Dans une maison rouge une femme découpe assemble épingle coud une robe de viande trois épingles entre ses lèvres. Elle surfile la viande crue prélevée dans de fines épaisseurs de bavette, steak, onglet, filet, elle découpe le surplus des emmanchures, le surplus de l’enco-lure, elle assemble les côtés du dos endroit contre endroit, et du devant, endroit contre endroit. Puis elle retourne avec précaution l’ensemble de la robe comme elle retournerait sur l’extérieur la peau de tout un corps. La robe de viande, amplitude d’une robe de soirée, donne corps à la chair. Le corps à la fois robe devient parure comesti-ble. Et périssable. À ton image.
La robe n’est pas à vendre. Elle s’expose dans le monde[i], Paris, Berlin… inaltérable, imputrescible, haute couture d’une pensée provocatrice et téméraire.
Ta mère aussi s’est toujours exprimée une épingle entre les dents. Trop parfaitement belle, penchée sur un mannequin de couture, elle drapait non pas des chairs, mais des tissus dont la seule évocation a peuplé ton enfance aux dents de lait de labiales dentales glottales fricatives et affriquées : organza, chintz, taffetas, mousseline, organdi, popeline… (les pieds de poule et le Prince de Galles suscitaient quant à eux des rêveries distinctes.) Si belle, l’espace lui était dû. Zurich, Paris, Berlin… Et l’admiration du père. Et celle de ses amants, réels ou imaginaires. Elle a préféré te mettre chez les sœurs.
Une pensionnaire, treize quatorze ans, est debout, une pause peut-être ou l’attente de la cloche du réfectoire, en uniforme bleu nylon, plantée devant les hautes armoires vitrées qui mènent à la chapelle, sa tignasse blonde frisée perchée sur des jambes d’adoles-cente, dans un rayon de soleil, en elle-même, ni triste ni joyeuse juste en elle-même, derrière elle dans les vitrines, alignés sur sept étages, les animaux empaillés pour les leçons de science, une rainette du lac, un canard bleu-vert, une mouette, un lièvre, poussière entre les animaux sur les animaux, vitrines qui ferment mal mais pas de clefs, la pension-naire qui pense peut-être à ses devoirs, au jour où elle pourra rentrer chez elle, à ce qu’il y aura pour le repas de midi, des épinards sûrement puisque le jardinier vient de tondre les pelouses – un on-dit qui se transmet de volée en volée – et toi, tu passes, ta salle de classe entre le chamois sur son socle et le chat sauvage ou est-ce une belette, les rayons de soleil dans la tignasse de la pensionnaire lui font une auréole comme à la sainte de la chapelle, tu passes dans tes pantoufles obligatoires, le linoléum aime les pantoufles, dans ton tablier obligatoire bleu, pensionnaire aussi, interdiction de s’asseoir sur les radiateurs du couloir même pour se chauffer le dos au soleil des vitres même pour contempler les animaux empaillés, la pensionnaire est toujours là debout, elle rayonne pour elle-même, tout appliquée qu’elle est à se ronger l’intérieur d’une lèvre, un index replié pour atteindre plus profond la chair non entamée là où un peu de muqueuse rose et lisse est restée intacte, tu la regardes faire, fascinée par cet être tout en absence en grand repas avec elle-même, en quête du bout de sa langue d’un reste insoupçonné, d’une couche épidermi-que qui se serait régénérée pendant la nuit et non encore explorée, tu as hâte d’essayer toi-même, juste pour voir, l’effet que ça fait et comment on fait, dans le long couloir, sous les yeux de verre des animaux, dans ton tablier à l’ourlet décousu, tu choisis au hasard un coin de ta bouche. Et tu y mords. Tu as quatorze ans. Depuis ce jour où par curiosité tu as voulu faire comme elle, tu n’as plus jamais cessé de te ronger la bouche.
Muqueuses, du latin mucus : mince couche de tissus constituée de cellules épithéliales et de tissu conjonctif sous-jacent. Tu manges l’intérieur de ta bouche quotidiennement, avec application. Tu te manges. En cachette. À la dérobée. Aux yeux de tous. Honteuse ou effrontée. Debout aux passages cloutés, au moment de prendre une décision, par ennui, par gourmandise. Un besoin indomptable qui te prend quotidiennement vers onze heures, l’heure qu’il devait être alors, l’heure du vampire. Et qui ne t’abandonne que lorsqu’il ne reste plus que des muqueuses irrégulières, acidulées, d’un rose labouré. Pas de quoi faire des réserves de hamster. Attendre que ça repousse. En une nuit si possible. Plus rentable que les ongles. Contrôler au matin, du bout de la langue, s’il y a matière à. Résister quelques heures, donner un délai supplémentaire à la repousse, promesse exquise de chair et vers onze heures, céder. Tu plies ton index pour mieux presser la joue contre tes dents, tu promènes la muqueuse d’une incisive à l’autre, tu reconnais d’anciennes cicatrices, des bourrelets de chair apprivoisés, tu y mords, en connaissance de cause, reconnaissante.
Tu as lu que dans sa vie, une personne peut manger, en se rongeant les ongles, l’équivalent de deux ou trois fois sa propre person-ne… Combien de fois t’es-tu déjà dévorée toi-même ? Combien de fois vas-tu te dévorer encore ? Bien sûr il y a les rémissions, gagnées de haute lutte, le temps que ta bouche redevienne lisse comme au jour de sa naissance, rose transparent, sexuelle. Onze heures, le soleil dans tes cheveux, sans méfiance. Tu ronges à nouveau ta bouche, ta bouche, ta bouche. Et tu te demandes ce qu’elle est devenue, la pensionnaire, si elle aussi s’est mangée plusieurs fois elle-même. Les éducatrices du pensionnat catholique te, vous, font la leçon. Vous êtes de plus en plus nombreuses à succomber au vice, il se propage, vous vous mangez en attendant la distribution du courrier, en faisant la queue à la commu-nion : « Mesdemoiselles, le christianisme réprouve l’anthropophagie car la chair, à l’image de Dieu, est sacrée. » Sûrement que les sœurs ursuli-nes avaient mis à l’index le délicieux ‘Dictionnaire du diable’ d’Ambro-se Gwinnett Bierce et sa définition[ii], malicieusement ironique et d’une extrême dérision, du cannibale :
Cannibale : Gastronome de l’ancienne mode
qui reste attaché aux saveurs simples et qui
milite pour l’alimentation naturelle pré-porcine.
Tu la reconnaîtrais, aujourd’hui encore, cette pensionnaire modèle, comme tu reconnais sur le champ toutes celles qui (jusqu’ici des femmes uniquement), comment se nomme ce tic, ce toc, qui comme toi doivent impérativement céder à ce rituel. Tu les observes à la dérobée dans les transports publics lieu de prédilection pour con-sommer sa viande crue, protéines journalières, elles interrompent leur mastication, remettent leur bouche à l’horizontale, mouvement des lèvres, coquetterie feinte, et dès que, magnanime, pour ne pas les priver trop longtemps de leur besoin tu détournes la tête, elles se remettent avec une double assiduité à la tâche. Elles reprennent leur manducation d’elles-mêmes (leurs appels au secours pour guérir de cette manie automutilatrice sont restés vains).
[i] Tous cannibales, ‘La robe de viande’ de Jana Sterbak, Exposition, La maison rouge, Paris 2011
[ii] Ambrose Bierce, Le Dictionnaire du Diable, Rivages poche, 1989