So Ra
Je m’appelle So Ra.
Le caractère chinois ra de So Ra désigne une plante, le persil. Au départ, mes parents voulaient prendre un autre ra, qui signifie « fruit », mais mon grand-père qui était allé déclarer ma naissance à l’état civil avait commis une erreur. Il paraît qu’il aimait bien manger du persil, alors il ne s’agissait peut-être pas d’une erreur, mais de ses goûts personnels. En effet, les formes de ces sinogrammes ne sont-elles pas très distinctes ? Tu ne peux tout de même pas prétendre que tu les as confondues, papy ! Je n’ai gardé que peu de souvenirs de mon grand-père. De toute façon, nous n’avons pas eu beaucoup d’occasions de nous en fabriquer vu qu’il est mort quand j’avais deux ans d’une hépatite après avoir mangé des poissons qu’il avait pêchés dans une rivière. On m’a dit que c’était un homme d’une carrure moyenne, d’une force moyenne, moyennement débrouillard, toujours jugé moyen en tout.
Tu sais.
Ton grand-père n’est pas mort à cause des poissons pêchés dans une rivière, m’a dit ma mère.
Il y avait une inondation.
Une inondation a emporté gens et maisons. Ton grand-père a pêché dans ce chaos. Il a lancé sa ligne dans l’eau boueuse où flottaient baraques, bêtes et humains. Il a mangé les poissons ainsi pêchés et c’est comme ça qu’il est mort. Mets-toi à la place de ceux que le courant emportait. Comme ils devaient être en rage ! Comme ils devaient souffrir ! Il avait plongé sa ligne dans ces eaux-là, il a été foudroyé par la mort. Il avait avalé la rancœur de ceux qui ont eu la joue ou le dos griffé par son hameçon.
Ma mère s’appelle Ae Ja.
Na Na et moi l’appelons souvent Ae Ja, plutôt que Mère. Ça lui ressemble plus quand on l’appelle Ae Ja. La syllabe ae signifie « amour ». Comme son nom l’indique, elle était remplie d’amour, elle en débordait même.
C’est surtout quand elle fréquentait notre futur père qu’elle débordait de cette passion digne de son prénom. Na Na et moi l’avons entendue maintes fois évoquer ce temps-là. Leur histoire d’amour ayant commencé en été, beaucoup de faits se rapportaient à cette saison. Il y aurait eu une forte tempête, le genre qui n’arrive qu’une fois tous les cent ans.
Le vent aurait soufflé si fort que des panneaux se seraient envolés, des poteaux seraient tombés et des arbres auraient été arrachés.
Ils auraient marché tous les deux dans la bourrasque, sans que les pans de leurs vêtements ne se retournent une seule fois. Enjambant le tronc d’un arbre qui venait de s’abattre sous leurs yeux, ils auraient continué à cheminer sous un parapluie. Tandis qu’ils avançaient, des brindilles prises dans le tourbillon se seraient envolées comme autant d’os ou de fléchettes sans les blesser le moins du monde.
Que faisiez-vous en marchant, lui ai-je demandé un jour.
Après réflexion, Ae Ja a répondu, On discutait.
Elle disait qu’ils avaient marché tout en continuant à discuter à l’infini, à l’infini, même si elle n’avait gardé aucun souvenir de ce qu’ils disaient. Je lui ai alors demandé comment elle avait pu ne rien retenir d’autant de paroles échangées et elle m’a expliqué, Tu vois…
J’étais tellement concentrée pour l’écouter que rien n’est resté dans ma mémoire, mais tout s’est intégré à mon corps.
Ton corps ?
Je ne l’écoutais pas, mais plutôt je mangeais ses paroles. J’ai tout mangé et bu au point qu’il n’est rien resté pour ma mémoire, tout s’est uni à mon corps.
Comme une gorgée de lait avalée le matin devient du sang et du muscle, tous ces propos sont devenus mon sang et mes os, a déclaré Ae Ja avant de se plonger dans la méditation, comme si elle ressassait ce qu’elle venait de dire.
Il y a un cliché qui montre l’Ae Ja de cette époque.
Elle est jeune, jolie et joyeuse.
Sur cette photo prise dans un parc d’attractions, elle se tient en-dessous de stores bariolés qui lui dessinent une ombre orange sur le visage. Devant un manège aux couleurs telles qu’on a l’impression qu’il va fondre si on le porte à sa bouche, elle arbore un sourire radieux, la tête tournée vers le photographe. Les cheveux courts, dont l’extrémité se courbe vers le cou, s’éparpillent de façon charmante, la peau est blanche et les lèvres rouges. On dirait la Blanche-Neige du conte. À côté d’Ae Ja-Blanche-Neige se tient mon père. Ou il a bougé au moment de la prise, ou il a été photographié alors qu’il était en mouvement : son profil flou tout souriant sort du cadre par le bas à droite. C’est la seule photo de lui qui nous reste, à Na Na et moi. Ae Ja s’est débarrassée des autres. Les a-t-elle mangées ? me demandé-je parfois. De la même façon que les propos, seraient-elles devenues une partie de son corps ?
Comme on distingue ses dents, il était peut-être en train de rire. Quand je regarde cette photo, j’imagine la modulation de ce rire et le timbre de sa voix. Cette voix devenue le sang et les os d’Ae Ja, comment était-elle ? Je devrais m’en souvenir, même vaguement, car j’ai vécu avec lui jusqu’à l’âge de dix ans. Je devrais m’en souvenir comme de mes jouets de ce temps-là ou encore des sandales que je mettais habituellement.
Elle devait être comme ça.
Elle devait être comme ça, me dis-je parfois en imaginant un timbre de voix, mais je ne peux en être sûre. Je suis incapable de me la restituer correctement alors que jusqu’à mes dix ans, j’ai dû l’entendre m’appeler des centaines de fois. Elle a fini par disparaître à force de se diluer dans d’innombrables sons. J’ai beau essayer d’imiter sa voix en l’imaginant m’appeler, So Ra !
So Ra !
Ce n’est plus qu’une phrase noire gravée sur une feuille de papier.
Mon père s’appelait Kûm Ju.
Le sinogramme de son nom se prononce kûm, mais kim pour un patronyme. Il s’appelait Kim Kûm Ju.
C’est un prénom de fille ! a-t-il dû s’entendre dire dans son enfance.
Il est mort alors que Na Na et moi avions respectivement neuf et dix ans. Happé par de grandes roues dentées à l’usine où il travaillait. Il paraît que quand on l’a récupéré, son torse était cisaillé et qu’il a fallu faire un appel dans tout le personnel pour l’identifier.
C’est Ae Ja qui nous l’a raconté.
Tu sais.
Il a travaillé dur sans relâche en nous assurant qu’on vivrait heureux tous les quatre.
Le pauvre.
Mais pourquoi a-t-il travaillé si dur ?
Après nous avoir raconté cette histoire, Ae Ja ajoutait que la vie pouvait être brisée de cette façon à n’importe quel moment. Votre père a eu une mort atroce, mais pas parce qu’il était quelqu’un de particulier.
La vie, c’est comme ça.
Vaine.
La vie est comme ça, pas la peine de se donner du mal.
Cette année, j’ai eu l’âge qu’Ae Ja avait sur la photo.
Ae Ja est toujours jolie, mais elle n’est plus jeune. Ce n’est pas qu’elle soit vieille. Mais elle maigrit. Ce ne sont pas ses bras ni son corps, mais la partie immatérielle quelque part en elle qui rétrécit chaque jour et devient minuscule. Quand Ae Ja reste assise dans un coin ensoleillé, on a l’impression que, si on la secouait par les épaules, quelque chose qui ressemblerait à une noix roulerait entre ses côtes en faisant cling cling.