Écrits d’ailleurs
Parution Juin 2013
ISBN 978288182895-9
288 pages
Format: 140x210
Disponible

Traduit de l'anglais (Jamaïque) par Christine Raguet

Lorna Goodison

Sous l’emprise de l’amour

Écrits d’ailleurs
Parution Juin 2013
ISBN 978288182895-9
288 pages
Format: 140x210

Traduit de l'anglais (Jamaïque) par Christine Raguet

Résumé

Les personnages de Lorna Goodison connaissent la douleur que suscite le fait de découvrir que vous n’êtes rien à cause de la couleur de votre peau. Mais on peut compter sur eux, ils tiennent le coup. Parce qu’ils demeurent parfaitement fatalistes, parce qu’ils ont une énergie vigoureuse ou parce qu’ils sont drôles. La femme Yankee qui « était aussi douce qu’une tarte aux cerises » puis traite son mari jamaïquain pire qu’un chien une fois mariée, les mères enfants, les grand-mères qui élèvent les petits loin de leur manman : tous participent d’un élan de liberté, grâce à la langue de l’auteur, rapide et vivante. L’oralité fait se déployer ces histoires d’amour en abordant le réel par tous les genres possibles, monologues, chants, contes, dialogues. Et la conclusion, universelle : on a tous besoin d’être aimés.

Autrice

Lorna Goodison

 

Née à Kingston en Jamaïque, Lorna Goodison est principalement connue en tant que poète. Si au départ elle se destinait à une carrière de peintre – elle a notamment étudié à la Art Students League de New York – elle avoue avoir toujours ressenti le besoin d’écrire. Elle dit d’ailleurs qu’un de ses objectifs est de parvenir à imprégner son écriture des techniques propre à la peinture. Après avoir finalement décidé de se consacrer à l’écriture, elle a travaillé dans la publicité et dans les relations publiques pour se financer. Elle a aussi enseigné à Jamaïca College, ainsi qu’à St. Andrew School. Lorna Goodison a publié ses premiers poèmes de manière anonyme dans le journal jamaïcain Gleaner, puis sous son propre nom dans le Jamaïca Journal. Elle est l’auteur de huit recueils de poésie, deux recueils de nouvelles et, en 2007, a publié Harvey River, mémoire où elle raconte l’histoire de sa famille. Professeur associée à l’Université du Michigan, elle travaille à la fois pour le département d’anglais et pour le « Center of African American Studies », et est également membre de la Commission Jamaïcaine de l’UNESCO. Elle vit désormais entre la Jamaïque, Toronto et Ann Arbor, Michigan.

Dans les médias

« Il y a un miracle Lorna Goodison. D'un seul coup de sa plume magique, la poétesse nous plonge dans l'intimité de Nathan qui revient au pays et retrouve son amoureuse d'antan, tellement plus désirable que sa femme irlandaise, de Lilla, mère des deux enfants d'Alphanso mais qui n'ose pas exiger qu'il l'épouse enfin, de Dottie, risée de la ville parce qu'elle vit avec un homme trop beau pour elle, ou de Shilling, l'adolescente si amoureuse d'un garçon qu'elle ne se rend pas compte qu'il la viole la première fois qu'il la touche (…)

La voix rugueuse, rythmée et vigoureuse des personnages doit tout au style éminemment poétique de Lorna Goodison. Ses phrases nerveuses et indolentes à la fois, fiévreuses et imagées, sont imprégnées du parfum des fleurs, des peaux moites et des nourritures épicées des Blue Mountains. Ce métissage entre la culture jamaïcaine et celle de l'ancien pays colonisateur, l'Angleterre, autant qu'avec le riche voisin américain, donne à ces pages un supplément d'âme. » Isabelle Falconnier

 

 

 

Les nouvelles de Lorna Goodison sont, comme les îles de la Caraïbe, balayées par tous les courants. S’y croisent le présent et le passé, Kingston et New York, Bob Marley et Patti Page. Dans ce recueil de vingt-deux nouvelles, traduites en français par Christine Raguet, la culture métissée de la Jamaïque, terre d’origine de l’auteur, devient la toile de fond pour des histoires d’amours contrariés, d’ambitions déçues, racontées par des voix qui vibrent avec les rythmes du parler local. Lorna Goodison, qui a grandi à la Jamaïque mais qui vit une partie du temps au Canada et enseigne à l’Université du Michigan, a publié onze recueils de poèmes. Elle appartient, comme Olive Senior et Jamaica Kincaid, à une génération de femmes caribéennes qui ont su traduire l’histoire de leurs pays respectifs dans le langage de la vie intime, des rituels du quotidien. Elle a publié en 2010 un livre consacré à la vie de sa mère jamaïquaine, From Harvey River. Ce recueil de nouvelles est le premier de ses livres à être traduit en français. 

La nouvelle, dans le monde anglo-saxon, et encore plus dans les îles de la Caraïbe, est un art oral, une mise en scène de la vie par la parole, un mélange de ragots et de poésie. Les personnages de Lorna Goodison parlent et pensent à travers ce langage créé et partagé par la communauté, même quand ils cherchent à s’en distancier. Telle cette femme dans « Couleur-voit-pas-soleil », qui se sent mal à l’aise dans une soirée organisée par des GLALPS, nom donné par un de ses amis à « ces ‘gens-là à la peau sauvée’.  De riches Jamaïquains à la peau claire qui vivaient dans des propriétés comme celle-ci…et qui devaient payer leurs employés le salaire minimum… ». Ou Albert, qui fuit la Jamaïque pour faire des études en Angleterre, poussé par le rêve de devenir ce que sa grand-mère appelle « un gros chap’ », mais qui est trahi à son retour par sa propre voix quand il s’emporte dans une confrontation avec la mère de l’enfant qu’il avait abandonné: « –Tu veux me ramener dans ta sale vie dépravée de ghetto ! » Dans les entrelacs de ces histoires, l’auteur capte des détails qui cristallisent les désirs des personnages. La femme de « Couleur-voit-pas-soleil » perçoit de la voiture de l’homme riche « un insecte d’un vert irisé, aux ailes de cellophane comme passepoilées de vert foncé, ce qui les faisait ressembler à des fenêtres. » Henry, le jeune vendeur de roses, est fasciné par une rose rouge : « La tige a l’air fine et elle est ce que sa grand-mère aurait appelé ‘étik’. Il lui reste quelques épines, comme si le diable l’avait mordue et y avait laissé quelques-unes de ses dents, mais la fleur, une fois qu’il a ôté les pétales du tour, qui ont la couleur du sang séché, a l’air parfaitement fraîche ». Ce sont ces perceptions fugaces qui font vaciller les histoires. La femme ne pourra pas partager sa vision avec l’homme riche, elle refusera son invitation à vivre chez lui ; le jeune garçon, par contre, « mâche et avale lentement la chair de la rose », comme s’il s’agissait d’une hostie capable de le sortir de la misère de la rue.

Si Goodison met en évidence les fissures de la société jamaïquaine, héritage d’un passé colonial, elle fait résonner en même temps une culture forgée par une mémoire collective et transmise par les anciens. La narratrice de « Miss Henry, Suliman Santer et moi » ne sait pas pourquoi la vieille Miss Henry vit dans une petite maison derrière l’école Chetolah Park « surnommé l’école parc-à-chier par les bons élèves de l’école All Saints ». Mais elle s’identifie avec le Chef Africain Suliman Santer qui a refusé de  « tenir palabre avec les représentants de sa majesté la reine Victoria », chef dont Miss Henry raconte la résistance en faisant « une démonstration de la façon dont Suliman fait tirer son gros fusil. Elle se baisse légèrement, plisse les yeux en étirant un bras vers l’avant pour représenter la gueule du fusil et effectue un mouvement de traction sous son coude avec l’index et le pouce de son autre main pour appuyer sur la détente de l’arme ».

En lisant les nouvelles de Lorna Goodison, on comprend pourquoi les femmes occupent dans la littérature caribéenne, comme dans la littérature afro-américaine, une place importante. Les noms d’écrivains comme Olive Senior, Edwidge Danticat, Michelle Cliff et Jamaica Kincaid sont maintenant bien connues. Ces femmes, comme Alice Walker et Toni Morrison aux Etat-Unis, ont su forger une langue capable de faire de leurs vies excentrées, marginales un univers vibrant et attractif. La voix des femmes, en particulier celle des grands-mères, qui véhiculent l’expérience du passé, qui la mettent en paroles, tout en acceptant les compromis imposés par le présent, résonnent souvent dans l’arrière-plan des nouvelles de Goodison. Ces femmes n’exploitent pas un exotisme nostalgique ; elles créent au contraire un langage qui porte les traces d’une culture jamaïquaine (la cuisine, les fleurs, la musique, la religion, les remèdes traditionnels), mais qui intègre des produits culturels venus surtout des Etats-Unis, comme les chansons country qu’écoute le frère d’Alphanso dans « Jamaica Hope ».

Dans sa traduction des nouvelles de Goodison, Christine Raguet transpose l’anglais jamaïquain, marqué par un vocabulaire et une syntaxe spécifique, en utilisant des traits caractéristiques du créole français, préservant ainsi le rythme oral de ces nouvelles remplies de musique, comme celle qui clôt le recueil, « Je m’en suis sortie », dans laquelle une chanteuse devenue une star prend le lecteur comme témoin, lui expliquant qu’elle a « une voix puissante » : « Vous savez, certaines personnes chantent une chanson de façon mesquine, elles en avalent une partie, se la garde pour elles, puis elle vous prêtent le reste ? Pas moi. Quand je chante, je donne tout. » Rien de mesquin dans l’art de Lorna Goodison, ni chez ses personnages, qui, à l’instar d’Angelita dans « Angelita et Golden Days », pensent « beaucoup en images ».

« […] On part souvent dans les récits de Lorna Goodison, pour Miami, New York ou Londres; pour étudier, s'enrichir, fuir la misère. Souvent aussi, on revient, qu'on ait réussi ou échoué. […]

Il est rare que Lorna Goodison observe les moeurs de la classe aisée ou alors, c'est pour les mettre en miroir des pauvres. Ses personnages doivent se battre pour survivre. les hommes pour arracher quelques sous à la terre, au patron ou à leur petit commerce. Les femmes pour que les hommes les épousent, ce qu'ils ne font que lorsqu'ils sont fatigués de la longue lutte qu'elles mènent pour les garder […].

Comme dans les nouvelles d'Olive Senior, Zigzag et Eclairs de chaleur (deux recueil parus également chez Zoé), les différences de classe, de couleur de peau, de statut social jouent un rôle important. Les deux femmes sont de la même génération, nées dans les années 1940; elles ont connu la fin de la colonisation, étudié en Angleterre, aux Etats-unis, elles enseignent à l'Université. Même si elles retournent régulièrement en Jamaïque, elles portent sur leur île un regard éloigné. Toutes deux sont des poétesses reconnues. leur langue est marqué par des tournures et un lexique créoles; elles ont d'ailleurs la même traductrice qui a su trouver une musique qui rend un son convaincant en français. L'univers de Lorna Goodison est plus urbain, tourné davantage vers les métropoles, moins marqué par le vaudou. Ses récits ont souvent pour cadre Kingston, ses rastas, ses délinquants, ses anciens révolutionnaires, aujourd'hui rangés ou marginalisés. […] Même si le tableau social est souvent sombre, il émane de ces récits une énergie et, souvent, un humour roboratifs. » Isabelle Rüf

« Les personnages de Lorna Goodison expérimentent toutes les attentes mises dans le couple, et ses apories. (…) ils ne cessent de faire valoir leur dignité à travers la vivacité de leur parole. » Florence Bouchy

 

Is this love? 

 

 

L'écriture de Lorna Goodison est de celle que l'on peut qualifier de magique. Ses origines jamaïcaines peuvent sans doute expliquer la forte dose de musicalité qui s'accorde avec des tonalités chaleureuses et colorées Avec Sous l'emprise de l'amour, elle nous propose un recueil de nouvelles pleines de vitalité et de poésie. Elle y décrit des situations banales de la vie quotidienne, dressant des portraits, surtout de femmes, mais qui se ressemblent toutes par leur même aspiration au bonheur. Mais cette aspiration est toujours amèrement déçue. Il est vrai que ce n'est pas spécifique à la Jamaique. Mais ces espoirs que toute relation amoureuse fait naître semblent y prendre une tout autre dimension qu'ailleurs. Et les déconvenues sont elles aussi démesurées. Lorna Goodison traduit avec une grande sensibilité tout l'impact douloureux de ces échecs amoureux qui en deviennent même pathétiques comme s'il y avait une injustice fondamentale à ce que ces femmes si sensibles et attachantes subissent tant de déboires venant aggraver pour elles la dure réalité sociale de l'île. La blessure amoureuse est effectivement complexe, mélange de colère, de  chagrin et d'humiliation. Quand Nathan revient au pays, il retrouve son ancienne camarade d'école qui fut son premier amour, à laquelle il avait promis le mariage. Mais il s'est marié en Angleterre et a le culot de lui proposer de devenir sa maîtresse « Elle va systématiquement effacer toute image, toute trace de Nathan ». Dottie croyait qu'elle allait rester « vieille fille ». Elle s'émerveille chaque jour de vivre avec Frenchie, « un si bel homme peut-être l'homme le plus beau de la Jamaique ». Alors elle gâte son Frenchie. Mais leur histoire va très mal se terminer et Dottie sera inconsolable. Une jeune fille réputée très sage tombe éperdument amoureuse d'un garçon qui abusera d'elle et la ridiculisera devant ses copains qui se moquent maintenant d'elle: « j'ai entendu dire que tu coûtes un shilling ». On l'a surnommée Shilling et elle se sent salie à jamais. Chacune des femmes décrites par Lorna Goodison a un sens très aigu de sa dignité et de sa fierté. Sylvie vient de la campagne. Elle vit avec Georges et elle attend un bébé. Georges est injustement arrêté par la police. Elle va à l'église, espérant un peu de soutien. Elle y entend un sermon incitant à s'aider soi-même avant de solliciter l'aide de Dieu. Elle pense à sa petite église de campagne. « Elle s'était éloignée d'un pas décidé de la charité accordée à contrecoeur ». Lorna Goodison tente de dépasser cette amertume. Quelques récits ont une orientation plus poétique, presque féerique, mettant en scène des enfants. Henry est un jeune garçon plutôt mélancolique. Il voudrait que tout ressemble aux roses qu'il vend, alors il en

avale une, en espérant qu'elle « soit en train de faire racine dans sa vie ». II y a aussi Rose, petite handicapée, « Rose la toc toc, lève ta robe ». Elle aime les animaux et semble les comprendre. Elle serait protégée par Saint François d'Assise.

« Tout le monde a commencé à faire grand cas de Rose et à lui apporter chiens et chats pour qu'elle les bénisse ». Si nous sommes constamment meurtris par cet écart entre nos rêves et la réalité, il faut peut-être aller au-delà, car le merveilleux est peut-être à notre portée. C'est ainsi que conclut la dernière nouvelle « Je m'en suis sortie ». Une célèbre chanteuse s'entretient avec une journaliste. Dans un rêve elle a vu « une voie se dégager au milieu des ordures » Elle parle aussi de Bob Marley et elle confie : « une nouvelle façon de chanter et d'être dans le monde que vous entendez et voyez en moi maintenant a tout simplement commencé à se déverser de moi comme une cascade ». 

Yves Le Gall

« (…) Au-delà de ce langage savoureux et imagé dont l'exotisme charme, de ces maximes ironiques, de ces ragots si joyeusement colportés, héritages d'une culture orale et d'une mémoire collective que rend fort bien la romancière jamaïquaine Lorna Goodison dans ses nouvelles, se dégage cependant la fresque sociale réaliste d'une Jamaïque fragile, blessée par un long passé colonial. (…) » Anne Mooser

« Lorsque l’on trouve enfin le temps d’ouvrir Sous l’emprise de l’amour de Lorna Goodison (Zoé, 288 pages), on peste d’abord. C’est la rentrée, il faut parler des livres sortant entre fin août et l’attribution du Prix Goncourt, l’habituel barnum médiatico-journalistique… Et puis on s’exclame : « Au diable ce carcan ! ». Sorti en juin, ce recueil de nouvelles d’une poétesse jamaïcaine née en 1947 est un ouvrage qu’on peine à lâcher et qu’on conservera précieusement dans sa bibliothèque.

Avec leur intimité respective, ces 22 fictions dressent le portrait de la Jamaïque urbaine, du Kingston d’aujourd’hui. Une mosaïque réaliste aux teintes sombres où les femmes font preuve d’un aplomb et d’une dignité qui parle au cœur et touche l’intelligence. Dans ce monde créole modeste, la parole (excellente traduction) refuse de se taire et les différences sociales, de couleur d’épiderme et de sexe sont le fil rouge de relations humaines le plus souvent marquées par l’échec. Ce titre enrichit considérablement la collection « écrits d’ailleurs », pourtant déjà bien fournie, des Editions Zoé. Une belle découverte autant qu’un vrai coup de cœur. » Thibaut Kaeser

« (…) Dans une langue teintée d’oralité, elle peint le quotidien de femmes aux prises avec la dure réalité sociale de leur île natale et confrontées à la douleur de blessures amoureuses. De cette écriture colorée et musicale surgissent de somptueux portraits de femmes luttant corps et âme pour retrouver leur dignité. »

« (…) Avec ces portraits, ces petits bonheurs et grands drames dont on ressort grandi, Lorna Goodison parvient à nous insuffler toute la noblesse d’esprit de ces héroïnes ordinaires. » Julia Beaumet

Extrait

 

Jamaica Hope

 

 

Frè’ Vaches, c’est ainsi que les gens appelaient T.P. Lecky parce qu’il était un très bon éleveur de bovins. Le frère des vaches avait fait des recherches scientifiques et croisé différentes races bovines pour arriver aux grandes championnes, les Jamaica Hope, qui étaient plus grandes que presque tous les hommes et plus grosses que la baignoire du gouverneur !

La première fois que Lilla vit Alphanso, il était en train d’admirer le troupeau de Jamaica Hope au salon de l’agriculture de Denbigh. Grand et mince, le teint cacao, il portait une salopette et une chemise blanche, un chapeau de paille comme un géreur. Il était là, debout, parfaitement immobile, à admirer les énormes taureaux roux, les bras croisés sur la poitrine et la tête inclinée sur le côté. Elle avait avancé jusque derrière lui et avait dit :

– Quel beau gros taureau !

– C’est comme ça qu’il faut que l’homme et le taureau restent. Attends, attends, souris encore et laisse-moi voir. Oh, tu es vraiment un sac de sirop miel, ma fille !

– Moi ? Qu’est-ce que tu veux dire là ? “un sac de sirop miel” ?

– Tu n’as jamais entendu le calypso de Mighty Sparrow, “bag a sugar” ? Une fille comme toi avec les dents de devant écartées est un sac de sirop miel.

Elle avait aimé la façon dont il l’avait regardée droit dans les yeux quand il avait dit cela ; et parce qu’il lui avait donné une raison de sourire, elle continua tout simplement de sourire quand il l’avait invitée à se promener sur tout le champ de foire du salon de l’agriculture pour voir le paysage de Denbigh avec lui. La semaine suivante, elle était allée s’inscrire au Club 4H de May Pen parce qu’il lui avait dit qu’il en était membre. Dans les cours d’économie domestique, elle avait appris la cuisine, la pâtisserie, la couture, à faire des gelées et des conserves ; elle finit par faire les meilleurs pickles de toute la paroisse de Clarendon.

Lilla se sert d’un canif pour sculpter d’artistiques petits poissons dans les christophines, les giraumons, les poivrons et les carottes, puis pour couper de fines bandes de peaux de concombres pour créer des algues. Les petits oignons entiers qu’elle fait tomber dans la saumure ressemblent à des coquillages lisses dans une mer de sel et de vinaigre, et les piments Habanero rouge et jaune ressemblent à du corail tropical. Les juges lui attribuent toujours le premier prix au salon annuel de l’agriculture.

C’est une des choses qu’elle fait pour gagner de l’argent : elle fait des pickles et elle les vend au supermarché, et elle fait du crochet, de la broderie, de la vannerie, toutes choses qu’elle a apprises après avoir rejoint le Club 4H ; là elle a engagé son honneur, son honnêteté, son habileté et son humanité non pas tant pour la construction de sa communauté que pour la construction d’une vie avec Alphanso.

 

 

 

Quand arrive la première semaine de juillet, il prépare sa boîte à outils de charpentier et parcourt à pied les huit kilomètres jusqu’au champ de foire de Denbigh. Il part vers les sept heures du matin. Quand Lilla ne le voit pas revenir vers onze heures, elle met son déjeuner dans une cantine émaillée à trois étages et marche jusqu’au champ de foire. À l’exception des grands flamboyants aux fleurs rouges – on aurait dit qu’ils buvaient la chaleur comme les autres plantes buvaient l’eau, ingurgitant la chaleur pour ensuite recracher des fleurs de feu – les autres arbres et fleurs le long de la route paraissaient écrasés, humiliés par le soleil. Elle est contente d’avoir pensé à mettre le chapeau de paille au fond entouré d’un ruban écossais. C’est elle qui avait fait ce chapeau pour le vendre à une femme qui faisait commerce d’objets en paille au marché d’Ocho Rios, mais elle l’aimait tellement qu’elle l’avait gardé. Le chapeau sied à son visage en forme de cœur, ses grands yeux marron et son petit nez droit. En arrivant à Denbigh, elle le trouve debout à côté d’un grand 4×4 sur les panneaux latéraux duquel est inscrit Ace Fertilizer. Une jeune femme à l’air tendu est assise sur le siège du passager, Lilla l’entend dire à Alphanso par la vitre ouverte du véhicule :

– Écoute, je ne suis pas le genre de femme à plaisanter. Quand je dis que je veux que les choses soient faites comme ça et pas autrement, je ne plaisante pas. Je veux que cette année, ce stand soit le plus beau de Denbigh.

Lilla voit sur le visage d’Alphanso qu’il n’écoute pas vraiment. Elle aurait pu dire à cette jeune femme que la seule chose qu’elle avait à faire c’était de fournir les matériaux, de laisser le plan du stand et qu’il ferait le travail comme il fallait. Cela faisait des années qu’il travaillait à Denbigh. La dernière semaine de juillet, il travaillait souvent jour et nuit à six ou sept différents stands à la fois, et il facturait toujours plus cher le travail de dernière minute.

Lorsqu’il lève les yeux et voit Lilla, il fait un signe de tête et lui adresse un petit sourire, elle lui fait son plus grand sourire. Il sait qu’elle lui a apporté son repas de légumes racines. Il faut à Alphanso des légumes racines tous les jours. De belles tranches d’igname et de bananes vertes bien cuites ; des chaussons à la pâte épaisse et élastique et du poisson ou de la viande, et pour faire passer le tout le jus dont elle a le secret, mélange d’oranges amères et de gros sirop.

– Bois-le avant que la glace fonde, lui dit-elle. Elle s’était arrêtée au portail, avait acheté un morceau de glace au marchand de sorbets et l’avait mis dans le pichet. Il prend sa boîte à outils et dit à la tyrannique femme de Kingston : « Je vous retrouverai ici à dix heures mercredi prochain quand vous allez apporter les matériaux. Maintenant, je vais manger mon déjeuner. »

La vitre teintée de la camionnette remonte au moment où Alphanso dit cela et la femme nerveuse disparaît de leur vue. Alphanso recule rapidement tandis que le moteur démarre et que la camionnette part à toute allure, faisant voler des nuages de poussière grise.

Lilla et Alphanso vont s’installer sous le grand gaïac du champ de foire de Denbigh. Il s’assied sur sa boîte à outils en bois et elle, debout derrière lui, regarde ses épaules se pencher en avant pendant qu’il mord dans la pâte des épais chaussons.

Elle voit pour la première fois que ses cheveux s’éclaircissent sur le dessus de son crâne. Ces derniers temps, quand il travaille dur et longtemps, elle doit lui préparer un thé de feuilles de corossol pour le faire dormir. Voilà dix ans qu’ils sont ensemble, ils ont deux enfants vivants et ont eu une petite fille qui est morte parce qu’elle avait un trou dans le cœur. Tout le monde s’accorde à dire que c’était un des plus jolis bébés qu’on ait jamais vus. Lilla a pleuré jour et nuit pendant des semaines après la mort du bébé, mais Alphanso n’a jamais pleuré. Même lorsqu’il a dû fabriquer le cercueil de son propre enfant, le soulever, mettre le cercueil et elle dans la tombe qu’il avait lui-même aidé à creuser sous le grand prunier de cythère dans la cour, il n’a jamais pleuré.

Alphanso, je crois que nous devrions nous marier. Ou, Alphanso, tu ne crois pas qu’il est temps que toi et moi on se marie maintenant ? Ou… Alphanso, tu ne crois pas qu’après tout ce qu’on a traversé toi et moi, on devrait se marier ?

Elle en est encore à essayer de décider quelle est la meilleure façon de dire ce qu’elle veut dire quand il finit de manger et se lève de sa boîte à outils et dit :

– Merci pour le déjeuner Lilla. À tout à l’heure.

Il marche en direction d’un autre groupe de gens de Kingston qui viennent d’arriver et sont là, sous le choc, à côté d’un stand qui était occupé par un fou depuis plusieurs mois. Il aurait besoin d’être presque entièrement reconstruit car les murs sont à présent noirs de peluches de suie à cause du feu qu’il faisait pour sa cuisine. Alphanso se ferait beaucoup d’argent avec ça.

Il ne rentra pas à la maison avant neuf heures ce soir-là.

– Qu’est-ce qui t’arrive Lilla ? Tu dors déjà ? Attention que tu es en train de devenir vieille avant l’heure, tu sais qu’un homme jeune comme moi ne doit pas avoir une vieille femme !

– Quel endroit de toi est jeune, Alphanso ?

– Tu veux que je te montre, hein ?

Plus tard, alors qu’ils sont tous les deux enlacés dans le lit double qu’il a fabriqué pour eux en mahot bois-bleu, elle pense que c’est un bon moment maintenant pour lui dire tout haut :

– Tu ne crois pas qu’il est temps de nous marier à présent ?

Il a répondu d’un fort ronflement.

Tandis qu’elle regarde les bêtes-à-feu qui sont entrées par la fenêtre ouverte dont les petites lumières luisent dans l’obscurité de leur chambre, elle pense que chaque année où il a travaillé à Denbigh, ils ont utilisé l’argent pour faire quelque chose de spécial. Au fil des années, ils avaient ajouté des pièces à la maison grâce à l’argent qu’il gagnait en construisant et en réparant des stands pour le salon annuel de l’agriculture qui a lieu pendant la première semaine d’août. Le reste de l’année, il faisait du travail ordinaire de menuiserie.

Au fil des années, ils ont ajouté des pièces à la maison grâce à l’argent de Denbigh. Désormais, elle a trois chambres, et ils ont modernisé la cuisine qui est passée du stade d’appentis dans la cour de derrière à ce qu’elle est aujourd’hui, une pièce à part entière de la maison. Devant, ils ont bâti une véranda et ont acheté une cuisinière à gaz à deux feux. Il y a trois ans, ils ont utilisé l’argent pour payer les factures médicales pour la petite fille. Cette année Alphanso veut acheter une vache Jamaica Hope. Elle veut qu’il utilise l’argent de Denbigh pour payer leur mariage.

Elle pense qu’Alphanso et elle n’allaient pas dormir ensemble la veille de leur mariage, à la saison fraîche, en décembre. Il irait chez son ami Tipper cette nuit-là, parce que si le futur marié voit sa promise dans sa robe de mariée avant l’église, ça porte malheur. Lilla se lèverait de bonne heure et couperait un citron en deux pour se nettoyer le visage, et chasser définitivement toute la malchance de sa vie passée. Le bébé mort, et tous les autres désordres et toutes les autres croix qu’elle a eu à porter. Après l’exfoliation au citron, elle prendrait un bain avec un savon parfumé à la rose. Elle sècherait son corps potelé avec une serviette neuve, mettrait du déodorant, et enduirait sa peau de nuages de talc. La première chose qu’elle enfilerait serait un slip bleu neuf, de la couleur du ciel du matin. Bleu comme une brassière de nourrisson, bleu comme la mère du matin qui a vu ses épreuves et a détaché un coin du ciel pour le coudre à une gaine qui l’aiderait à maintenir ferme la peau de son ventre distendu, pour ceindre ses reins dans la couleur d’un nouveau départ. Elle mettrait un soutien-gorge neuf, deux balconnets en matière extensible et en dentelle pour remonter sa poitrine, qui s’était affaissée de trois fois trois centimètres après les trois bébés, puis son collant très fin d’une nuance nommée cannelle, une combinaison blanche à l’ourlet bordé de larges bandes de dentelle en festons, des superpositions de dentelle, car les jeunes mariées ne portent jamais trop de dentelle. Puis elle s’assiérait devant la table de toilette qu’Alphanso avait réalisée dans du mahot bois-bleu tandis que sa sœur qui était coiffeuse s’occuperait de ses cheveux et de son maquillage.

Pas trop car Alphanso détestait le maquillage. « Des peintures de guerre », il appelait ça. Mais après tout, c’était le jour de son mariage, il lui faudrait poudrer son visage et mettre du rouge à lèvres, puis largement l’essuyer, de sorte que ses lèvres auraient l’air rose et pulpeuses, comme celles de la jeune fille dont Alphanso était tombé amoureux. Le sac de sirop miel qui finirait par mettre ses chaussures toutes neuves avant d’enfiler sa robe de mariée en satin et dentelle. Tout ce qu’elle portait serait neuf, hormis peut-être un vieux mouchoir de dentelle qui appartenait à sa grand-mère. Son frère viendrait à la maison prendre des photos d’elle pendant qu’elle se préparerait. Des photos d’elle, le sac de sirop miel, en train de se poudrer et de mettre du rouge à lèvres devant sa table de toilette.

La semaine précédant le mariage, elle nettoierait la maison de fond en comble et jetterait tout ce qui est trop vieux et piteux, puis elle ferait brûler quelques feuilles de romarin sur le dessus de la cuisinière de sorte que leur odeur vertueuse se répande dans leur petite maison et chasse les mauvais esprits qui y traînent. La veille, elle déplacerait le lit dans un autre endroit de la pièce, sortirait le matelas au soleil avant de refaire le lit avec des draps neufs impeccables.

Non, elle ne voulait pas d’un grand mariage comme sa tante qui s’était mariée à près de soixante ans, en longue robe blanche avec, flottant devant son visage mûri, un long voile, en dépit des sept enfants et des quinze petits enfants qu’elle avait. Mais Lilla veut fermement que ce jour-là soit vraiment spécial pour elle. Elle avait décidé qu’elle ne ferait pas sa robe elle-même, bien qu’elle sache coudre, mais qu’elle confierait cette tâche à Maud, qui tient une maison de couture au centre commercial de May Pen. Absolument personne n’était au courant, mais elle avait découpé un modèle qui lui plaisait dans le magazine Mariées et l’avait plié dans sa Bible au chapitre de Saint Matthieu où Jésus se rend aux noces de Cana et change l’eau en vin.

Elle ne savait pas encore trop si elle allait porter un voile court, un « voile mi-long », comme il était présenté dans la revue de mariage, ou une mantille, même si elle n’était pas vraiment catholique, mais peu importait, elle voulait avoir un bouquet, de jolies roses. Alphanso devrait demander à son tailleur de lui faire un costume neuf et les enfants auraient des vêtements et des chaussures neufs, la réception aurait lieu dans la maison de sept pièces de la mère de Lilla et il y aurait du cabri et du poulet au curry en quantité suffisante pour que tout le monde puisse manger jusqu’à plus faim.

Parce qu’elle faisait presque aussi bien les gâteaux que les pickles, Lilla ferait elle-même le gâteau et sa décoration. Ce serait un cake au fruit très riche, elle achèterait des raisins secs et des raisins de Corinthe, des pruneaux, des cerises confites et commencerait par les faire tremper dans un mélange de vin rouge et de rhum dès maintenant, car elle avait bien l’intention d’être Madame Alphanso Wills avant Noël.

Les désordres et les croix à porter à cause de Shirnetta étaient arrivés quelques mois après la mort du bébé. Elle avait demandé à Alphanso de s’expliquer quand les gens avaient commencé à lui raconter des choses. En tout cas, elle avait commencé à remarquer qu’il s’éloignait d’elle insensiblement. N’importe quelle femme sérieuse peut dire quand son mari commence à courir ailleurs.

Certains soirs, il rentrait à la maison et allait directement sous la douche où il passait vingt bonnes minutes à se laver au savon Lifebuoy avant de venir au lit. Puis il faisait semblant de s’endormir immédiatement, et comme il donnait de l’argent à Shirnetta, il lui arrivait de dire à Lilla qu’il était fauché quand elle lui demandait quelque chose. Mais il niait toujours quand elle lui posait des questions sur Shirnetta et lui. Sa sœur lui a dit :

– Aussi longtemps qu’il va te cacher les bêtises qu’il fait, ça veut dire qu’il te respecte encore. C’est s’il te regarde dans le mitan de tes yeux et te répond « Oui, eh ben quoi ? », c’est là que tu sais que c’est trop tard pour faire quoi que ce soit.

 

– Comment ça se fait que j’ai entendu dire que Shirnetta et toi vous faisiez des commissions ensemble, vendredi ?

– Je ne vois pas qui peut te dire quelque chose comme ça. Tu aimes beaucoup trop écouter les porteurs de cancans. En tous les cas, regarde là j’ai apporté quelque chose pour toi.

– Pourquoi ? Parce que ta conscience est en train de te battre ?

Il lui est parfois arrivé de penser d’aller foutre des coups à Shirnetta, mais Alphanso détestait les scandales. Elle savait qu’il ne manquerait pas de la quitter si elle allait faire une chose pareille. Elle décida de le quitter ce jour-là au marché, où sa mère lui avait fait remarquer à quel point elle avait triste allure parce qu’elle se faisait du souci à propos d’Alphanso.

– Lilla ? Mais Mondyé Synié, regarde-toi ! Lilla, est-ce que c’est vraiment toi ?

– Oui, manman. Je vais jusqu’à l’étal du boucher pour acheter du mouton pour le dîner d’Alphanso.

– Et tu es sortie de chez toi et venue jusqu’au marché avec ton ourlet de ta robe tout déchiré, dans une vieille robe toute délavée et froissée comme un ragoût d’épinards-pays ? Et tes cheveux comme un nid de poules-bois sous le vieux chapeau d’Alphanso ? Et qui m’a foutu ça que tu as les vieilles chaussures toutes défoncées d’Alphanso ? Quand je t’ai vue passer devant mon étal, j’ai dû regarder à deux reprises. J’ai dit à moi-même, le Bondieu voit et sait que cette personne ne peut pas être ma fille, pas cette débraillée à moitié folle !

 

– Alphanso, je te quitte.

– Tu quittes qui ?

– Toi. Va vivre avec cette Shirnetta marie-couche-toi-là. Tu ne vas pas m’écraser plus longtemps. Je prends mes deux enfants et je retourne chez ma manman.

 

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