Écrits d’ailleurs
Parution Juin 2011
ISBN 978-2-88182-703-7
368 pages
Format: 140 x 210 mm
Disponible

Traduit de l'anglais par Mathilde Fontanet

Écrits d’ailleurs
Disponible

Traduit de l'anglais par Mathilde Fontanet

Poche
Parution Avr 2025
ISBN 978-2-88907-479-2
448 pages
Format: 105x165
Bientôt disponible

Traduit de l'anglais par Mathilde Fontanet

Helene Cooper

La Maison de Sugar Beach

Écrits d’ailleurs
Parution Juin 2011
ISBN 978-2-88182-703-7
368 pages
Format: 140 x 210 mm

Traduit de l'anglais par Mathilde Fontanet

Écrits d’ailleurs

Traduit de l'anglais par Mathilde Fontanet

Écrits d’ailleurs
Parution Avr 2025
ISBN 978-2-88907-479-2
448 pages
Format: 105x165

Traduit de l'anglais par Mathilde Fontanet

Résumé

1966, enfance dorée, Monrovia, Liberia. Aujourd’hui, grand reporter, Washington, États-Unis.
Helene Cooper a grandi et vécu sa première adolescence dans le très privilégié milieu des Congos, ces descendants d’esclaves affranchis d’Amérique venus créer le Liberia au XIXe siècle en Afrique. Le 12 avril 1980, grand ciel bleu, elle se réveille dans sa maison de 22 pièces, se prépare à sa leçon de ballet et à faire la demoiselle d’honneur l’après-midi. Mais non, c’est le coup d’Etat, sa société est renversée. Un mois plus tard elle fuit aux États-Unis avec sa mère et sa sœur, laissant derrière elle Eunice, sœur adoptée et meilleure amie, d’une tout autre caste.
Helene Cooper fait un magnifique récit sur le Liberia contemporain, à partir de sa propre histoire. Avec un subtil mélange de tendresse et d’honnêteté, elle raconte comment des gens comme elle se sont rendus coupables d’effroyables injustices sans être pour autant monstrueux. Les anecdotes sont souvent drôles, les télescopages de la grande et de la petite histoire donnent la mesure des paradoxes de chacun. Helene Cooper est enjouée, franche, impitoyable.

Autrice

Helene Cooper

Helene Cooper est née en 1966 au Libéria. Les ancêtres de ses deux parents appartenaient aux fondateurs de la nation crée par d’anciens esclaves qui retournèrent en Afrique après l’abolition de l’esclavage aux Etats-Unis  Appelés les Congo People, ils constituaient l’élite du Libéria. Lors du renversement  de leur pouvoir en 1980, ils furent des milliers à fuir les atrocités de la guerre civile pour s’établir aux Etats-Unis.

Hélène, adolescente, traumatisée notamment par le viol de sa mère, n’a qu’une ambition : se refaire une identité américaine. Elle réussit parfaitement et devient journaliste au Wall Street Journal et au New York Times. Elle parcourt le monde pour témoigner de tous les conflits aux quatre coins du globe – sauf celui qui ravage son pays natal. En 2003, elle est envoyée en Irak et échappe de justesse à la mort – c’est à ce moment-là qu’elle décide de ne plus continuer à porter le poids du refoulement de son identité et de retourner au Libéria.

Aujourd’hui, Helene est correspondante au Pentagone. Elle a reçu le prix Pulitzer 2015 du reportage international pour son travail sur l’épidémie d’Ébola et a officié comme correspondante à la Maison-Blanche sous Obama. Toujours fortement attachée à ses racines, elle consacre son écriture littéraire au Libéria.

Dans les médias

« La Maison de Sugar Beach est le récit superbe et poignant d(‘une) enfance fauchée en plein vol. » (Pascale Zimmermann)

« L’autobiographie d’Helene, honnête, cocasse et tragique, se lit comme une histoire à tiroirs : celle d’une femme, d’un pays, d’une famille. Un beau cadeau, pour comprendre un coin de notre planète. » (Loyse Pahud)

« Un très beau récit mêlant l’historique et l’anecdote, le romanesque et la réalité, l’humour et la peur, la tendresse et la cruauté. (…) Impossible de lâcher ce texte aux images, aux couleurs et aux senteurs puissantes qui lève le voile sur le Liberia » Alexandra Schwartzbrod

Droits vendus

Français (poche)
Acquéreur Livre de poche
Année 2013

Extrait

 

1

Sugar Beach, 1973[1]

 

Tout ça, au départ, c’est une histoire de vauriens.

Parce que les cambrioleurs, nous les appelions « vauriens ». Au Libéria, on ne parle jamais de cambrioleur. Parfois, je disais « voleur », mais c’était juste histoire d’impressionner la galerie, ou alors pour renforcer « vaurien », comme quand je m’écriais « Un vaurien ! Un vaurien-voleur ! Un voleur ! » pour qu’on rattrape un vaurien en train de détaler. Pourtant, les vauriens n’avaient rien à voir avec les voleurs : un vaurien, ça s’introduisait chez toi la nuit et ça décampait avec ta porcelaine fine, tandis qu’un voleur, ça travaillait pour le gouvernement et ça s’en prenait au trésor public.

Notre maison de Sugar Beach était abonnée aux vauriens. Ils l’ont pour ainsi dire adoptée le jour où nous y avons emménagé. Et ça n’avait rien d’étonnant. D’abord, le mastodonte de vingt-deux pièces avec vue sur l’Atlantique que mon père avait fait construire se trouvait à une année-lumière de la civilisation, à dix-sept kilomètres de Monrovia ; ensuite, ma mère tenait absolument à remplir la maison d’ivoire, que les vauriens pouvaient emporter comme de rien ; et, pour achever le tableau, notre veilleur restait convaincu que la nuit était faite pour dormir, et pas du tout pour monter la garde.

Notre veilleur, c’était Bolabo. Un vieil homme, avec des cheveux coupés très courts, presque blancs. Il avait neuf dents, alternant entre le haut et le bas. Tu pouvais voir les trous quand il parlait, mais l’alignement était parfait quand il souriait, et il souriait à peu près tout le temps. Il n’avait pas de pistolet. Juste une matraque. Il marchait d’un pas dansant et avait toujours l’air joyeux, même quand ma mère lui criait dessus parce que des vauriens étaient venus dérober son ivoire pendant la nuit.

Je me rappelle la première fois. Moins d’une semaine après notre arrivée à Sugar Beach, je me réveille un matin aux cris de ma mère dans le jardin. Je saute hors du lit, je chancelle, je cours dehors. Jack, adossé au mur, savoure la scène. Il me fait un clin d’œil et m’annonce :

– Des vauriens sont passés par là pendant la nuit.

Par sa fonction, Jack serait notre domestique, mais il a grandi avec Papa, alors personne n’oserait l’appeler comme ça.

Maman a traîné Bolabo jusqu’au porche de la cuisine. Furieuse, elle va et vient devant la porte, et gesticule, et vocifère. Comme toujours tôt le matin, elle porte un bermuda en jersey, un T-shirt, et des mules. Ses cheveux, qu’elle a rassemblés sur sa tête, sont maintenant complètement défaits. Devant elle se tient Bolabo, incarnation de la plus pure contrition.

Bolabo : – Aïe ! Ma ! Pas une affaire !

Traduction : – Oh là là ! Quel malheur ! Il ne faut pas vous en faire, madame Cooper ! Il faut me pardonner !

Maman : – Incapable ! Crabe de mer ! Tu mérites que je te fiche à la porte !

Explication : Tentative d’intimidation. « Crabe de mer » est l’expression la plus proche du juron qu’elle puisse prononcer.

Le scénario restait toujours le même : tous les mois, Maman mettait Bolabo à la porte, puis le réengageait sitôt qu’il venait lui « tenir le pied ».

Bolabo : – Je vous tiens le pied, Ma !

Explication : La plus désarmante des supplications. Pour demander pardon à un Libérien, difficile de faire preuve de plus d’humilité que si tu lui dis que tu lui tiens le pied.

La scène durait une quinzaine de minutes, puis Maman claquait la porte, ulcérée. Pendant quelques jours, Bolabo redoublait de vigilance et faisait tout un cinéma. Il se tenait la journée entière dans sa chambre, dans le bâtiment des boys, pour bien montrer qu’il se reposait en prévision de sa garde. Puis, vers les six heures, il sortait dans le jardin, armé de sa matraque, et entamait sa ronde. Il commençait par inspecter les cocotiers autour du domaine, en quête d’indices d’une attaque imminente. Et il scrutait le fond du puits près de la clôture pour vérifier qu’aucun vaurien ne s’y dissimulait, dix mètres sous terre, prêt à se catapulter hors de sa cachette comme un diable hors de sa boîte quand la famille se serait endormie.

Bolabo s’installait ensuite dans son fauteuil près de la buanderie, d’où il s’extrayait d’un bond théâtral quand arrivait une voiture, des fois que des vauriens s’aviseraient de débarquer à sept heures du soir pour le dîner. Et puis, à n’y pas manquer, quand j’allais au lit, à huit heures, il s’était endormi.

Pas moi.

Comment pouvait-on s’endormir comme ça, au fin fond de la brousse ? Moi, le soir, quand j’allais me coucher, je regrettais notre ancienne maison de Congo Town.

Congo est un mot omniprésent au Libéria, même si le fleuve Congo n’y coule ni de près ni de loin. Nous, c’est-à-dire ma famille et tous les autres descendants des esclaves affranchis d’Amérique qui ont fondé le Libéria en 1822, on nous appelle les « Congos ». C’est un nom plutôt péjoratif, qu’avaient trouvé les Libériens d’origine au début du xixe siècle, après l’abolition par la Grande-Bretagne du trafic maritime des esclaves. Des patrouilles britanniques interceptaient les navires chargés d’esclaves qui quittaient la côte ouest de l’Afrique pour l’Amérique et les renvoyaient tous au Libéria ou en Sierra Leone, quelle que soit leur origine. Comme la plupart des négriers rejoignaient l’Atlantique par l’estuaire du Congo, les Libériens, dont beaucoup pratiquaient allègrement ce trafic et n’appréciaient pas du tout qu’on se mette à libérer les esclaves et à les débarquer au Libéria, appelaient les nouveaux arrivants les Congos. Et comme les Noirs affranchis d’Amérique sont arrivés au Libéria à la même époque, eux aussi sont devenus les Congos. À Monrovia, tu trouves du Congo à toutes les sauces. Congo Town est une banlieue de la ville. Nous y habitions avec plein d’autres Congos comme nous avant d’aller à Sugar Beach.

Nous rendions la pareille aux autochtones en les appelant les Indigènes – un nom encore bien plus péjoratif à nos yeux.

Papa nous a fait déménager à Sugar Beach parce qu’il trouvait la maison de Congo Town trop petite. Rien que trois chambres à coucher, trois salles de bains, un salon télévision, une salle de séjour, une bibliothèque, un bureau, une cuisine et, à l’extérieur, une hutte à palabres et une gigantesque pelouse. C’est là que Tello, ma cousine favorite et mon modèle suprême, m’inculquait les rudiments du savoir-vivre.

– Le coup de pied quand t’es en l’air ! me crie Tello un dimanche après-midi, sur la pelouse de Congo Town. La chaleur est étouffante. Ma queue de cheval trempée de sueur me colle à la nuque. À côté, les fidèles de l’église baptiste, qui ont passé des heures à chanter, viennent de s’interrompre pour leur goûter de quatre heures : du riz à la sauce aux écrevisses. Le riche fumet s’échappe de l’arrière de l’église et arrive chez nous par petites bouffées. Mon ventre gargouille.

Tello m’inculque le knock-foot, un sport de filles créé par les Indigènes. Il faut sauter sur un pied et, de l’autre, donner des coups en direction de ton adversaire : des mouvements complexes qui exigent du rythme, de l’équilibre et de la jugeote. Une bonne séance de knock-foot entre deux filles qui s’y connaissent ressemble à une véritable danse : chacune s’incline, lance un coup de pied et claque des mains en cadence.

Le knock-foot a plusieurs variantes. Le kor demande une précision impossible pour moi. Moi, je ne m’intéresse qu’au knock-foot rudimentaire. Saute, saute, coup de pied. Claque, saute, coup de pied. Sauf qu’il faut claquer et lancer le coup de pied à contretemps.

Mon front ruisselle de sueur. Je réessaie : saute, saute, coup de pied.

– Pas comme ça ! me reprend Tello.

Elle a quatre mois de plus que moi, et connaît parfaitement les règles de l’art.

– Toi, tu lances le coup de pied avant de sauter.

Et moi, découragée : « Aïe, j’essaie ! »

Saute, saute, coup de pied. Je lève le pied un peu plus haut et lui décoche un coup au beau milieu du genou. Elle frappe puissamment le talon contre le gazon, me tourne le dos, fait siffler sa salive entre ses dents (cette règle-là, au moins, je viens d’en passer maître), s’en va vers la maison.

Voilà la grande responsable de ma promotion sociale fâchée contre moi. Je la suis, toute piteuse.

– Tello, pas une affaire !

Le temps d’arriver à la salle de séjour, elle me pardonne. Du coup, nous allons nous asseoir sur le canapé de cuir noir pour jouer les mamans.

– Oh là là, mais ça n’est donc plus possible de trouver un domestique comme il faut, aujourd’hui, dit Tello. Elle croise les jambes et hisse sa poupée sur ses genoux. Je dis à Gladys va faire le lit et qu’est-ce qu’elle me fait ? Elle va nettoyer l’armoire.

Je pousse le soupir le plus convaincant de mon répertoire, balaie d’un revers de main la poussière imaginaire de mon pantalon, réponds :

– Et moi, j’ai bien trop le même problème. Je demande au Vieux Charlie de préparer du beurre de palme et voilà qu’il fait cuire de la feuille de manioc.

Que j’aimais la maison de Congo Town ! La ville était toute proche. Tello venait si souvent ! On voyait des gens. On ne s’ennuyait jamais. Au pire, on pouvait toujours aller embêter les baptistes d’à côté.

Mais Papa disait que nous étions tous entassés. Je partageais ma chambre avec ma petite sœur Marlene et sa nurse, Martha, une grande femme krou. Ça faisait beaucoup trop de monde, la nuit.

– T’en fais pas, me disait Papa, quand nous construirons la maison de Sugar Beach, t’auras ta propre chambre.

Ma propre chambre ! Tout le monde allait voir que j’étais grande.

– De quelle couleur tu la veux ? m’a demandé ma mère, avant que nous ne quittions Congo Town.

Après plusieurs jours de réflexion, je m’étais décidée :

– Ma chambre, elle sera toute rose.

Et c’est ainsi que, gagnée par l’illusion que je voulais une « chambre à moi », j’ai suivi ma famille à Sugar Beach, notre majestueuse nouvelle demeure.

Notre maison de Sugar Beach : un monstre futuriste de trois étages, style années soixante-dix, flanqué d’une véranda et surmonté d’un dôme de verre monumental. Il apparaissait dès que tu quittais la route pour t’engager sur le chemin de terre, à un kilomètre et demi de là. La maison se révélait peu à peu, comme une danseuse d’un cabaret parisien des années vingt. Quand tu émergeais du premier sérieux nid-de-poule (suffisamment gros pour engloutir une petite voiture européenne), elle te titillait avec son toit pentu et son dôme de verre, qui miroitait sous le soleil équatorien. Après le virage, au travers d’un enchevêtrement de plantes grimpantes et de pruniers, elle te laissait entrevoir un bref instant la terrasse panoramique du deuxième étage, côté est, dans des tons crème avec des parements rouge poivron, des couleurs savamment étudiées pour leur effet de contraste tropical. Puis, lorsque tu passais devant les deux huttes, à l’orée de Bubba Town (le village bassa le plus proche), elle te laissait découvrir les portes-fenêtres coulissantes de la salle de séjour du deuxième.

Et elle te réservait le grand final pour le moment où tu atteindrais le sommet de la colline : elle se dévoilait alors entièrement à tes yeux, mise en valeur par le reflet des vagues tumultueuses et la houle puissante de l’Atlantique, qui scintillait à perte de vue. C’était Camelot, le jardin d’Éden, la huitième merveille du monde. Le paradis de la famille Cooper, lieu de perfection où John et Calista Cooper pourraient élever leurs enfants modèles, choyés par des domestiques privilégiés et protégés des ravages de la saleté et de la pauvreté ouest-africaines par une climatisation centrale, des cocotiers stratégiquement disposés et un puits privé.

L’étage supérieur comportait cinq chambres à coucher, trois salles de bains, un salon télévision et un balcon intérieur, qui surplombait la pièce à jouets du rez-de-chaussée. À l’étage intermédiaire se trouvaient une immense cuisine, attenante à une salle à manger accessible par une double porte battante, une salle de musique avec vue sur l’océan, où un petit piano à queue était adossé à un mur en pierre, et la salle de séjour, sur deux niveaux, avec des canapés d’un somptueux velours cognac et des portes-fenêtres panoramiques qui donnaient, au nord, sur la brousse et, au sud, sur l’océan.

Au rez-de-chaussée, il y avait deux chambres à coucher, trois salles de bains, une gigantesque salle de détente avec bar équipé, une salle de jeu, une pièce à jouets, le bureau de mon père, et un placard spécial sous l’escalier pour notre sapin de Noël en plastique.

Le sol était en marbre, sauf dans les chambres à coucher, revêtues de moquette. Une horloge de parquet de près de deux mètres se dressait dans un atrium dans l’entresol de l’escalier de marbre qui reliait le niveau intermédiaire et le rez-de-chaussée.

Le terrain, de deux hectares et demi, tapissé d’un gazon vert luxuriant, était entouré d’hibiscus, de bougainvilliers et de cocotiers. Le garage, pour deux voitures, abritait les favorites du jour ; les automobiles plus anciennes et le pick-up de Papa étaient relégués sur un parking situé près du bâtiment des boys.

Nous sommes partis à Sugar Beach comme des pionniers de la future banlieue de Monrovia, qui se trouvait à dix-sept kilomètres. Nous présumions que la ville nous suivrait là-bas : les nouveaux lotissements, commerces, cafés et restaurants auraient dû progressivement sortir hors de la ville et repousser ses frontières plus à l’est, au-delà de Providence Island, où la première vague de Congos (les Noirs américains affranchis) avaient construit leurs maisons et établi leur capitale. Papa et, surtout, Maman avaient grandi dans des maisons qui se situaient maintenant au cœur de Monrovia. Mama-Grand, la mère de Maman, vivait encore « de l’autre côté du pont » à Bushrod Island, un quartier proche du port que les magasins et les entreprises avaient depuis complètement envahi.

À l’inverse, Sugar Beach était dans la brousse, au bord de l’océan. Nos voisins congos les plus proches étaient les internés de l’hôpital psychiatrique de Catherine Mills, à environ huit kilomètres. Beaucoup d’Indigènes vivaient à Bubba Town et dans d’autres villages des environs. Oncle Julius, le frère de Papa, avait aussi fait construire sa maison à Sugar Beach, à côté de la nôtre. Ainsi, au moins, nous avions nos cousines Ericka, Jeanine et Juju pour voisines. Les deux maisons formaient ensemble le complexe Cooper.

Notre maison de Sugar Beach était notre fierté et notre douleur. Elle attestait le standing de notre famille dans un pays où le standing comptait beaucoup, parfois même plus que tout. Côté conventions sociales, la société libérienne n’avait rien à envier à l’Angleterre victorienne. Au Libéria, l’apparence importait beaucoup plus que les qualités intérieures. L’essentiel était de compter parmi les Honorables. Le titre d’« honorable » donnait accès aux hauts postes du gouvernement. Il était en général réservé aux Congos, même si, occasionnellement, un Indigène était déclaré suffisamment instruit pour l’obtenir. Si tu étais un Indigène d’origine tribale, tu avais beau posséder un PhD de Harvard, tu restais socialement inférieur au premier Honorable venu titulaire d’un bachelor de pacotille d’une université de province. Papa avait un vrai bachelor en sciences, mais le fait d’être l’Honorable John L. Cooper Junior était sacrément plus important que tous les diplômes qu’il avait obtenus aux États-Unis.

Simplement, le complexe Cooper était loin de Monrovia. Il m’a suffi de deux jours pour me rendre compte que je m’étais fait avoir. À sept ans, dix-sept kilomètres, c’est le bout du monde si tes amis habitent tous la ville et que les vauriens et les chasseurs de cœur sont les maîtres de la nuit. Mon grand-père Radio Cooper avait installé l’électricité au Libéria, mais sa ligne téléphonique n’atteignait pas Sugar Beach, où ses deux fils avaient fait construire leur maison.

Mes plaintes ont commencé le jour de notre arrivée :

– Papa, quand c’est qu’on aura le téléphone ?

– Mais t’as sept ans. Qui tu veux appeler ?

– Ceux de Tello.

Au Libéria, si tu dis « ceux de » avant le nom d’une personne, tu inclus tout un groupe. « Ceux de Tello » signifie « Tello et ses sœurs ».

– Et c’est quoi que tu veux lui raconter ? T’attends dimanche quand ta Maman t’emmène à l’église.

Pas trop moyen d’argumenter avec Papa. Il se trouvait tout en haut de la hiérarchie de Sugar Beach, avec Maman. À eux deux, John Lewis Cooper Junior et Calista Esmeralda Dennis Cooper représentaient trois dynasties libériennes : les Cooper, les Dennis et les Johnson.

La filiation de l’Honorable John Lewis Cooper remontait jusqu’à l’un des premiers navires de Noirs affranchis qui avaient quitté les États-Unis pour le Libéria, au début du xixe siècle.

L’ancêtre de Maman, lui, était arrivé par le tout premier navire, en 1820. Si Elijah Johnson n’était pas né, le Libéria n’aurait peut-être pas vu le jour. Avec soixante-cinq autres, il survécut à la traversée. Les trois Blancs qui les accompagnaient, de même que vingt autres Noirs, moururent quelques semaines après leur arrivée en Afrique de l’Ouest. Elijah Johnson tint bon et, à ce qu’on dit, il fonda bien plus tard Monrovia alors que la maladie avait eu raison de la plupart des autres affranchis colonisateurs.

Lorsque les autochtones attaquèrent les nouveaux arrivants, Elijah Johnson organisa leur défense. Une chaloupe canonnière britannique accosta et son commandant lui proposa son aide à condition qu’il se range sous le drapeau britannique.

– Nous ne voulons pas ici d’un drapeau qu’il nous sera plus difficile de mettre à bas que de battre les autochtones, répondit Elijah, avec cette phrase historique que nous apprenions à l’école.

Le fils d’Elijah Johnson, Hillary Johnson, fut le sixième président du Libéria. Son arrière-arrière-petit-fils Gabriel Dennis, mon grand-oncle, fut secrétaire d’État et ministre des Finances. Cecil Dennis, le ministre des Affaires étrangères, était mon cousin, même si nous l’appelions Oncle Cecil.

Maman était très fière de recevoir périodiquement, en tant qu’héritière d’Elijah Johnson, un chèque de vingt-cinq dollars du gouvernement : la pension de son ancêtre, répartie entre ses descendants. Il arrivait que des jaloux (des Congos comme des Indigènes) s’offusquent qu’un pays pauvre du tiers monde distribue son argent aux héritiers d’Elijah Johnson encore plus d’un siècle après sa mort. Mais Maman répondait :

– Et dites-moi, sans Elijah Johnson, il serait où, le Libéria ?

Papa avait de l’autorité, mais c’est Maman qui détenait le pouvoir. Elle était grande, mince, et avait la peau claire. Sa chance était surtout d’avoir de longs cheveux, doux et soyeux, semblables à ceux des Blancs : le critère suprême de la beauté au Libéria. Elle avait de longues jambes, un cou gracile et ne sortait jamais sans ses lunettes de soleil Christian Dior bien calées sur son nez. Elle a conduit la toute première Lincoln Continental Mark IV du Libéria. À part ça, elle pouvait très bien harceler le Vieux Charlie, un de nos cuisiniers, pour s’assurer qu’il mette suffisamment de raisins secs dans les roulés à la cannelle puis, une minute plus tard, tendre un billet de cent dollars à une marchande venue la solliciter à la maison pour pouvoir mettre ses enfants à l’école.

Les membres de la famille du côté de Papa, les Cooper, étaient les rois des affaires. Les cinq frères arrivèrent de Virginie en tant qu’hommes libres en 1829, c’est-à-dire très tard, selon les critères de Maman. Ils achetèrent du terrain à gauche et à droite et devinrent vite l’une des familles les plus puissantes et les plus riches du Libéria. Mon arrière-arrière-arrière-grand-oncle, Reid Cooper, commodore dans la marine libérienne, aida à combattre les Indigènes et vola à la rescousse de l’un des premiers groupes de colons attaqués par des autochtones en colère dans le comté du Maryland. Radio Cooper, mon grand-père, était responsable des Télécommunications au Libéria. Mon oncle Julius était ministre de l’Action pour le progrès et le développement. Et mon père était sous-ministre des Postes.

Sur une photo du cabinet de William Tubman, l’ancien président du Libéria, prise en 1944 tout juste après son inauguration, on voit mon grand-oncle maternel, Gabriel Dennis, secrétaire d’État, à côté de mon grand-père paternel, Radio Cooper. Mon grand-oncle Gabriel y a la bouche plate de ma mère, qui est aussi la mienne. Et mon grand-père Radio Cooper y a les yeux enfoncés de mon père, qui sont aussi les miens.

Leurs ascendances semblaient les placer sur un pied d’égalité, mais en fait Papa et Maman venaient de deux planètes différentes. Papa ne prenait rien au sérieux. Il buvait comme un vrai Cooper : de la bière mêlée à de l’œuf cru pour le petit déjeuner, du gin pour le déjeuner et du whisky pour le dîner. De son côté, Maman considérait une gorgée de brandy comme un délicieux interdit. Maman allait à l’église religieusement, alors que Papa s’en tenait à distance comme s’il s’y cachait un serpent venimeux. Maman était hypersensible et se vexait facilement. Sa mention dans son album de promotion est « Calista Dennis, notre Lista, sympathique et appréciée, mais plutôt compliquée ». Papa était un incorrigible fanfaron, qui prisait beaucoup ses propres mots d’esprit et adorait jeter un pavé dans la mare. Il racontait :

– J’avais déjà perdu un million de dollars à l’âge de trente ans.

Papa avait la peau claire, lui aussi, avec les grosses joues rebondies des Cooper. Il portait un bouc, et avait les yeux enfoncés. Maman le traitait de courtaud parce qu’ils étaient exactement de la même taille et qu’il voulait toujours la dissuader de porter des chaussures à hauts talons lorsqu’ils sortaient ensemble.

Après Maman et Papa venait ma place sur le mât totémique familial, du moins de mon point de vue. « Hélène la grande » : c’est le nom que je me donnais. Ma mère m’appelait « Joie de mon cœur ». Mon frère John Bull (même Pa) « Méchant gâteau » et mes cousins « Cooper la Fofolle ».

J’étais plus foncée de peau que Papa et Maman, mais tout de même relativement claire pour une Libérienne. Je suis née le 22 avril 1966, par césarienne, à la clinique Cooper de Monrovia. Je pesais cinq kilos trois cents grammes. Lorsque le médecin m’a tapoté le torse pour vérifier le fonctionnement de mes poumons, j’ai grogné comme Barry White. Maman, qui ne pesait que cinquante-trois kilos à l’époque, était trop fatiguée pour bien me regarder après l’opération. Elle a simplement demandé « Tout va bien ? » avant de s’endormir. Lorsqu’elle s’est réveillée, l’infirmière lui a demandé :

– Vous êtes prête à découvrir votre monstre ?

J’étais la preuve vivante que Maman pouvait concevoir. Elle avait trente-deux ans lorsque je suis née, deux bonnes années après qu’elle et Papa se furent mariés. C’est un âge avancé pour l’Afrique de l’Ouest, où les filles sont mariées dès qu’elles reviennent de la brousse grebo[2]. Bien sûr, nous étions des Congos civilisés, avec des racines américaines. Alors, Maman n’avait pas été envoyée dans la brousse grebo à quatorze ans pour y être excisée et pour y apprendre à partager son mari avec trente-six autres épouses. Pourtant, même dans la société libérienne des Congos, trente-deux ans, c’était très tard pour avoir ton premier bébé.

Elle m’a emmaillotée dans une petite laine avant de me ramener à la maison, chaudement emmitouflée pour protéger ma jeune peau moka clair du soleil africain – et des moustiques.

– Tu es la joie de mon cœur, ne cessait-elle de me répéter.

Et j’en étais bien convaincue. J’étais unique. Personne n’était plus unique que moi.

 


[1] Helene à Sugar Beach.

[2] Le peuple grebo qui fait partie du groupe krou est établi au centre-est et au sud-est du Libéria, ainsi qu’à l’ouest de la Côte d’Ivoire (NdT).

 

 

 

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