Chaque année, plusieurs milliers de manuscrits – la plupart, des romans – passent entre les mains de comités de lecture de maisons d’édition. Ces comités sont sérieux, curieux, attentifs. Ils cherchent avec patience et détermination les romans qu’ils pourront inscrire à leur prochaine rentrée littéraire. Résultat : à 99,9% ces milliers de manuscrits seront refusés, le plus souvent sans avoir été lus intégralement.
Leurs auteurs se plaindront, par courrier ou par téléphone, et feront inlassablement les mêmes remarques : « Je ne comprends pas. C’est parce que je n’ai pas de relation dans le milieu. Pourtant, les gens qui ont lu mon texte l’ont trouvé remarquable. Que dois-je faire?» L’apprenti auteur qui se lamente ainsi et s’en prend au système ignore une chose : le lecteur qui a lu des centaines de manuscrits sait précisément ce qu’il cherche et se fait très vite une idée du texte qu’il a entre les mains. Non qu’il soit génial, mais les erreurs commises par un débutant sont suffisamment communes pour être vite détectées par un oeil averti. Le lecteur est d’autant plus sélectif que les manuscrits publiables sont en réalité, et paradoxalement, nombreux. Plus de 8000 romans sont publiés chaque année en France, plus de 7000 en Espagne et plus de 12 000 en Allemagne1. C’est énorme.
«Pourquoi mon manuscrit a-t-il été refusé ? » Cette question restera probablement sans réponse, car rares sont les éditeurs qui motivent leur refus. L’idéal voudrait qu’ils adressent un courrier explicatif à l’auteur, dans lequel ils lui expliqueraient ses erreurs et, par là même, lui permettraient de s’améliorer. Ce n’est pas le cas ; l’éditeur y passerait ses journées et une bonne partie de son budget. Donc il envoie une lettre type, qui dit à peu près ceci : «Malgré les qualités indéniables de votre texte, nous avons le regret de vous informer que celui-ci n’entre pas dans le cadre de notre ligne éditoriale. » Et l’auteur d’éprouver un sentiment de profonde injustice. Pourquoi son texte ne trouve-t-il pas preneur alors que ses proches sont unanimes et que sont publiés par ailleurs tant de romans médiocres ? Car des romans publiés médiocres, il y en a !
Et si la réponse était plus simple qu’il n’y paraît ? Les réseaux existent, et il serait malhonnête de nier le nombre de publications qui leur sont dues. Mais il est également vrai que ces réseaux savent se montrer implacables, y compris à l’égard de leurs membres. Il n’est pas rare de voir des auteurs déjà publiés dans de prestigieuses maisons d’édition se retrouver soudain en rade.
La raison pourrait être ailleurs : entre un roman médiocre, mais qui fonctionne, et un autre potentiellement bon, mais qui ne fonctionne pas, il y a un fossé. Le mot-clé est lâché : « fonctionne ». Le roman a un mécanisme interne qui lui est propre. C’est une vérité première que l’apprenti romancier devrait toujours avoir à l’esprit lorsqu’il se lance dans l’écriture. Qu’un roman fonctionne n’est pas un gage de qualité, mais c’est une condition essentielle de son existence. Pour exister, le roman génial, comme le roman de gare, doit d’abord et avant tout fonctionner. Un roman Harlequin est techniquement incritiquable, d’où son immense succès. Il est lisible, cohérent et tient ses promesses d’un bout à l’autre. On peut le mépriser pour la faiblesse de son propos, le manque de profondeur de ses personnages, les clichés qu’il véhicule, son écriture pauvre, il n’empêche qu’il fonctionne. À l’inverse, bon nombre de manuscrits soumis aux éditeurs sont bien écrits, font preuve d’esprit et d’intelligence, montrent une certaine culture, voire de l’érudition, et pourtant, ils ne fonctionnent pas.
Ce constat en affligera plus d’un. Reste qu’il serait vain de se lancer dans une entreprise romanesque sans avoir pris la peine de fouiller les entrailles d’un roman,sans en avoir compris la mécanique interne. Malheureusement,celle-ci ne relève d’aucun mode d’emploi. Le roman se décline en une immense variété de modes, lesquels ne correspondent pas aux genres, qui peuvent se combiner à l’infini. Il n’existe pas de mode de fonctionnement propre au roman policier, ou au roman historique, ou encore à l’autofiction. Chacun de ces genres, policier, historique ou autofiction, peut adopter tour à tour plusieurs modes. Plus l’agencement de départ sera complexe, plus les pièges structurels seront nombreux.
Une fois encore, la qualité strictement littéraire du roman ne dépendra pas des choix techniques adoptés. Elle se situe sur un autre plan et ne peut s’acquérir ni en atelier d’écriture ni à l’université. Elle relève du talent plus que de la technique.
Dans un premier temps, il est important de comprendre qu’avant de dessiner les détails d’un portrait, il faut lui donner un cadre, certes grossier au départ, mais juste dans ses proportions, dans ses perspectives, sans quoi la qualité du détail ne sera rien. C’est exactement l’inverse du procédé adopté par la plupart des débutants. Ceux-là se lancent tête baissée, persuadés d’avoir une bonne idée, habités par l’excitation de la développer au fil des pages ; ce faisant, ils négligent la vue d’ensemble, la cohérence du projet de départ, le point de vue ; ils voient le roman comme un vaste espace de liberté où tout est permis et dans lequel ils sont maîtres.
La liberté romanesque est immense, bien trop immense, si immense que les néophytes s’y perdent. Parce que cette liberté est trompeuse et ne veut surtout pas dire que tout est possible. Dans un poème, oui, tout est possible. Dans un roman, non, car le roman est une sorte de pacte, une promesse faite au lecteur qui, si elle n’est pas tenue, le fera fuir. Or sans lecteur, un roman n’existe pas. Les entraves faites au pacte sont si récurrentes qu’une
conclusion s’impose: les apprentis romanciers n’ont pas mesuré l’ampleur de la tâche qui les attend.
D’où l’idée de ce livre. Mettre en lumière les erreurs les plus fréquemment commises qui enlisent les meilleures matières romanesques dans un ensemble trop confus, trop incohérent, pour lui donner vie. Disséquer des passages, des oeuvres, des personnages de grands romans, en les comparant aux claudications de productions plus anonymes. Et comprendre.
Les apprentis auraient pu éviter bon nombre d’erreurs s’ils avaient pris la peine, avant de se jeter compulsivement sur leur clavier d’ordinateur, de se poser quelques questions. Bien sûr, il se trouvera toujours des romanciers pour affirmer s’être lancés dans l’écriture sans savoir où celle-ci les porterait, qui n’ont pas suivi d’atelier d’écriture ni lu de livre sur les techniques romanesques, de même qu’il existe de géniaux croqueurs qui,sans jamais avoir étudié le dessin, savent d’emblée restituer une scène, un mouvement, une perspective. Mais il existe aussi de nombreux peintres ou musiciens qui, avant d’être considérés comme géniaux, ont pratiqué le solfège ou l’art de la perspective. Pourquoi la littérature échapperait-elle à la règle ? Pourquoi l’art romanesque devrait-il, seul, relever d’un génie spontané ?
Il est vrai qu’on apprend à l’école à analyser des oeuvres romanesques, si bien qu’un auteur n’aborde pas cet art en complet novice. Mais est-ce suffisant ? Cet enseignement a été prodigué dans une perspective d’analyse et non de création – ce qui est dommage d’ailleurs –, à un âge où l’on bâille ou s’émerveille sans imaginer qu’un jour on pourrait être celui qui écrit. La création romanesque relève, comme d’autres créations artistiques, d’un ensemble de techniques que les auteurs acquièrent souvent par l’expérience. En avoir conscience peut s’avérer d’une grande utilité.
Il n’est pas question ici d’imposer un modèle normatif, mais de souligner un certain nombre de clés, d’énoncer quelques principes techniques, de mettre sous les yeux du romancier en herbe les dynamiques internes des grands romans tout en gardant à l’esprit que l’artiste est celui qui, un jour, s’affranchit de ses modèles et de ses règles. Vérité qui suppose une connaissance et une acquisition préalables.
Dans cet essai, il ne sera pas question de narratologie à l’usage des débutants. Les ouvrages de narratologie sont nombreux, savants, écrits par des narratologues qualifiés. Nous déconseillons aux auteurs de s’y pencher, au risque de s’y noyer. Un romancier n’a pas à maîtriser la narratologie pour écrire un bon récit. Cette discipline scientifique, passionnante, est destinée aux critiques, aux chercheurs, aux étudiants, c’est-à-dire au lecteur-observateur, critique et analyste, en aucun cas au créateur, qu’elle a d’ailleurs délibérément exclu de son étude première.
La narratologie alimente le discours sur le récit et non sa production ou sa genèse. La dissection des structures internes des récits des autres, associée à une extrême théorisation ou systémisation, présente à nos yeux un double danger : offrir un champ de possibles trop vaste, tout en – et paradoxalement – interdisant à l’auteur d’explorer hors des frontières de ce champ. De plus, l’austère terminologie de cette discipline, loin de stimuler la création littéraire, peut fortement l’inhiber, voire la réduire à un exercice de style laborieux et, dans le pire des cas, prétentieux. Notre ambition est plus modeste et notre projet, surtout, est destiné non pas à l’étudiant en lettres mais au romancier en herbe. Nous lui ouvrirons de façon progressive quelques voies narratives et nous l’y guiderons en lui signalant les pièges, les ornières, les obstacles divers qu’il risque d’y rencontrer. Libre à lui, par la suite, d’aller plus loin dans cette exploration, et dans la compréhension des mécanismes qu’il lui est donné de découvrir.