Sans finir sa phrase, elle a rapproché le tabouret, elle est venue s’asseoir près de moi à la fenêtre et elle a pris mes mains. Et sais-tu ce que j’ai senti? J’ai senti ta chaleur à toi, les mains de Lydia me rappelaient les tiennes, et je lui ai parlé de nous deux, de nos équipées téméraires et de nos périlleux exercices de natation. De notre promenade sous les arbres au bord de cet étang, nous avions marché assez loin pour échapper aux regards. L’étang était caché sous le couvert des arbres, le soleil était bas. Nous avions ôté nos habits, ne gardant que nos sous-vêtements, et nous étions entrés dans l’eau. Avec quelques épingles, tu avais relevé tes cheveux en chignon, notre fils chassait des grenouilles sur la rive pour récolter du poison pour ses flèches. Tu as traversé l’étang à la nage et tu m’as montré les mouvements à faire. De tes deux bras, tu m’as soutenu dans l’eau, et je me suis exercé à la noyade. Au bout d’un moment, j’avais compris le truc, et je parvenais à rester un demi-mètre à la surface avant de couler.
« L’essentiel, c’est de ne pas avoir peur », disais-tu.
Nous étions sortis de l’eau main dans la main, le soir tombait. C’est à cet instant que Markus a pris la photo.
Lydia, l’aide-soignante, a souri en m’écoutant raconter que nous nous étions écrit chaque jour pendant quatre ans – « Comment vas-tu ? Je vais bien », et tu écrivais en retour : « Cher fiancé, je vais bien, et grâce à toutes tes lettres, je sais que tu vas bien. Si tu m’écrivais une vraie lettre, pour changer ? »
Lydia a hoché la tête avec sympathie lorsque je lui ai parlé de ton admirateur du cours d’ornithologie et de la tempête qui avait alors éclaté en moi. Je lui ai raconté ma longue, mon interminable journée de mutisme, ce jour où tu m’avais frappé sur la bouche au parc Bonstetten. J’ai raconté comment, dans la force de l’âge d’homme, je m’étais transformé contre toute attente en un auxiliaire de ménage acceptable – et Lydia a paru aussi surprise que toi à l’époque. Une fois seulement, j’ai enfilé le sac de l’aspirateur à l’envers et toute la poussière s’est dispersée. Quant à la poignée cassée de la machine à laver, on avait pu la réparer avec une colle contact. J’ai remis la photo à sa place, Lydia m’a proposé d’aller prendre un café à la cafétéria et elle a jeté son parapluie dans un coin.
J’aime tant penser à toi, les souvenirs sont si nombreux. Je ne peux pas me souvenir d’une seule époque où tu n’aurais pas été une partie de moi. Et aujourd’hui – je ne te cherche pas au-dessus des nuages, je te cherche tout près de moi.
Bien sûr que je suis peu à l’aise dans ma chemise, penses-tu, du doigt sans cesse il me faut assouplir le col trop serré. Quelle sottise de s’habiller de la sorte par cette chaleur. Mais le nouveau civiliste m’attend derrière la porte et j’aimerais lui faire bonne impression : Lukas Zbinden, plein de savoir et de sincérité, qui ouvre son cœur à tous les esseulés et à tous les malheureux ; sans peur et sans reproche, il affronte ceux qui pratiquent l’injustice. J’espère que le civiliste pourra m’accompagner en ville pour un bout de chemin, ce serait mon plus grand désir. Et pour être franc, je serais même un peu vexé de le sentir impatient de me laisser à nouveau seul avec moi-même. C’est tellement merveilleux quand d’autres prennent plaisir à nous faire plaisir. Croise les doigts, Émilie.