I
Devant vous, dans le miroir, une femme d’une trentaine d’années, cheveux courts, peau hâlée, achève de boutonner sa chemise blanche. Son nom est Cordelia Norma Salvatore. Enfin, il n’y a que ses parents pour l’appeler ainsi. Pour les autres, dont vous et moi, elle est Norma. Nous sommes le 1er mars 2006. Une odeur de pain grillé et de café flotte sur la chambre. Ses bulletins météo et trafic expédiés d’un ton enjoué, l’animateur de 100.7 FM lance un vieux tube d’UB40 et le tempo chaloupé du reggae envahit la pièce. Norma s’approche d’une table basse où se trouve la photographie encadrée d’un jeune homme au torse nu, coiffé d’un chapeau de paille. L’un après l’autre, elle accroche à sa taille les objets déposés près du portrait : le badge de la police du comté de Monroe, une Maglite de 25 cm, une paire de menottes, un étui contenant un Taser, un autre son téléphone portable, un anneau au bout duquel pend une matraque et, enfin, le holster de cuir craquelé renfermant son Beretta de service. Ainsi lesté, le ceinturon va chercher dans les sept kilos. Parmi les risques du métier, l’hernie discale l’emporte de beaucoup sur les balles perdues. Le sergent Salvatore sourit à cette idée et, se rapprochant de la glace, en profite pour inspecter la propreté de ses dents, l’avancée d’une ride au coin de l’œil. Sous cet angle, sa ressemblance avec l’homme de la photo vous apparaît tout d’un coup. Il doit s’agir de son frère.
Au même instant, une Ford Crown Victoria quitte la route 1 pour s’engager sur Sombrero Beach Road. Il est 7 heures et 59 minutes quand la voiture s’immobilise à l’ombre des amandiers, en bas de l’escalier qui mène à l’appartement de Norma Salvatore. Des fragments d’échange grésillant sur la radio de bord parviennent aux oreilles de Jet, qui s’est mis à battre le canapé d’une queue reconnaissante et lève la tête pour accueillir la caresse de sa maîtresse qui s’en va.
Comme d’habitude, le trafic ralentit à la vue de la berline blanche aux flancs décorés d’une étoile de shérif et, à petits coups de sirène, Diego Gilberto se fraie un passage jusqu’à la sortie de la ville. C’est la première enquête que ce jeune inspecteur mène d’un bout à l’autre, une affaire de fraude dont il raconte les derniers détails à sa passagère. Un coup de fil anonyme, reçu la veille, a permis de localiser l’escroc recherché à 20 milles d’ici, à Long Key. Le type en question, un dénommé David Scott Daly, se faisait passer depuis six mois pour un fabricant de piscines. Il avait encaissé des acomptes de quatre clients pour un montant total de 14 000 dollars. Or, non seulement l’homme ne s’était pas présenté le jour des travaux, mais il n’avait plus donné signe de vie et sa ligne avait été déconnectée. Après avoir compris qu’elles ne se baigneraient pas dans leur jardin cet été, les victimes avaient contacté le poste de Marathon.
« Évidemment, poursuit Diego Gilberto, aucune trace de Perfect Pools au registre du commerce… Et le mec n’en est pas à son coup d’essai, son casier à Miami est long comme le bras : détention de crack, recel, malversations en tout genre…
— Rien ne ressemble plus à un petit malfrat de Floride qu’un autre petit malfrat de Floride, soupire Norma Salvatore sans attendre la fin de la description.
— Attends, proteste son partenaire, David a un frère cadet. Une autre histoire : à peine sorti de sept ans de prison que déjà recherché pour violences aggravées sur sa compagne. »
Norma grimace en dépliant la feuille que son coéquipier lui a tendue. Avec des sourcils épais qui se rejoignaient sur l’arête d’un nez cassé, une joue balafrée et un regard plein de colère, Duane Joe Daly, alias DJ, avait la tête de l’emploi. Pas besoin de le faire poser devant la règle graduée d’une cabine de photo judiciaire pour savoir à qui l’on avait affaire. Diego Gilberto essaie de dissimuler son appréhension, mais huit mois de collaboration en ont appris les signes à Norma : sa main droite qui serre et desserre le volant fait saillir les muscles de l’avant-bras et, toutes les trente secondes, comme le boxeur face au sac de sable, le jeune agent laisse échapper deux ou trois exhalations sonores. Après un an aux Renseignements, Diego Gilberto avait passé aux Enquêtes des 4e et 5e districts du comté de Monroe l’automne dernier. Pour faire oublier son mètre soixante-cinq, cet immigré cubain fréquentait assidûment la salle de musculation du gymnase de la police et le club d’arts martiaux de Marathon où il enseignait l’aïkido à des écoliers. Un week-end sur deux, il s’occupait de ses fillettes : Carla, sept ans, et Sofia, qui aura quatre ans demain. Norma apprécie sa patience, son esprit méticuleux et, plus que tout, son aversion pour le bavardage.
Elle se retourne pour attraper le gilet déposé sur la banquette arrière, l’enfile par-dessus sa chemise et augmente d’un cran la climatisation. Le compteur de la Ford indique huit heures et demi et déjà 29 degrés. Restaurants, hôtels et grands magasins défilent au bord de son regard… et puis plus rien, rien que l’océan sous un interminable pan de ciel bleu et les saccades régulières du véhicule sur les plaques de ciment dont on a recouvert les quatre kilomètres du pont qui mène à Long Key.
L’adresse donnée par l’indic correspond à un parc de mobile homes situé à l’entrée de Layton, face au golfe du Mexique. Passé un portail qui n’a pas dû être fermé depuis longtemps, une route étroite conduit nos deux agents au Domaine des Pins, une aire de la taille d’un terrain de football, bétonnée par endroits, et à d’autres hérissée d’herbe jaunie : les jardins où des résidents ont installé chaises pliantes, bacs à fleurs et flamants de plastique rose. Le bruit des générateurs recouvre les cris des mouettes virevoltant au-dessus des bennes à ordures. Le soleil que des milliers d’Américains aisés viennent rechercher dans les Keys, de septembre à mars, est ici une punition. Il décape les carrosseries, délave les auvents et le linge suspendu, assoiffe la végétation et les palmes déchiquetées par les ouragans. À la vue du véhicule de police, deux hommes assis devant leurs caravanes se lèvent et en regagnent l’intérieur.
La résidence où l’on espère surprendre David Daly est au nom d’une certaine Tina Suarez. Diego se gare derrière une Honda rouge dont le pare-choc a été réparé à l’aide de ruban adhésif et recopie son numéro d’immatriculation sur l’ordinateur de bord. Bingo ! La voiture appartient bien à cette femme. C’est elle qui entrouvre la porte du mobile home à laquelle l’inspecteur a frappé. Tina Suarez a tout juste vingt ans, les cheveux tirés en arrière, et, de chaque côté du cou, le nom de ses deux enfants tatoué en lettres cursives. Dans ses bras, son fils d’un an dévisage les visiteurs de ses grands yeux noirs.
« Detective Gilberto y Sargento Salvatore de la policía de Marathon… Buscamos al señor Daly…
— No está.
— Pouvons-nous vous poser quelques questions ? » demande Diego.
La jeune femme s’écarte pour les laisser passer. Face à un canapé brunâtre où est assis l’aîné de Tina, les deux mains accrochées à un biberon, une table basse disparaît sous les boîtes de soda, des hochets et des assiettes mêlant mégots et restes de nourriture. Un téléviseur géant posé à terre diffuse un dessin animé. Norma et Diego se regardent : ils viennent d’arriver à la même conclusion. Sur le comptoir de la cuisine, deux bières récemment sorties du frigo, à en croire la condensation qui perle sur les bouteilles, trahissent la présence d’un tiers. Les deux policiers ont dégainé leur Beretta et se dirigent vers le fond du logement. Diego assène trois coups du poing sur la porte de la chambre.
« Police ! Monsieur Daly, nous savons que vous êtes là. Sortez et tout ira bien.
— Il y a des enfants ici, continue Norma. Pensez à eux… »
Le garçonnet du canapé a rejoint sa mère et presse son visage contre sa cuisse. Un intermède publicitaire, à la télévision, emplit la pièce de sa musique pompeuse tandis que le bouton de la porte pivote, centimètre par centimètre. Diego, qui a reculé, pointe l’arme vers l’embrasure sombre :
« Les mains sur la tête ! »
Trois secondes passent, et le bout d’un pied apparaît, en bas, qui écarte doucement le battant. David Daly porte un t-shirt gris sale que sa posture fait remonter, dévoilant une panse épaisse et velue. Norma reconnaît dans son regard le dépit du criminel qui sait qu’il retournera derrière les barreaux. Mais la nuque recourbée de l’homme s’est tendue tout d’un coup et une exclamation échappe à sa bouche grande ouverte. Tapi sous le comptoir qui sépare le coin cuisine du minuscule séjour, un homme a bondi sur la jeune mère et la tient d’un bras passé autour de son cou, le canon d’un revolver appuyé contre sa tempe.
« Les deux flingues par terre ! » exige Duane Daly.
Puis, d’une voix plus douce, au garçonnet qui pleure en silence :
« Allez bonhomme, va t’asseoir sur le canapé… »
Norma Salvatore dépose lentement à terre le pistolet qu’elle tient par le canon tandis que son partenaire s’agenouille et fait glisser le sien sur le linoléum. L’homme l’intercepte du pied avant de repousser brutalement son otage et le bébé blotti contre sa poitrine dans la direction de Norma. Au moment où il se penche pour ramasser les armes, une détonation retentit dans la pièce. La position de Diego est parfaite, deux bras rejoints, jambes fléchies. C’était un exercice de l’école de police. Certains de leurs collègues emportaient même un troisième pistolet, au cas où le second, que Diego avait tiré d’un étui suspendu contre son flanc, viendrait à s’enrayer.