Jamaica Hope
Frè’ Vaches, c’est ainsi que les gens appelaient T.P. Lecky parce qu’il était un très bon éleveur de bovins. Le frère des vaches avait fait des recherches scientifiques et croisé différentes races bovines pour arriver aux grandes championnes, les Jamaica Hope, qui étaient plus grandes que presque tous les hommes et plus grosses que la baignoire du gouverneur !
La première fois que Lilla vit Alphanso, il était en train d’admirer le troupeau de Jamaica Hope au salon de l’agriculture de Denbigh. Grand et mince, le teint cacao, il portait une salopette et une chemise blanche, un chapeau de paille comme un géreur. Il était là, debout, parfaitement immobile, à admirer les énormes taureaux roux, les bras croisés sur la poitrine et la tête inclinée sur le côté. Elle avait avancé jusque derrière lui et avait dit :
– Quel beau gros taureau !
– C’est comme ça qu’il faut que l’homme et le taureau restent. Attends, attends, souris encore et laisse-moi voir. Oh, tu es vraiment un sac de sirop miel, ma fille !
– Moi ? Qu’est-ce que tu veux dire là ? “un sac de sirop miel” ?
– Tu n’as jamais entendu le calypso de Mighty Sparrow, “bag a sugar” ? Une fille comme toi avec les dents de devant écartées est un sac de sirop miel.
Elle avait aimé la façon dont il l’avait regardée droit dans les yeux quand il avait dit cela ; et parce qu’il lui avait donné une raison de sourire, elle continua tout simplement de sourire quand il l’avait invitée à se promener sur tout le champ de foire du salon de l’agriculture pour voir le paysage de Denbigh avec lui. La semaine suivante, elle était allée s’inscrire au Club 4H de May Pen parce qu’il lui avait dit qu’il en était membre. Dans les cours d’économie domestique, elle avait appris la cuisine, la pâtisserie, la couture, à faire des gelées et des conserves ; elle finit par faire les meilleurs pickles de toute la paroisse de Clarendon.
Lilla se sert d’un canif pour sculpter d’artistiques petits poissons dans les christophines, les giraumons, les poivrons et les carottes, puis pour couper de fines bandes de peaux de concombres pour créer des algues. Les petits oignons entiers qu’elle fait tomber dans la saumure ressemblent à des coquillages lisses dans une mer de sel et de vinaigre, et les piments Habanero rouge et jaune ressemblent à du corail tropical. Les juges lui attribuent toujours le premier prix au salon annuel de l’agriculture.
C’est une des choses qu’elle fait pour gagner de l’argent : elle fait des pickles et elle les vend au supermarché, et elle fait du crochet, de la broderie, de la vannerie, toutes choses qu’elle a apprises après avoir rejoint le Club 4H ; là elle a engagé son honneur, son honnêteté, son habileté et son humanité non pas tant pour la construction de sa communauté que pour la construction d’une vie avec Alphanso.
Quand arrive la première semaine de juillet, il prépare sa boîte à outils de charpentier et parcourt à pied les huit kilomètres jusqu’au champ de foire de Denbigh. Il part vers les sept heures du matin. Quand Lilla ne le voit pas revenir vers onze heures, elle met son déjeuner dans une cantine émaillée à trois étages et marche jusqu’au champ de foire. À l’exception des grands flamboyants aux fleurs rouges – on aurait dit qu’ils buvaient la chaleur comme les autres plantes buvaient l’eau, ingurgitant la chaleur pour ensuite recracher des fleurs de feu – les autres arbres et fleurs le long de la route paraissaient écrasés, humiliés par le soleil. Elle est contente d’avoir pensé à mettre le chapeau de paille au fond entouré d’un ruban écossais. C’est elle qui avait fait ce chapeau pour le vendre à une femme qui faisait commerce d’objets en paille au marché d’Ocho Rios, mais elle l’aimait tellement qu’elle l’avait gardé. Le chapeau sied à son visage en forme de cœur, ses grands yeux marron et son petit nez droit. En arrivant à Denbigh, elle le trouve debout à côté d’un grand 4×4 sur les panneaux latéraux duquel est inscrit Ace Fertilizer. Une jeune femme à l’air tendu est assise sur le siège du passager, Lilla l’entend dire à Alphanso par la vitre ouverte du véhicule :
– Écoute, je ne suis pas le genre de femme à plaisanter. Quand je dis que je veux que les choses soient faites comme ça et pas autrement, je ne plaisante pas. Je veux que cette année, ce stand soit le plus beau de Denbigh.
Lilla voit sur le visage d’Alphanso qu’il n’écoute pas vraiment. Elle aurait pu dire à cette jeune femme que la seule chose qu’elle avait à faire c’était de fournir les matériaux, de laisser le plan du stand et qu’il ferait le travail comme il fallait. Cela faisait des années qu’il travaillait à Denbigh. La dernière semaine de juillet, il travaillait souvent jour et nuit à six ou sept différents stands à la fois, et il facturait toujours plus cher le travail de dernière minute.
Lorsqu’il lève les yeux et voit Lilla, il fait un signe de tête et lui adresse un petit sourire, elle lui fait son plus grand sourire. Il sait qu’elle lui a apporté son repas de légumes racines. Il faut à Alphanso des légumes racines tous les jours. De belles tranches d’igname et de bananes vertes bien cuites ; des chaussons à la pâte épaisse et élastique et du poisson ou de la viande, et pour faire passer le tout le jus dont elle a le secret, mélange d’oranges amères et de gros sirop.
– Bois-le avant que la glace fonde, lui dit-elle. Elle s’était arrêtée au portail, avait acheté un morceau de glace au marchand de sorbets et l’avait mis dans le pichet. Il prend sa boîte à outils et dit à la tyrannique femme de Kingston : « Je vous retrouverai ici à dix heures mercredi prochain quand vous allez apporter les matériaux. Maintenant, je vais manger mon déjeuner. »
La vitre teintée de la camionnette remonte au moment où Alphanso dit cela et la femme nerveuse disparaît de leur vue. Alphanso recule rapidement tandis que le moteur démarre et que la camionnette part à toute allure, faisant voler des nuages de poussière grise.
Lilla et Alphanso vont s’installer sous le grand gaïac du champ de foire de Denbigh. Il s’assied sur sa boîte à outils en bois et elle, debout derrière lui, regarde ses épaules se pencher en avant pendant qu’il mord dans la pâte des épais chaussons.
Elle voit pour la première fois que ses cheveux s’éclaircissent sur le dessus de son crâne. Ces derniers temps, quand il travaille dur et longtemps, elle doit lui préparer un thé de feuilles de corossol pour le faire dormir. Voilà dix ans qu’ils sont ensemble, ils ont deux enfants vivants et ont eu une petite fille qui est morte parce qu’elle avait un trou dans le cœur. Tout le monde s’accorde à dire que c’était un des plus jolis bébés qu’on ait jamais vus. Lilla a pleuré jour et nuit pendant des semaines après la mort du bébé, mais Alphanso n’a jamais pleuré. Même lorsqu’il a dû fabriquer le cercueil de son propre enfant, le soulever, mettre le cercueil et elle dans la tombe qu’il avait lui-même aidé à creuser sous le grand prunier de cythère dans la cour, il n’a jamais pleuré.
Alphanso, je crois que nous devrions nous marier. Ou, Alphanso, tu ne crois pas qu’il est temps que toi et moi on se marie maintenant ? Ou… Alphanso, tu ne crois pas qu’après tout ce qu’on a traversé toi et moi, on devrait se marier ?
Elle en est encore à essayer de décider quelle est la meilleure façon de dire ce qu’elle veut dire quand il finit de manger et se lève de sa boîte à outils et dit :
– Merci pour le déjeuner Lilla. À tout à l’heure.
Il marche en direction d’un autre groupe de gens de Kingston qui viennent d’arriver et sont là, sous le choc, à côté d’un stand qui était occupé par un fou depuis plusieurs mois. Il aurait besoin d’être presque entièrement reconstruit car les murs sont à présent noirs de peluches de suie à cause du feu qu’il faisait pour sa cuisine. Alphanso se ferait beaucoup d’argent avec ça.
Il ne rentra pas à la maison avant neuf heures ce soir-là.
– Qu’est-ce qui t’arrive Lilla ? Tu dors déjà ? Attention que tu es en train de devenir vieille avant l’heure, tu sais qu’un homme jeune comme moi ne doit pas avoir une vieille femme !
– Quel endroit de toi est jeune, Alphanso ?
– Tu veux que je te montre, hein ?
Plus tard, alors qu’ils sont tous les deux enlacés dans le lit double qu’il a fabriqué pour eux en mahot bois-bleu, elle pense que c’est un bon moment maintenant pour lui dire tout haut :
– Tu ne crois pas qu’il est temps de nous marier à présent ?
Il a répondu d’un fort ronflement.
Tandis qu’elle regarde les bêtes-à-feu qui sont entrées par la fenêtre ouverte dont les petites lumières luisent dans l’obscurité de leur chambre, elle pense que chaque année où il a travaillé à Denbigh, ils ont utilisé l’argent pour faire quelque chose de spécial. Au fil des années, ils avaient ajouté des pièces à la maison grâce à l’argent qu’il gagnait en construisant et en réparant des stands pour le salon annuel de l’agriculture qui a lieu pendant la première semaine d’août. Le reste de l’année, il faisait du travail ordinaire de menuiserie.
Au fil des années, ils ont ajouté des pièces à la maison grâce à l’argent de Denbigh. Désormais, elle a trois chambres, et ils ont modernisé la cuisine qui est passée du stade d’appentis dans la cour de derrière à ce qu’elle est aujourd’hui, une pièce à part entière de la maison. Devant, ils ont bâti une véranda et ont acheté une cuisinière à gaz à deux feux. Il y a trois ans, ils ont utilisé l’argent pour payer les factures médicales pour la petite fille. Cette année Alphanso veut acheter une vache Jamaica Hope. Elle veut qu’il utilise l’argent de Denbigh pour payer leur mariage.
Elle pense qu’Alphanso et elle n’allaient pas dormir ensemble la veille de leur mariage, à la saison fraîche, en décembre. Il irait chez son ami Tipper cette nuit-là, parce que si le futur marié voit sa promise dans sa robe de mariée avant l’église, ça porte malheur. Lilla se lèverait de bonne heure et couperait un citron en deux pour se nettoyer le visage, et chasser définitivement toute la malchance de sa vie passée. Le bébé mort, et tous les autres désordres et toutes les autres croix qu’elle a eu à porter. Après l’exfoliation au citron, elle prendrait un bain avec un savon parfumé à la rose. Elle sècherait son corps potelé avec une serviette neuve, mettrait du déodorant, et enduirait sa peau de nuages de talc. La première chose qu’elle enfilerait serait un slip bleu neuf, de la couleur du ciel du matin. Bleu comme une brassière de nourrisson, bleu comme la mère du matin qui a vu ses épreuves et a détaché un coin du ciel pour le coudre à une gaine qui l’aiderait à maintenir ferme la peau de son ventre distendu, pour ceindre ses reins dans la couleur d’un nouveau départ. Elle mettrait un soutien-gorge neuf, deux balconnets en matière extensible et en dentelle pour remonter sa poitrine, qui s’était affaissée de trois fois trois centimètres après les trois bébés, puis son collant très fin d’une nuance nommée cannelle, une combinaison blanche à l’ourlet bordé de larges bandes de dentelle en festons, des superpositions de dentelle, car les jeunes mariées ne portent jamais trop de dentelle. Puis elle s’assiérait devant la table de toilette qu’Alphanso avait réalisée dans du mahot bois-bleu tandis que sa sœur qui était coiffeuse s’occuperait de ses cheveux et de son maquillage.
Pas trop car Alphanso détestait le maquillage. « Des peintures de guerre », il appelait ça. Mais après tout, c’était le jour de son mariage, il lui faudrait poudrer son visage et mettre du rouge à lèvres, puis largement l’essuyer, de sorte que ses lèvres auraient l’air rose et pulpeuses, comme celles de la jeune fille dont Alphanso était tombé amoureux. Le sac de sirop miel qui finirait par mettre ses chaussures toutes neuves avant d’enfiler sa robe de mariée en satin et dentelle. Tout ce qu’elle portait serait neuf, hormis peut-être un vieux mouchoir de dentelle qui appartenait à sa grand-mère. Son frère viendrait à la maison prendre des photos d’elle pendant qu’elle se préparerait. Des photos d’elle, le sac de sirop miel, en train de se poudrer et de mettre du rouge à lèvres devant sa table de toilette.
La semaine précédant le mariage, elle nettoierait la maison de fond en comble et jetterait tout ce qui est trop vieux et piteux, puis elle ferait brûler quelques feuilles de romarin sur le dessus de la cuisinière de sorte que leur odeur vertueuse se répande dans leur petite maison et chasse les mauvais esprits qui y traînent. La veille, elle déplacerait le lit dans un autre endroit de la pièce, sortirait le matelas au soleil avant de refaire le lit avec des draps neufs impeccables.
Non, elle ne voulait pas d’un grand mariage comme sa tante qui s’était mariée à près de soixante ans, en longue robe blanche avec, flottant devant son visage mûri, un long voile, en dépit des sept enfants et des quinze petits enfants qu’elle avait. Mais Lilla veut fermement que ce jour-là soit vraiment spécial pour elle. Elle avait décidé qu’elle ne ferait pas sa robe elle-même, bien qu’elle sache coudre, mais qu’elle confierait cette tâche à Maud, qui tient une maison de couture au centre commercial de May Pen. Absolument personne n’était au courant, mais elle avait découpé un modèle qui lui plaisait dans le magazine Mariées et l’avait plié dans sa Bible au chapitre de Saint Matthieu où Jésus se rend aux noces de Cana et change l’eau en vin.
Elle ne savait pas encore trop si elle allait porter un voile court, un « voile mi-long », comme il était présenté dans la revue de mariage, ou une mantille, même si elle n’était pas vraiment catholique, mais peu importait, elle voulait avoir un bouquet, de jolies roses. Alphanso devrait demander à son tailleur de lui faire un costume neuf et les enfants auraient des vêtements et des chaussures neufs, la réception aurait lieu dans la maison de sept pièces de la mère de Lilla et il y aurait du cabri et du poulet au curry en quantité suffisante pour que tout le monde puisse manger jusqu’à plus faim.
Parce qu’elle faisait presque aussi bien les gâteaux que les pickles, Lilla ferait elle-même le gâteau et sa décoration. Ce serait un cake au fruit très riche, elle achèterait des raisins secs et des raisins de Corinthe, des pruneaux, des cerises confites et commencerait par les faire tremper dans un mélange de vin rouge et de rhum dès maintenant, car elle avait bien l’intention d’être Madame Alphanso Wills avant Noël.
Les désordres et les croix à porter à cause de Shirnetta étaient arrivés quelques mois après la mort du bébé. Elle avait demandé à Alphanso de s’expliquer quand les gens avaient commencé à lui raconter des choses. En tout cas, elle avait commencé à remarquer qu’il s’éloignait d’elle insensiblement. N’importe quelle femme sérieuse peut dire quand son mari commence à courir ailleurs.
Certains soirs, il rentrait à la maison et allait directement sous la douche où il passait vingt bonnes minutes à se laver au savon Lifebuoy avant de venir au lit. Puis il faisait semblant de s’endormir immédiatement, et comme il donnait de l’argent à Shirnetta, il lui arrivait de dire à Lilla qu’il était fauché quand elle lui demandait quelque chose. Mais il niait toujours quand elle lui posait des questions sur Shirnetta et lui. Sa sœur lui a dit :
– Aussi longtemps qu’il va te cacher les bêtises qu’il fait, ça veut dire qu’il te respecte encore. C’est s’il te regarde dans le mitan de tes yeux et te répond « Oui, eh ben quoi ? », c’est là que tu sais que c’est trop tard pour faire quoi que ce soit.
– Comment ça se fait que j’ai entendu dire que Shirnetta et toi vous faisiez des commissions ensemble, vendredi ?
– Je ne vois pas qui peut te dire quelque chose comme ça. Tu aimes beaucoup trop écouter les porteurs de cancans. En tous les cas, regarde là j’ai apporté quelque chose pour toi.
– Pourquoi ? Parce que ta conscience est en train de te battre ?
Il lui est parfois arrivé de penser d’aller foutre des coups à Shirnetta, mais Alphanso détestait les scandales. Elle savait qu’il ne manquerait pas de la quitter si elle allait faire une chose pareille. Elle décida de le quitter ce jour-là au marché, où sa mère lui avait fait remarquer à quel point elle avait triste allure parce qu’elle se faisait du souci à propos d’Alphanso.
– Lilla ? Mais Mondyé Synié, regarde-toi ! Lilla, est-ce que c’est vraiment toi ?
– Oui, manman. Je vais jusqu’à l’étal du boucher pour acheter du mouton pour le dîner d’Alphanso.
– Et tu es sortie de chez toi et venue jusqu’au marché avec ton ourlet de ta robe tout déchiré, dans une vieille robe toute délavée et froissée comme un ragoût d’épinards-pays ? Et tes cheveux comme un nid de poules-bois sous le vieux chapeau d’Alphanso ? Et qui m’a foutu ça que tu as les vieilles chaussures toutes défoncées d’Alphanso ? Quand je t’ai vue passer devant mon étal, j’ai dû regarder à deux reprises. J’ai dit à moi-même, le Bondieu voit et sait que cette personne ne peut pas être ma fille, pas cette débraillée à moitié folle !
– Alphanso, je te quitte.
– Tu quittes qui ?
– Toi. Va vivre avec cette Shirnetta marie-couche-toi-là. Tu ne vas pas m’écraser plus longtemps. Je prends mes deux enfants et je retourne chez ma manman.