Préciser le jour de la semaine n’aurait pas grand sens là où nous sommes, car rien ne distingue entre elles les journées qui se succèdent, et sur le bateau personne ne se soucie de la date, à part le capitaine. Mais même lui, à force de faire et refaire ce voyage, ne voit plus dans le calendrier qu’une espèce de machine à calculer ; et ici, de toute façon, nombres et noms de jour ne signifient plus grand-chose. La seule réalité encore tangible, c’est le fleuve, et assez vite on en vient à se demander si on arrivera un jour à le quitter, et surtout s’il se termine quelque part. Le Congo est le deuxième fleuve du monde par la longueur, à ce qu’on dit, et en certains endroits où nous sommes passés il était large de trente-cinq kilomètres, mais moi qui ai beaucoup voyagé je n’aurais jamais pensé que notre Terre puisse sur une telle étendue présenter pareille uniformité, et le paysage y rester si continûment semblable à lui-même. En certains lieux on s’oriente sur une montagne comme sur une constellation, en d’autres on finit par atteindre un rivage, on a des tours comme points de repère, ou bien une route vous accompagne fidèlement à travers collines et chaînes de montagne, comme la route militaire géorgienne dans le Caucase. Sur le haut-plateau persan, même quand nous cessions de voir le cône blanc du Demavend planant au-dessus de lui comme un astre, partout on pouvait au moins porter ses regards au loin, croire à l’existence d’autres vallées et d’autres pays, apercevoir un horizon. Ici en revanche, seul existe le fleuve.
Des deux côtés du fleuve les rives se déroulent comme deux décors verts hermétiques : c’est la muraille impénétrable de la forêt vierge. Dans de petites clairières apparaît parfois un village, et parfois la muraille s’ouvre pour livrer passage à un affluent, et on voit alors de gracieuses pirogues, manœuvrées par un Noir debout maniant sa rame, glisser dans la pénombre, et c’est tout. Autour de nous s’étendent d’innombrables îles qui limitent le champ de vision, et rien n’indique qu’on se trouve sur un fleuve géant qui conduit au cœur même de l’Afrique. Pourtant, bien sûr, c’est à cela qu’on pense sans cesse.
[…]
La nuit suivante je suis restée sur le pont avec le capitaine. A deux heures du matin nous nous sommes arrêtés à un village où les tam-tams avaient déjà annoncé notre arrivée. Deux heures durant, les Noirs ont monté à bord des charges de bois destinées à alimenter nos machines. Pendant ce temps nous inspections le rivage à la lumière du projecteur. Son rayon blanc glissait sur les cimes des palmiers, les pirogues, et s’attardait sur l’eau lisse, où se reflétaient déjà les îles que nous allions trouver sur notre route. Nous avons écouté à la radio des nouvelles de Moscou, Londres, Berlin et New York, un peu de musique douce, puis nous nous sommes signalés à Léopoldville : « Ici le vapeur fluvial Colonel C, ici le vapeur fluvial Colonel C, Hello Monsieur le Directeur, le ‘Colonel C’ se trouve au kilomètre cinq cent trente, a chargé dix stères de bois à Bulongo, dix stères de bois à Bulongo, tout va bien, bonne nuit Monsieur le Directeur, le ‘Colonel C’ cesse d’émettre et prend l’écoute, Colonel C stop stop stop. »
Quand vers trois heures la cloche du bateau a sonné le départ, on ne distinguait plus les palmiers et les manguiers dans le clair de lune. Seules transparaissaient les îles et les rives voilées de brume blanche – pour un peu on se serait cru dans l’archipel suédois, – le capitaine a coupé la radio, et la surveillance du fleuve nous a tant absorbés que nous n’avons pas vu l’aube se lever.