Novembre dans la chambre jaune, il fait nuit. Je mange sur la table que j’ai remontée de la cuisine, j’ai allumé le chauffage électrique. Ça chauffe très vite avec une odeur de plastique brûlé, je l’éteins après pour la nuit. Je me couche en survêtement dans le lit étroit avec la couverture bleue et la grise par-dessus, au chaud. Mon cœur qui bat trop vite me réveille à cinq heures, j’ouvre les yeux et je dois me calmer. J’allume la lumière et lis un moment, j’essaie de me concentrer, j’y arrive. Après j’écoute les nouvelles du matin à la radio, je sors du lit dans le froid et m’habille vite, je descends au salon. C’est un désert ce salon, je le traverse sans rien regarder. Dans la cuisine je prends des pommes que je mets dans mon sac, je mange peu, je veux être léger. Quand j’écrirai je raconterai ça peut-être, ce que ça fait d’avoir un corps léger, ce que ça change. Coco me trouve trop maigre, elle pense que la maigreur lui va parce qu’elle a toujours été comme ça, qu’elle est vieille. Que moi je ne suis pas fait pour ça.
Je pars travailler à vélo, il fait encore nuit quand je sors du centre-ville par le pont blanc au-dessus de la rivière. Sur les terrains de sport en bas je vois des garçons s’entraîner aux barres fixes. Plus loin, dans le terrain vague près des bâtiments de l’armée, un chien s’arrête de jouer quand je passe près de lui. Il a de grandes pattes blanches, moi mon casque noir épais, on se regarde. Et puis on repart chacun de son côté, on s’oublie. Une fois dans le quartier, sur la voie piétonne, je croise ce garçon en fauteuil roulant poussé par son père, on se voit chaque matin. On hésite à se dire bonjour, je continue. J’arrive au boulot en avance, je fais couler le café pour les femmes de ménage en attendant Thomas. Thomas a huit ans, il est petit pour son âge, blond et je m’occupe de lui. Je suis assis à sa droite en classe quand il travaille, je sors avec lui dans les couloirs quand il n’en peut plus, je le serre contre moi quand il veut se tirer. Il est fort malgré son petit corps, ses jambes surtout. J’ai mis du temps à savoir m’y prendre avec lui, à le serrer à la taille avec un seul bras jusqu’à ce qu’il puisse se calmer. Thomas est rusé. Le matin il se fait déposer à l’école en taxi depuis son internat, je l’attends à la grille. Un jour où son chauffeur habituel est malade, il demande à son remplaçant de le déposer plus loin dans la rue. Dès que la voiture s’arrête il ouvre la portière et part en courant. Quand je le retrouve place Cassin on marche à distance un moment, puis je le rattrape sur le parking de la station essence. On est chacun d’un côté d’une Renault grise, il a une pierre à la main. Je lui demande de la poser, s’il te plaît. Il me regarde, il voudrait la poser. Et puis il la lance dans le pare-brise qui se fêle de partout à la fois. Il est content une seconde, il ne sait plus quoi faire ensuite. Alors c’est fini, il s’approche de moi, il se rend. Je laisse un mot au proprio de la Renault et je prends Thomas par la main, sa main chaude, un peu moite, il est toujours chaud. On rentre et on arrive dans la classe où il s’endort presque aussitôt, il est épuisé. Les autres enfants ne font pas de de bruit pour ne pas le déranger, la maîtresse me fait signe qu’on peut le laisser dormir. Elle s’appelle Sandra, elle a une voix grave et je la vois toute la journée aller d’une table à l’autre, d’un enfant à l’autre.