Topographie
[…]
Pourquoi cette histoire m’intéressait-elle autant ? Parce qu’il me semblait important de me répéter une chose élémentaire : le paysage qui m’entourait, en apparence si authentique et sauvage, avec ses arbres, ses pâturages, ses torrents et ses rochers, était en fait le produit de siècles de labeur, un paysage artificiel au même titre que celui de la ville. Sans l’homme, rien de ce qui était là-haut n’aurait été pareil. Pas même le ruisseau, ni certains arbres majestueux. Même le pré où je prenais le soleil aurait été une forêt dense, rendue impénétrable par les troncs et les branches tombées, les rochers couverts de mousse, et un sous-bois rempli de genévriers, de buissons de myrtilles et de racines intriquées. Il n’y a pas d’état sauvage dans les Alpes, mais une longue histoire de présence humaine qui traverse aujourd’hui une époque d’abandon : certains le déplorent comme la fin d’une civilisation, moi, il m’arrivait au contraire de me réjouir quand je voyais des vestiges engloutis par le sous-bois ou un arbre sortir de terre là où, un temps, on avait semé le blé. Il faut dire que ce n’était pas mon histoire qui disparaissait. Moi qui rêvais de voir revenir les loups et les ours, je n’avais pas de racines là-haut, rien à perdre si la montagne se libérait enfin de l’emprise de l’homme.
Ainsi, mes explorations prirent la tournure d’une enquête, une tentative de lire les histoires que le terrain avait à raconter. Plus trivialement, je ramassais les déchets. Un vieux seau en bois pourri à moitié enfoui dans une fosse à purin, une serrure rouillée. L’histoire qui m’intéressait était exclusivement humaine : pourquoi, par exemple, la baita derrière la mienne avait-elle ce prolongement sur le côté ? Les affaires avaient peut-être mieux marché à un moment donné, si bien que la famille avait dû agrandir l’étable ? C’était la plus grande de toutes, mais aussi la plus austère. De toutes petites fenêtres, trois planches branlantes en guise de balcon. La troisième baita tournait le dos aux autres, la façade orientée vers le nord. Là aussi, il avait fallu qu’ils aient une bonne raison pour se priver du soleil : une querelle autour des limites de propriété peut-être ? La quatrième était la plus soignée, peut-être aussi la plus récente. Elle avait un petit balcon avec quelques tentatives de décoration, des vitres aux fenêtres et même du mortier sur les murs extérieurs – un mélange rugueux, avec quelques bosses ici et là, d’un blanc cassé qui me plaisait beaucoup. Dehors, il y avait deux enclos de travers, pour les poules ou les lapins ou quelque animal domestique. Comme le hameau était légèrement en pente, la baita blanche dominait de sa hauteur celle à l’envers, celle avec la grande étable ainsi que la mienne, qui en contrepartie jouissait d’une vue imprenable.
En les observant, il m’arrivait parfois de me demander : avait-elle vraiment existé, cette époque où Fontane était habité ? J’avais peine à le croire. Pour moi qui depuis tout petit voyais la montagne comme un grand champ de ruines, le présent se résumait depuis longtemps à un tas de morceaux que nul ne pouvait plus recoller. Tu ne pouvais rien faire d’autre que les tourner entre tes mains et imaginer à quoi ils avaient bien pu servir, comme il m’arrivait parfois de le faire quand, en décalant une pierre, je trouvais un manche de bois, un gros clou tordu, du fil de fer entortillé.
Aussi absurde que cela pût paraître, chaque baita avait un numéro. Un beau jour, un fonctionnaire avait dû recevoir l’ordre d’inscrire au cadastre tous les édifices, et depuis, toutes les ruines éparpillées dans la montagne possédaient une petite plaque avec un chiffre. Ma baita avait le numéro 1. Tôt ou tard, pensais-je, je descendrai en plaine et m’enverrai une carte postale, lieu-dit Fontane n° 1, puis m’en retournerai là-haut pour accueillir le facteur qui montera clopin-clopant. La baita avec la grande étable avait le 2, celle qui nous tournait le dos, le 3, celle qui avait été peinte en blanc, le 4. Mais les seuls habitants qu’il y avait ici étaient les loirs et blaireaux dont j’entendais parfois les allées et venues. La population, c’était moi. Comme Robinson sur son île déserte, je pouvais proclamer haut et fort : « J’étais seigneur de tout le manoir : je pouvais s’il me plaisait, m’appeler roi ou empereur de toute cette contrée rangée sous ma puissance ; je n’avais point de rivaux, je n’avais point de compétiteur, personne qui disputât avec moi le commandement et la souveraineté. » Je représentais à la fois l’habitant le plus en vue et l’indigent, le noble propriétaire et son fidèle gardien, le juge, l’invité, l’ivrogne, l’idiot du village : j’avais tant de moi dans les jambes qu’il m’arrivait parfois le soir de devoir sortir et m’en aller dans les bois pour me retrouver un peu seul.
Nuit
[…]
Au cours de cette nuit étrange, une autre, bien des étés en arrière, commencée dans un bar de village, avec mon père et mon oncle, me revint en mémoire. Ce sont deux hommes à l’esprit de compétition : ils ne se voient pratiquement jamais, mais quand cela leur arrive, ils expriment leur attachement comme des gamins, en se lançant des défis – une inclination que je crains moi aussi d’avoir héritée. Après manger, mon père parla d’une montagne non loin de là, au sommet de laquelle on montait autrefois de nuit pour admirer l’aube. Du village, il devait y en avoir pour deux mille mètres de dénivelé, cinq heures de marche à tout casser en allant d’un bon pas. Si c’est que ça, dit mon oncle, qu’est-ce qu’on attend ? Allons-y ! Eux, ils s’envoyaient des tournées de grappa et moi, j’avais seize ans et ne demandais qu’à montrer de quoi j’étais capable. Je partis donc avec eux. Aucun de nous ne s’était soucié de la lune, d’ailleurs il n’y en avait pas. À minuit, nous prîmes le sentier et passâmes la première heure à nous prendre les pieds dans les racines et les pierres, à rire, à pester, à nous éclairer les uns les autres avec la seule lampe de poche que nous avions. Quand la forêt fut derrière nous, l’effet de la grappa l’était aussi. Les frères ne la ramenaient plus, ils soufflaient, c’est tout. Ils devaient avoir la gorge bien sèche et les jambes en compote, mais aucun des deux ne voulait lâcher le mot demi-tour. Nous avions fait plus de la moitié du chemin quand, vers trois heures du matin, en plein pâturage, nous crûmes entendre un orgue. Puis, nous aperçûmes la lueur d’une petite fenêtre. C’était à peine croyable mais quelqu’un jouait de l’orgue au beau milieu de la nuit, dans une baita perchée à plus de deux mille mètres d’altitude. Nous étions fatigués et commencions à avoir froid. Pour ne pas effrayer le musicien, mon père et mon oncle décidèrent qu’au lieu de frapper à la porte, il valait mieux se présenter en chantant à tue-tête. Même en pareilles circonstances, ils gardaient leur esprit potache. Devant la baita, ils entonnèrent une chanson de chœur alpin : au bout de deux strophes, la musique s’interrompit, une lumière s’alluma au rez-de-chaussée et le propriétaire vint nous ouvrir. C’était un homme sur la soixantaine. Il n’avait pas l’air du tout content de nous voir. Même s’il se serait visiblement passé de notre compagnie, il s’efforça de se montrer aimable : il nous prépara un thé chaud, nous prêta deux autres lampes de poche, déclina les tentatives de conversation, nous souhaita bonne route et nous raccompagna à la porte. Plus tard, sur le sentier, nous l’entendîmes qui reprenait. Pour finir, nous avons bel et bien atteint le sommet, mais je n’ai aucun souvenir de cette aube-là : à chaque fois que, les trois, nous nous racontons cette histoire, nous arrivons à ce curieux musicien, et nous en restons là. Qui était-il ? Comment avait-il fait pour monter un orgue là-haut ? Lui aussi entretenait peut-être un rapport compliqué avec l’obscurité. À l’époque, je le prenais pour un excentrique, pour ne pas dire un fou de la montagne ; mais devant le feu, ce jour-là, j’aurais bien voulu savoir jouer, moi aussi. Un peu de guitare ou d’harmonica. Chanter tout seul, ce n’était pas la même chose.