Le bleu des lointains me transperce
Et tout le bleu du vent
Et jusqu’à l’âme
Le bleu cavalier de la mort
«Le bleu cavalier de la mort», tel est le dernier vers d’un poème bref et concentré d’Anne Perrier ; quatrain sans titre de La Voie nomade, il appartient à une suite consacrée à diverses stratégies, modalités et figures de la mort ; il se situe dans le cadre du désert qui convient par son dépouillement et sa nudité, mais aussi par le miracle de l’eau et du vent, par la présence de traces et de rares oiseaux, par un silence minéral, peut-être le plus proche du noyau dur du cœur. Sous la garde de la couleur bleue, la mort, venue de l’horizon, traverse l’espace cosmique, franchit les limites, pour se loger au centre de l’être.
J’ai choisi ce poème pour sa beauté, sa fougue, son image noble de la mort comme traversée, sa sérénité conquise. Comme maint autre poème d’Anne Perrier, il me permet d’évoquer aussi trois dimensions fondamentales de la poésie, qui résultent d’une constante interrogation sur l’acte d’écrire, sur sa transmission à la fois critique et passionnelle, sur son écriture paradoxale conjuguant langage et résistance au langage, silence, «bruissement» et harmonie, enfin sur sa nécessité altière dans le monde contemporain. Je souhaite accompagner le poème d’Anne Perrier, comme le ferait un alto ou une seconde voix, de quelques expériences personnelles liées à mon enseignement qui s’est achevé après un cycle de plus de vingt années et où la lecture de la poésie moderne et contemporaine fut ma première priorité.
En effet, le premier et le plus vaste cercle qui construit ma vie est celui des artistes. Les écrivains, et en particulier les poètes, les peintres, les musiciens, par le grand rêve d’expression qu’ils poursuivent, sont l’oxygène qui m’a permis de vivre et de rester debout. Ce sont leurs œuvres qui m’ont conduite à accepter la réalité ; elles m’ont appris à la reconnaître, à m’en approcher, à oser la voir et par conséquent à l’affronter, dans ses profondeurs, ses secrets et ses replis, comme dans ses dimensions, non moins effrayantes il est vrai, évidentes, simples, naturelles. Elles ont assumé, de par leur inépuisable richesse intérieure, le lourd devoir de me mener, moi si rétive et si sauvage, dans les pays du savoir et de la connaissance ; elles m’ont obligée à m’asseoir longtemps dans les bibliothèques auprès des dictionnaires et des sommes de tout genre. Elles ont rendu possibles de longues et patientes conversations entre les arts et moi, défiant ainsi les temps, les lieux et les êtres.
Les textes que nous lisons, analysons, critiquons, reconstruisons après les avoir réduits en pièces ont toujours été pour moi comme le socle de la relation pédagogique qui fonde notre parole, nos recherches, nos écrits. Ils sont comme autant de médiations permettant de traverser les siècles, les lieux, les esthétiques, les écoles ou les approches critiques et d’aborder le monde contemporain avec des ouvertures fondées en raison.
1. Le rêve du poème
Le bleu des lointains me transperce
Et tout le bleu du vent
Et jusqu’à l’âme
Le bleu cavalier de la mort
La première dimension du poème d’Anne Perrier est sa fulgurance à travers l’espace et le temps : le cavalier parti des «lointains» surgit pour rejoindre l’espace intime, avec une part à la fois cosmique et familière – le bleu -, une part énigmatique que la littérature et la peinture, au cours des siècles, ont rendue tangible, sans pour autant lui enlever son mystère, et une part d’absolu, d’ inexorable, la mort que depuis la naissance nous attendons, craignons ou désirons, implorons parfois et qui va enfin nous révéler à nous-mêmes.
La poésie est toujours un appel au départ, une mise en route, un mouvement désirant vers l’ailleurs, une «invitation au voyage», sans pourtant promettre d’autres aventures qu’intérieures. «La route, ma seule patrie», a noté sobrement, pudiquement, Gustave Roud dans son Journal : avec la seule et tremblante certitude que la route, arpentée sans relâche, expérience aussi concrète que quotidienne, le conduirait un jour à la frontière invisible entre les vivants et les morts. La marche, le pas, le souffle de l’homme debout, telle est la mesure du vers, du verset, de la prose poétique, tel aussi son dynamisme.
Le «bleu cavalier» d’Anne Perrier reste pour moi lié aux cours intensifs d’été à l’université du Nouveau Mexique où j’enseignais la part romande du programme, la littérature française et les littératures francophones y étant professées simultanément. Ceux qui ont lu Michel Butor savent qu’il y a lui aussi passé beaucoup d’étés. Quelques étudiantes et étudiants «locaux» étaient en rapport plus ou moins étroit quoique problématique avec les Indiens comme avec le désert de haute altitude, mais la plupart venus de tous les coins des Etats-Unis découvraient un cadre naturel nouveau – et somptueux – mais, désireux d’apprendre et d’obtenir en quatre ans leur diplôme, travaillaient d’arrache-pied. Le deuxième été passé entre Albuquerque et Santa-Fé fut consacré à la poésie francophone dans tous ses états. Je leur ai présenté Airs de Philippe Jaccottet, La Voie nomade d’Anne Perrier et Le Dehors et le Dedans de Nicolas Bouvier. Pour me montrer qu’ils avaient compris l’essentiel de ce que je leur avais expliqué et, surtout, que ces poèmes les avaient infiniment touchés et semblaient avoir été écrits pour eux, les étudiantes et étudiants se sont divisés en trois groupes et ont choisi des suites de poèmes de ces trois recueils pour les réciter, les danser ou les chanter, un soir, à l’ombre des grands cotonniers, sous un ciel immensément étoilé, dans une chaleur intense, avec l’accompagnement monotone des grillons.
J’ai ainsi vérifié sur le terrain et dans le plaisir ce qu’est l’autonomie du texte, ressaisi dans l’acte de lire, lorsqu’il est dûment informé. On sait l’importance que Paul Ricœur accorde à la vie du texte, comme à celle de la métaphore. «[…] il est essentiel à une œuvre littéraire, à une œuvre d’art en général, écrit-il dans l’étude intitulée «La Fonction herméneutique de la distanciation», qu’elle transcende ses propres conditions psychosociologiques de production et qu’elle s’ouvre ainsi à une suite illimitée de lectures elles-mêmes situées dans des contextes socioculturels différents.» Chaque lecture nouvelle «lève» le texte, comme le disait Ramuz.
Jean-Marie Le Clézio, dont je partageais le modeste bureau professoral, enseignait les grandes lignes du XVIe siècle français. Lui vit à Albuquerque une partie de l’année, tout en poursuivant ses travaux littéraires, romans, essais méditatifs ou ludiques, études. Par son savoir, à la fois discret et attentif, il nous a permis de saisir l’esprit et les richesses perdues des dernières réserves des Indiens établis dans les vallées du Rio Grande et aujourd’hui tombés dans la misère et les survivances folklorique, à quelques remarquables exceptions près.
Lorsque j’ai lu Gens des nuages de Jemia et J.M.G. Le Clézio, récit d’un voyage vers la vallée de la Saguia el Hamra, à l’extrême sud du Maroc, où vivent les nomades Aroussiyine, ancêtres de Jemia, et vu les photographies de Bruno Barbey qui l’accompagnent, j’ai compris que le bleu y est omniprésent: les femmes bleues, les hommes bleus du désert, la légende de l’homme bleu, avec, comme dans La Voie nomade, d’autres alliés : le vent, la musique de la flûte, le rapport au silence et à la pierre, le souci de la dignité, la part du peu. Commentant leur périple fait ensemble, mais chacun avec des motivations différentes, les deux auteurs reconnaissent : «C’est une chose de voyager et d’aller au-devant de nouveaux horizons, une tout autre chose que de rencontrer son passé, comme une image inconnue de soi-même.»
C’est à ces mêmes va-et-vient, à ces allers et retours que nous invite tout poème.
2. La transmission du texte
Le bleu des lointains me transperce
Et tout le bleu du vent
Et jusqu’à l’âme
Le bleu cavalier de la mort
La confrontation entre la mort et le sujet, dans le poème, est inégale : le «bleu cavalier» en est la figure dominante, active, puissante, et le sujet, une présence ouverte, secrète, cachée, un lieu d’accueil où s’opère le passage, la transformation : «Le bleu des lointains me transperce».
La deuxième dimension de la poésie est la mise en œuvre, par le biais de l’écriture, d’une visée dialectique entre objectivité et subjectivité, entre distanciation par rapport à l’expérience vécue ou rêvée du sujet et implication personnelle. Le poème, comme toute œuvre de fiction d’ailleurs, est toujours un lieu paradoxal où se jouent l’identité et l’altérité, le même et l’autre, et ce qui est valable pour l’écrivain, l’est aussi pour le lecteur. Ainsi Paul Ricœur, cherchant à établir les critères nécessaires à l’interprétation des textes, observe à juste titre que l’acte de lire un texte est symétrique à celui de l’écrire : «Ce qui est en effet à interpréter dans un texte, c’est une proposition du monde, tel que je puisse l’habiter pour y projeter un de mes possibles les plus propres.» Il poursuit : «[…] par la fiction, par la poésie, de nouvelles possibilités d’être-au-monde sont ouvertes dans la réalité quotidienne ; fiction et poésie visent l’être, non plus sous la modalité de l’être-donné, mais sous la modalité du pouvoir-être. Par là même, la réalité quotidienne est métamorphosée à la faveur de ce qu’on pourrait appeler les variations imaginatives que la littérature opère sur le réel.»
Il en tire une conclusion importante pour nous dont la vie professionnelle s’est passée à étudier les structures des œuvres, à observer les textes pour répondre avant tout aux questions du «Comment ?» et parfois, mais plus rarement à celles du «Pourquoi ?», à réfléchir sur la manière la plus appropriée de nous exposer au texte en évitant, non sans difficulté aussi bien éthique que méthodologique, de nous interposer intempestivement : « Le texte est la médiation par laquelle nous nous comprenons nous-mêmes.» Ricœur ajoute, et c’est valable pour chacun d’entre nous, aux prises depuis toujours avec la double lecture conjointe de notre existence et du monde : «Il faut dire que nous ne nous comprenons que par le grand détour des signes d’humanité déposés dans les œuvres de culture. Que saurions-nous de l’amour et de la haine, des sentiments éthiques, et en général, de tout ce que nous appelons le soi, si cela n’avait été porté au langage et articulé par la littérature ?»
C’est ainsi qu’Anne Perrier, avec son «bleu cavalier», propose une image de la mort comme traversée, qui doit une partie de son efficace aux romans de chevalerie et aux conquêtes aussi sauvages qu’éperdues qui ont nourri nos jeunes lectures. Elle pourrait aussi, dans le contexte romand, tirer son pouvoir des fameux cavaliers de l’Apocalypse, chevauchant chacun un cheval de couleurs différentes, un blanc, un rouge, un noir et un vert, ce dernier symbolisant la peste, le pourrissement, la morbidité, la mort dans toute son horreur et, d’autre part, au détournement qu’elle en fait : la couleur bleue, elle, symbolique, maternelle et mystique, l’assimilation fusionnelle du cheval et du cavalier, sur un autre plan, la sobriété et la netteté de l’image, peu courantes dans ce genre d’évocation. L’imagination du lecteur alors entre en scène et propose d’autres référents ; elle ouvre à d’autres arts, la peinture par exemple offre aussi de bleus cavaliers tels ceux de Kandinsky ou de Chagall, ou plus près de nous de Claire-Lise Monnier. Dans sa manière tout intérieure de composer, Anne Perrier recourt à la musique, avec notamment l’expérience sensible des accords et des fins arrachées.
L’élargissement de la compréhension par un double mouvement de distanciation-appropriation, de dessaisissement-maîtrise, d’écoute de l’autre et de retour sur soi, que Ricœur, en bon protestant qu’il est, résume ainsi : «Lecteur, je ne me trouve qu’en me perdant», permet d’affronter les différentes étapes de la vie, sans lire tout le temps le même livre, quand bien même offert sous les aspects de la multiplicité.
Le travail qu’impose la relation critique, conduite, il est vrai, selon des règles éthiques autant qu’esthétiques définies préalablement, ressemble à celui qui caractérise l’intimiste, le journal intime pouvant se définir comme un travail de soi sur soi. Michel Foucault, dans ses cours au Collège de France sur L’Herméneutique du sujet, va plus loin lorsqu’il écrit notamment : «Je crois qu’on pourrait appeler ‘spiritualité’ la recherche, la pratique, l’expérience par lesquelles le sujet opère sur lui-même les transformations nécessaires pour avoir accès à la vérité.» Sylviane Dupuis, citant ce texte, propose le terme de spiritualisation pour éviter toute connotation d’ordre religieux. Quoi qu’il en soit, la vision de Foucault touche juste et loin et permet de voir notre travail comme bénéfique, sinon privilégié. Je cite son texte tout en rappelant que Foucault parle en philosophe et que le mot de vérité doit être relativisé et pourrait être remplacé en l’occurrence par la lecture critique du texte : «[…] il y a, dans la vérité et dans l’accès à la vérité, quelque chose qui accomplit le sujet lui-même, qui accomplit l’être même du sujet, ou qui le transfigure. En bref, je crois qu’on peut dire ceci : pour la spiritualité, jamais un acte de connaissance, en lui-même et par lui-même, ne pourrait parvenir à donner accès à la vérité s’il n’était préparé, accompagné, doublé, achevé par une certaine transformation du sujet, non pas de l’individu, mais du sujet lui-même dans son être de sujet.» Que le trajet critique, la lecture et l’interprétation des textes, en tant qu’enseignant et chercheur, apportent ouverture et richesse à la relation intersubjective qui est la nôtre avec les étudiantes et les étudiants, ensemble devant le texte, j’en suis persuadée ; qu’ils contribuent en outre à notre propre compréhension du monde et de l’existence, mais avant tout à un dépassement, à une ouverture à l’autre, à l’altérité, je le sais, maintenant par une expérience de vingt années.
On peut objecter que cette vision de l’enseignant en sciences humaines est idéalisée, je crois cependant qu’elle est en tout cas aussi appropriée que celle de Sisyphe et son rocher qui nous vient évidemment très souvent à l’esprit quand nous parlons de notre travail. Peut-être que tous ceux qui connaissent la manière dont vieillit notre maître à tous, Jean Starobinski, toujours aux prises avec l’importance et la justesse de l’expression critique, reconnaîtront qu’elle est celle de l’humaniste, dont nous devrions être, jusqu’à plus ample informé, les héritiers.
De toute façon, il s’agit là d’une leçon d’éthique à retenir, car elle nous donne une grande responsabilité ; sans l’ascèse, l’amour et le dépassement de soi, vertus qui n’excluent aucunement la rigueur et la fermeté, nous verrons les textes devenir lettres mortes, comme les métaphores, clichés ; nous verrons les étudiantes et les étudiants, les mémorantes et les mémorants, les doctorantes et les doctorants et tous les postgradués se replier, se dessécher, devenir de parfaits administrateurs, fonctionnaires ou gestionnaires ; nous voyons déjà les pratiques méthodologiques se déchirer, s’entredétruire et tendre à l’insignifiance; nous nous verrons enfin rabougrir nous-mêmes devant un miroir hélas par nous-mêmes tenu.
La constante métamorphose de soi envisagée par Foucault vaut d’abord pour l’écrivain, cela va sans dire. Je pourrais reprendre un à un les recueils successifs d’Anne Perrier dans le sens de cet élargissement et de ce partage de plus en plus intense d’une spiritualité en acte, ou ceux de Philippe Jaccottet qui me sont si chers aussi. Je voudrais cependant retenir l’exemple d’un livre qui m’a profondément marquée, L’Evangile selon Judas de Maurice Chappaz, dont toute l’œuvre est trempée à la fois dans la nature et dans la Bible. Le poète a entrepris un travail de longue haleine autour de la figure de Judas, commencé il y a longtemps avec une lecture de Karl Barth, sur les thèmes croisés de l’âge, de la loyauté, du bien et du mal. Il mêle sans les confondre l’âge et la peur du mur qui se rapproche, les richesses d’une mémoire aiguë et la vie sensorielle toujours neuve parce que toujours désirée, les vacillements constants d’un registre à l’autre : le cocasse, le rire, le sarcasme, l’inquiétude présente, l’interrogation aussi prompte que l’exclamation. Gaëtan Picon, empruntant au Chateaubriand de la Vie de Rancé, la formule «admirable tremblement du temps», a proposé sur le thème du vieillir une méditation esthétique ; Chappaz lui aussi en propose une, existentielle, concrète et provocante. Dès le début de son livre, il mêle à sa voix plurielle celles, jumelles, de Judas et de Jésus, présentes en lui depuis toujours et qui, vers la fin du voyage, poursuivent encore leur dialogue salubre entre ténèbre et clarté, raison et révolte, naissance et mort :
«Judas et Jésus remontent en moi.
Parce que ma vie devient comme une forêt noire où je m’enfonce. Je suis par moments étranglé par le respect puis en proie à la curiosité. Ma vocation je la subis. L’un après l’autre mes poèmes me quittent, déménagent, mais il me semble encore écrire des souvenirs avec les mots de plusieurs poètes engloutis, enfuis au bout du monde, de passage dans ma conscience, à demi visibles. Je ne sais plus d’où vient telle voix, je pénètre, je tâtonne dans les buissons obscurs, sur les sentiers à la fin de l’âge. Où il faudrait être une bête, avoir son savoir aussi.
– Le sang coule avec l’air, m’a jeté un disparu. Le passé devient l’avenir.
De curiosité je titube, d’espérance. Une lampe rougeoie d’une chambre à l’autre. Est-ce qu’il y a un présent ? Abandonné dans ma maison, je pourrais être distrait, à l’instant de mourir, par un nuage, des gouttes de pluie contre une vitre, l’odeur des sapins lorsqu’ils sortent du froid.»
3. Retisser sur le texte
Le bleu des lointains me transperce
Et tout le bleu du vent
Et jusqu’à l’âme
Le bleu cavalier de la mort
La troisième dimension de la poésie, elle plus spécifique de l’écriture poétique qui travaille sur une trame très serrée, révèle un écart entre le mètre et la syntaxe, entre le rythme sonore et le sens «comme si le poème ne vivait que de cet intime désaccord», ainsi que l’exprime Giorgio Agamben à propos de l’enjambement, qui est l’une des grandes ressources de la poétique d’Anne Perrier
L’unique strophe qui compose le poème d’Anne Perrier comprend deux octosyllabes, soulignant symétriquement le départ et l’arrivée ; ils encadrent deux vers courts de six et quatre syllabes, sans rimes.
Tous les éléments du poème sont liés entre eux par des rapports étroits figurés par ceux qui s’instaurent, selon les lois de la syntaxe, en une seule phrase ; l’ellipse du verbe et une hyperbate la rendent plus énigmatique et en accentuent le mouvement et la dramatisation.
Les deux vers longs sont construits de manière symétrique, mettant en évidence la couleur bleue, les deux vers courts le sont aussi sur le «et» dit de relance. Ces symétries s’accompagnent d’un principe de variation, proche aussi de la syntaxe ; «bleu» est dans le premier vers un nom, dans le quatrième un adjectif ; le premier «et» introduit un syntagme sujet, dont le verbe est élidé, le second une proposition circonstancielle suspendue. La reprise analytique de la couleur et de la chose se resserre sur l’accord avec le nom, comme une fusion entre la couleur et le cavalier, tandis que le bleu reste une propriété parmi d’autres des «lointains» et du «vent».
Sur le plan des sonorités, le travail poétique est minutieusement composé, selon un principe souple d’identité et de variation, d’allitérations et d’assonances, de ruptures et de dissonances. La liquide «l» figure dans chaque vers, avec une intensité croissante (2-1-1-3) ; les consonances sourdes alternent avec les liquides et les bilabiales, sauf dans le dernier vers, ouvert et clair ; de même, le premier et le dernier vers se répondent par une allitération en «r» : «transperce» et «mort», double d’abord puis simple. Deux phonèmes non strictement identiques, mais appartenant à la même famille consonantique, les bilabiales «b» et «p» ont valeur de résonance : «Le bleu des lointains me transperce». Les sons se rappellent les uns les autres : «cavalier» reprend le «l» de «lointains» et le «v» de «vent», le «m» d’«âme» annonce «mort». On pourrait continuer longtemps, et je m’en voudrais d’entrer dans tous les détails de cette composition fine, subtile et musicale où les sons s’évoquent, s’éloignent ou se suspendent, où les symétries et les variations se répondent.
Une vision et une émotion qui touchent si juste, avec un nombre de syllabes extrêmement restreint, correspondent à un art de la netteté, de la précision et du mouvement dont la source est dans la musique, tout comme la science du silence et des ellipses. Ce poème est comme une miniature qui nous rappelle le pouvoir du langage, les principes de la composition et de la construction architecturale.
Ce que j’aime dans la poésie, c’est son rapport aux mots, aux vocables, dans leurs liens, à la fois souples et contraints, avec la syntaxe et les figures, qui permet de comprendre l’impatience des extrêmes – et Ramuz là est un bon maître – et la patience de l’usage. Elle permet d’évaluer les détours, les digressions, les ruses et les modalités de tous les détournements, déplacements, condensations et métamorphoses, mais aussi de mesurer les écarts, les ruptures, les pauses, les sauts.
Avec les dictionnaires, la Bible et les poètes, sans compter quelques grandes œuvres romanesques pour la lecture des longues journées, la langue reste le seul lieu où expérimenter nos passions, nos émotions, nos peurs, où inventer notre existence, de telle façon qu’elle soit à la fois bien à nous et certaine de son humanité. Nous pourrons ainsi, grâce à une langue maîtrisée et ouverte, intégrative et ample, nous préparer à recevoir, mains et yeux ouverts «Le bleu cavalier de la mort».
Ceci encore : «La poésie, écrit Meschonnic dans Célébration de la poésie, est un poste d’observation pour tout le langage, par sa fragilité, qui n’est pas seulement sociale mais aussi et d’abord éthique. C’est même cette fragilité éthique qui fait paradoxalement sa poétique. La poétique.»
Fragile, la langue est à notre image, et, comme nous, elle est souvent sous influence, c’est pourquoi le travail des poètes est important, et c’est avec justesse que François Debluë se définit comme un «peseur de mots». La poésie a fonction de gardienne de la langue, dans son amplitude, ses ressources et son imaginaire ; elle la protège contre les dérives manipulatrices et l’insignifiance qui est la plus grande menace qui aujourd’hui pèse sur les mots comme sur les images ; elle offre ainsi une forme de résistance au bavardage contemporain, sa précarité, à la surabondance aliénante de tout.
Pour conclure, trois conseils à jeter au vent et que seuls les oiseaux et les araignées chercheront à attraper :
Le premier : pour le voyage, la seule chose importante est de savoir préparer ses bagages, bien à l’avance, anticipant la route, le chemin, la halte, inventant la rencontre, l’épreuve, la loi du retour, avant que l’angoisse et la peur de l’inconnu ne nous paralysent. Les bagages, il les faut plutôt petits pour pouvoir s’en délester dès que possible. Les recueils de poème sont à cet égard parfaits, car ils nous apportent à la fois les fragments, leur composition architecturale et le rêve de l’unité perdue ; ils nous maintiennent aussi dans la parole et le bruissement des mots. Ce sont nos compagnons des fins de journée ou des soirs, et nous pouvons aussi, si l’envie nous en prend, les donner, les oublier, les perdre.
Nicolas Bouvier, grand voyageur s’il en fut, a préparé, des années à l’avance, son dernier voyage, mis en place ses ultimes préparatifs : il a choisi les passages de la Bible qu’il voulait que ses proches, sa famille, ses amis, mais peut-être aussi ses ennemis, écoutent avec attention et gratitude ; il a demandé à un pasteur qu’il connaissait bien, un ami d’études, dont la voix lui était familière, de prendre la responsabilité de cette lecture, sans mettre beaucoup de choses autour ; quant à la musique, il a laissé ses proches choisir, sûr de pouvoir, dans ce domaine qu’il avait su partager, leur faire confiance. Ce faisant, Nicolas Bouvier nous a donné une grande leçon : se préparer à l’avance, d’une part, avant la faiblesse et la peur, et faire des choix nuancés qui respectent la liberté des êtres et, d’autre part, savoir partir à temps, sans bruit ni drame, comme quand le train se met à rouler ou le bateau à s’éloigner du quai.
Le deuxième : la disponibilité aux métamorphoses, aux renversements et aux changements d’échelle, c’est l’humour qui nous l’offre, nous permettant de faire face à tout, et surtout de ne pas refouler la mélancolie. Anne Perrier le dit à sa façon active, inventive : «creuser des puits dans le ciel».
Le troisième : poèmes ou simples mots bien agencés, peu nombreux mais forts, communiquent la chance d’être vivant jusqu’à la «Dernière Douane», comme le dit Nicolas Bouvier ou jusqu’à la rencontre avec «Le bleu cavalier de la mort», comme l’a imaginée Anne Perrier. Jacques Roman a traduit ce long débat minutieux entre la poésie, la vie, la mort dans un recueil récent intitulé, contre toute attente, D’entente avec oui :
Sève et silence
S’alanguit la langue
quand ouï en l’air léger
ce oui immense
l’infinie et douce étreinte
d’une enveloppante présence
d’ocre et de bleu
D’ores la nappe déployée
de la vie et de la terre
du pas le murmure
hors l’ornière du passé
et du visage le reflet
à fond de miroir retiré
Silence et rêve