Matin clair à Montmartre
Dix-huitième arrondissement. Rue Caulaincourt. Paris s’éveille. La chaussée mouillée reflète l’éclairage jaunâtre. Les lumières de la place de Clichy s’élèvent entre les bâtiments. Sur le trottoir, quelques pigeons se disputent des restes de nourriture.
J’ai froid. Je me dégourdis les jambes, remonte le col moutonné de mon blouson de cuir. La température a chuté ces dernières heures. J’entends au loin les sirènes deux tons. Les patrouilleurs patrouillent.
Je jette un coup d’œil sur les quelques lascars cuités qui traînent le regard sur le macadam. Les premiers signes matinaux se multiplient. Les employés de la voirie besognent du balai, les arroseuses municipales arrosent, les livreurs de journaux déchargent les hebdomadaires, les maraîchers empilent les cageots à légumes et les poissonniers décomptent les perches, ombles, brochets et maquereaux tout juste livrés ; le pain chaud est annoncé par le couinement particulier du rideau métallique des devantures de boulangeries qu’on enroule. Il ne manque que le chant d’un coq.
Je descends la rue en direction du cimetière Montmartre pour rejoindre le véhicule garé, mordant à pleines dents un croissant au beurre, acheté à l’instant. Je brosse les miettes tombées sur ma chemise. J’ai encore pris du ventre.
Je suis un brin nostalgique. Ces petits matins sont des moments d’introspection : un policier en tenue de patrouille dans le brouillard d’une ruelle pavée. Le cliché qqu’on trouvait accroché à l’entrée de la salle de cours de l’académie de police me réchauffait l’âme quand les exercices laborieux, et parfois inutiles, me faisaient douter de mon engagement dans le métier. Plongé dans la contemplation de ce passé photographié, je m’imaginais déjà être ce gendarme qui patrouillait au matin clair dans une rue silencieuse, faisant le guet.
Décidément, les matins appartiennent aux flics de quartier, appartiennent aux cafetiers, aux boulangers, aux éboueurs, aux putes, aux caïds, aux chauffeurs de taxi et aux livreurs de journaux ; une population qui se retrouve au café chez Lorette ou bien chez Jeannot ; une population auprès de laquelle j’ai appris que le combat d’une vie était avant tout livré contre soi-même.
C’est au point du jour que s’est éveillé le sentiment que ces matins-là sont les prémices d’une journée qui nous approche inexorablement de la fin… Une fatalité bien flicarde que de ressentir chaque jour la fin de l’aventure, et pourtant on ne se sent jamais aussi vivant. Tous les collègues ne peuvent pas en dire autant, les nuits avalent pas mal de flics.
Je m’installe dans la voiture, pose la tête contre l’appui et ferme les yeux un instant. Je cogne le talon de mes chaussures contre le plancher, ce qui soulage mes pieds trop serrés dans mes souliers en cuir, achetés dans une boutique du boulevard Haussmann.
J’ai les paupières lourdes. Je connais bien cette sensation. Je me décontracte, respire profondément. Il s’agit seulement de deux ou trois minutes. Il vaut mieux laisser gagner la somnolence que la combattre. Je dis ça d’expérience.
Je m’enfonce dans le siège dans un état de demi-sommeil. Je sombre doucement. J’entends un, deux, trois, véhicules circuler rue Caulaincourt. Des rais lumineux filent sous mes paupières. Je songe. Je vois la silhouette de Cassandre, la cartomancienne de mon quartier, une amie. Cassandre est originaire d’Égypte. Elle a les yeux verts, est constamment couvertes de fichus colorés et bardée de bijoux clinquants. Nous avons très souvent discuté de ce monde et de l’invisible. Cassandre s’est toujours montrée attentive, trouvant que j’avais le charme de ses ancêtres. Je lui ai souvent arrangé ses petites arnaques, en échange de quoi elle parvenait presque à me faire croire à une lointaine descendance pharaonique. Elle ne révèle les malheurs à venir qu’à des clients qu’elle ne connaît pas, ou peu. Je suis épargné depuis le temps qu’on se fréquente. Cassandre en jette, elle fait rêver les hommes… c’est son gagne-pain.
Je glisse ainsi doucement à l’horizon de mes rêves, tandis que le bruit des voitures s’éloigne. L’image se précise. Cassandre me saisit la main sans rien dire. Elle redresse la tête. Ses yeux sont d’une clarté fabuleuse.
- APPEL GÉNÉRAL ! crépite la radio de bord de mon véhicule. Rodéo porte d’Arcueil… BMW grise…
Je me réveille, les yeux clairs de Cassandre disparaissent.
Je me concentre, efface mes rêvasseries, recueille sur un bloc-notes les consignes formulées par la Centrale d’alarme à la radio. On ne sait jamais ! L’appel s’égare sur les ondes parisiennes.
Je frissonne. J’ai froid.
J’aperçois des rats qui filent sous des cartons oubliés près de la porte de l’entrée de l’immeuble en surveillance. Les collègues de l’antigang planquent depuis bien quinze minutes maintenant. Silencieusement, ils ont investi l’immeuble, grisâtre et abîmé par les hydrocarbures. Il n’est pas question de laisser une chance à ces truands, des vicelards d’élite. Ça fait sept jours que des agents infiltrés ont fait sauter une fraction du Wo Sing Wo, un syndicat criminel hongkongais bien organisé dans l’exportation de jeunes filles vers New York.
Pendant ce temps-là, je me les gèle à Montmartre. J’ai sommeil. Vrai que je suis fatigué, sur le qui-vive depuis quatre jours, sans intervenir où que ce soit, dans quoi que ce soit. Je trépigne d’impatience, je ne suis à Paris que pour les renseignements que j’ai fournis à mes collègues d’Europol spécialisés en filières d’immigration et traites d’êtres humains.
L’affaire qui m’amène à Caulaincourt m’est tombée dessus alors que j’interpellais un passeur chinois à Genève, que je traçais depuis Macao via Bangkok. Durant la procédure d’enquête, j’avais reçu un texto d’un boss d’Hongkong qui me proposait une forte somme, en dollars. Douze semaines d’une partie d’échec qui a abouti ces jours-ci en France, à la PJ, quai des Orfèvres 36.
Il m’a fallu user de précautions particulières, car tromper les Chinois c’est risquer gros. Mon affaire a permis qu’un vaste réseau d’enquêteurs porte des estocades aux communautés chinoises en France, celles de Wenzhou et de Teochew. Une nouveauté : leurs jeunes filles se prostituent place Denfert-Rochereau, République, Gare de l’Est, Strasbourg Saint-Denis, Porte de la Chapelle… ça les sort de Belleville ou de la dalle des Olympiades.
Pour l’instant, je m’ennuie dans ce véhicule de service, une Mégane en ruine, ferrailleuse et asthmatique. Une voiture de flics ! Quatre autres banalisées sont immobilisées près de l’école de Saint-Jean de Montmartre, les unes derrières les autres. Je devine les mêmes odeurs : clopes et transpiration.
J’observe une mouche qui s’acharne contre le pare-brise à l’intérieur de la voiture. Elle remue ses ailes frileuses. Comme moi, elle cherche une sortie, en beauté si possible. C’est peu probable, je sais que l’histoire finira de manière funeste.
Ces temps-ci, j’ai les idées plutôt sombres. Je me suis rendu compte que ma vie s’étiolait. Quarante ans, et je m’emmerde. C’est pourquoi je n’ai pas hésité à m’engager sur de nouvelles affaires policières. J’ai tout fait pour venir aux Orfèvres. Quatre jours dans ce lieu mythique, un pèlerinage en quelque sorte.
J’ai d’ailleurs été verni, je me suis retrouvé au pissoir à côté du patron de la crim’. Je n’aurais jamais imaginé que je puisse le rencontrer, même dans mes rêves les plus foldingues. Il m’a invité dans son bureau. Je n’y croyais pas. Larges fenêtres sur la Seine, immense bureau, table de conférence et un vieux coffre-fort. Il m’a offert un SevenUp, on a parlé de l’histoire de sa brigade qui a toujours occupé les troisième et quatrième étages du 36. On a parlé boulot, on s’est découvert un ami commun, Gilbert. Un inspecteur genevois hors pair qui m’a pas mal influencé. Quand tu entres dans la Grande Maison, tu te fixes rapidement avec un plus ancien. Gilbert était du genre discret. Il a baigné dans les affaires les plus importantes du bassin lémanique. Les truands l’ont toujours respecté. Gilbert a compris un peu tard qu’un bon nombre de voyous sévissaient d’abord chez les flics. Il me disait un jour que s’il avait toujours une arme de poing fixée à la cheville, c’était par méfiance envers quelques collègues. Ce sont ce genre d’histoires de flics qui plaisent beaucoup dans les polars. Ce sont ces histoires de flics qui font qu’aucun de nous ne croit plus guère aux gendarmes et aux voleurs, trop souvent cousins.
Une chose est incontestable, si tu réussis à assurer une mission au 36, tu deviens le mec qui y est allé, t’es médaillé. Et si en plus t’as rencontré le patron de la crim’ ! Bon, après tu brodes, tu racontes un peu d’histoires, tu fais durer le suspens auprès de tes camarades de classe et tes proches… c’est la règle du jeu.
- On a flingué Le Rouquin.
- Sans blague ?
- J’te dis.
- Oh putain, mais c’est qui Le Rouquin ?
- Pfft, un dur.
- Un dur ?
- Un dur j’te dis… peux pas en dire plus.
- Oh putain, t’as flingué.
- C’est Paname p’tit !
Alors tu termines la conversation en sirotant le Jack Daniel’s qu’un jeune de ton équipe a servi en payant la tournée. Il est encore impressionnable, sa carte de police n’est pas cornée, son uniforme et son moral sont encore intacts… Santé !
Il y a une règle quand tu débites tes histoires poulardières, un code imbécile : taire les heures à glandouiller, la paperasse à remplir, ne surtout pas raconter les interventions à caractères sociaux, comme celles qui consistent à relever un petit vieux tombé de son lit, une mémé qui ne peut pas sortir de sa baignoire, un frappadingue qui discourt avec le bon Dieu, une mère de famille qui veut se supprimer, un automobiliste égaré, un alcoolique qui plaide non coupable. Flic, il te faut relater le pire. Tu transmettras alors ce qui perpétue la croissance du métier : une virilité absolue. Interventions. Interpellations. Arrestations. Et les syndicats veillent à que ce soit respecté.
- Le but est si lointain, dis-je à l’attention de la mouche qui se bat avec l’énergie du désespoir contre le pare-brise humide. Le but est si improbable…
Je m’interroge. Je suis parfois si peu enthousiaste. J’ai trop senti la mort et si peu la vie. J’ai vomi devant des corps couverts de taches, couverts de larves, boursouflés par les eaux, brisés, torturés, violés. Les vivants ? Les vivants, je les ai contrôlés, menottés, embarqués, enfermés… je les ai entendus ; des vivants de toutes les ethnies, de toutes les appartenances, de toutes les conditions : riches ou pauvres, coupables ou non coupables, homos ou hétéros, canailles ou rois du monde ; des chrétiens, des musulmans, des juifs. J’ai vu les larmes, la douleur. J’ai entendu toutes les conneries qu’un homme peut dire et celles qu’il peut avaler. Mes souvenirs sont en forme de cicatrices. Je suis un flic parmi les autres.
Je souffle dans mes mains. Retiens un éternuement. Je sais que les rhumes et les maux de tête sont les honneurs décrochés pendant ces heures d’attente, et qu’à Genève ou à Paris, c’est finalement kif-kif.
Même chose à Bangkok, à Hong Kong, à New York, à Saigon, à Phnom Penh, ou j’ai enquêté, planqué… et me suis enrhumé.
J’allume la radio, France Inter, plusieurs centaines de jeunes banlieusards affrontent les policiers à Clichy-sous-Bois, à Montfermeil. Je situe à peine ces bleds. Il y a trois jours deux jeunes ont trouvé la mort en enjambant les grilles d’un transformateur EDF, un troisième a survécu, grièvement blessé.
Depuis les déclarations des hommes politiques sont transmises en boucle. L’un parle de fuite, de vol, de contrôle d’identité. L’autre qualifie les événements de « …terrible drame humain ». Un autre encore parle de tentative de cambriolage, d’intervention de la police, de la fuite des casseurs, dont ces trois jeunes qui n’étaient, dit-il, « …pas poursuivis avant qu’ils ne se réfugient derrière l’enceinte qui abritait le transformateur ». En marge de ces controverses, le Parquet de Bobigny dément les rumeurs de vol et réhabilite la mémoire de ces jeunes garçons. Le résultat, c’est qu’une trentaine de voitures a déjà été brûlée cette nuit, les forces de l’ordre ont essuyé des tirs, une balle a traversé un véhicule CRS.
Tout porte vers l’imbroglio judiciaire, un vrai micmac.
Je suis perplexe quand je pense à la situation fragile des banlieues françaises. Je me questionne quant au fait que les autorités n’ont rien vu venir. Lors d’une enquête précédente, j’ai été surpris de trouver à Saint-Denis, en banlieue parisienne, un commissariat construit comme un blockhaus entouré de grillages. Pas croyable, je me suis dit, une armée d’occupation ne ferait pas mieux. J’y ai trouvé des collègues exténués, démotivés, sur le départ. Tous des gamins, des flics au-dessous de trente ans. Pas un seul n’habitait le secteur, n’y faisait ses courses, n’y prenait ses repas ou n’y pratiquait une activité culturelle. Ça m’a intrigué. Dans ces conditions comment pouvaient-ils faire leur boulot de flics ?
Dans ma carrière, j’ai retenu que le policier doit être parfaitement intégré dans son milieu pour bosser ; c’est une chose d’avoir des informations sur tout et sur rien, mais une autre que d’obtenir du renseignement, et le renseignement passe nécessairement par une approche de proximité.
Par ailleurs, j’avais été très bien reçu par mes camarades qui ont plutôt apprécié de dire leur déprime à un collègue suisse.
Je me souviens d’un grand gaillard qui, tout en ricanant, m’a montré sa nouvelle arme de service, un Sig Sauer, me disant qu’elle était neuve, que l’ensemble de la Police nationale devait en toucher, mais que c’était bien la dernière chose dont il avait besoin ici pour travailler, que les outils les plus élémentaires pour le maintien de la paix dans les cités avoisinantes manquaient.
- Nos hiérarchies ont pensé investir dans de nouvelles armes, ah oui, alors, ça, ils pensent, et chez vous ça se passe comment ?
J’ai haussé les épaules, à Genève nous avions remplacé le Sig Sauer par le Glock autrichien, nos hiérarchies ont décidément les mêmes préoccupations. Un peu cruchon tout ça. Nous avons ri jaune.
Comme mon enquête à Saint-Denis était sur le point d’être résolue, des collègues m’ont proposé une tournée jusqu’à la Courneuve pour me montrer les difficultés auxquelles ils doivent faire face.
Nous avons filé en voiture banalisée, et en civil. Nous avons passé la basilique, traversé la A1 et je me suis retrouvé devant des barres d’immeubles bétonnés. Pas terrible, mais pas non plus tout à fait le Bronx que mes camarades m’avaient laissé entendre. J’ai senti leur paranoïa et leurs craintes. La jeunesse, sans doute.
Petite escapade hors du véhicule, mes trois collègues marchent en position de tirailleurs, flash-balls à la main, les têtes dévissées pour observer d’où pourraient venir les coups. Je sors les mains de mes poches pour ne pas paraître trop décontracté à leurs côtés, d’autant qu’ils ont presque réussi à me communiquer leur frousse.
On croise de jeunes blacks adossés contre un mur, je les salue, personne ne me répond. De retour dans la voiture je me fais enguirlander comme pas deux :
- T’es dingue de dire bonjour, tu vas nous foutre le bordel. C’est shit cities ici, me râle dessus le conducteur.
- Vous ne dites pas bonjour ? je questionne. Mon zig me regarde de travers.
- De toute manière ils t’ont pas répondu.
C’est là une vraie réponse de flic. J’ai regardé par la fenêtre en fermant ma gueule.
Les interventions se sont succédé durant l’après-midi. Je me souviens qu’une gamine d’à peine quatorze ans a ramassé une baffe dans le bistrot portugais du coin. Ma petite équipe a investi le bistrot, les clients ont cru à un braquage. J’ai trouvé cocasse que les flics flanquent plus la cliche que les truands. Finalement, le petit copain qui avait rossé la gamine avait déguerpi. Nous sommes repartis sans traiter l’affaire. Affaire courante.
En quelques heures j’ai vécu de quoi me questionner sur l’état de délabrement des relations entre les flics et une certaine population en France. Tout ça doit bien venir de quelque part ? Je n’ai pas vraiment eu de réponses, si ce n’est de quelques camarades qui m’ont laissé entendre que le pouvoir politique doit être gagnant du fait de l’existence de ce bordel, que l’insécurité est un bon sujet électoral, que jamais les policiers n’ont autant été sous tension, faut qu’ils fassent du chiffre, des statistiques… encore une de ces conneries, à laquelle aucun flic ne croit.
Bon, j’éteins la radio, en définitive je ne suis pas chez moi, je suis rue Caulaincourt, et ces affaires de maintien de l’ordre, à défaut de celles de paix, ne me concernent plus vraiment. Clichy-sous-Bois et Montfermeil peuvent se passer de moi. Aujourd’hui j’enquête. J’ai passé la main. En principe, finies les heures casquées, finis les coups de matraques, les côtes froissées, les courses à pied chaussé de Rangers, muni de jambières et d’un gilet pare-coups, d’un masque à gaz et d’un bouclier. Finies ces nuits d’épuisement et de peur.
J’ai comptabilisé presque une vingtaine d’année dans la police : seize ans de patrouilles et, aujourd’hui, des enquêtes à la Brigade d’investigation spéciale, la BRIS, en relation quasi quotidienne avec Europol. Le job est intéressant et il n’y a plus la pression de l’uniforme. L’enquêteur passe presque inaperçu, du moins chez le citoyen lambda. Pour les truands, c’est une autre histoire. Une gueule de flic reste une gueule de flic, avec ou sans uniforme.
J’essuie la condensation sur le pare-brise, observe dans le rétroviseur l’immeuble investi par mes camarades. Je tripatouille mon Nokia, consulte le dernier message de ma fille : « Tu rentres quand, Pap ? »
D’elle, je les sauvegarde tous.
Coup d’œil par-dessus mon épaule. Les phares d’une voiture se reflètent sur la chaussée trempée de la rue Caulaincourt. J’aperçois le bout rougeoyant de la cigarette que tient la conductrice entre ses lèvres. Je l’observe qui file en direction de Clichy, je pense alors à la brasserie qui fait l’angle. L’autre soir avec les collègues, nous y avons tapé des brassées, un peu trop d’ailleurs.
C’est pourquoi rentrant à l’hôtel du Dragon où je loge, j’ai passablement occupé le trottoir. J’ai zigzagué sur Saint-Michel, j’ai trébuché sur Saint-Germain et j’ai rendu mes hommages aux Deux-Magots, inspiré par une philosophie de comptoir.
C’est alors que, pleinement ivre, après avoir trébuché sur presque toutes les marches de l’escalier en colimaçon de l’hôtel, j’ai repoussé la porte de ma chambre et me suis vautré dans le fauteuil. La chambre tanguait sérieusement. Qu’importe ! À la télévision se jouait Hiroshima mon amour. J’ai pleuré en les écoutant. Elle : Je n’en peux plus d’avoir envie de toi. Lui : Tu as peur ? Elle : J’ai peur. Partout. Dans la cave. Dans la chambre. Lui : De quoi ? Elle : De ne plus te revoir, jamais, jamais…
Moi : rien à dire. J’étais scotché devant la lucarne, affalé, grisé.
Un reflet. Ça bouge au deuxième étage. Je redresse la tête, retiens ma respiration. Les lumières sont encore éteintes. La fenêtre s’entrouvre, un corps se glisse, enjambe la barrière du minuscule balcon. La silhouette se penche, évalue la hauteur, se suspend dans le vide et lâche prise. Elle disparaît sur une terrasse du premier étage, protégée par une rangée de broussailles.
Mon premier réflexe. Je m’enfonce dans le siège. Tout se précipite. Je jette en coup d’œil sur la montre électronique : cinq heures cinquante-trois minutes. Je revois en un flash la procédure : attraper la radio de bord, presser le bouton d’appel, signaler ma position. Mais t’es pas chez toi, mon p’tit père !
Je jette un œil à la radio. Des boutons. Des lumières. Des grésillements. Je m’énerve. Je ne comprends rien à ce matériel, chez moi il est tout autre.
Je me concentre. La silhouette apparaît entre les branchages, passe le mur, s’appuie sur le portail métallique de l’école, s’élance et atterrit doucement sur le trottoir. A priori il s’agit d’un homme, le corps mince et vif. Il glisse le long de l’immeuble, dans ma direction. Il se trouve à une trentaine de mètres. Je vois la buée s’échapper de ses lèvres, il respire tranquillement. Une observation détaillée due à ma pratique policière : évaluer l’adversaire… et après seulement intervenir.
Vingt-cinq mètres, il approche. Je garde un œil sur le rétroviseur. Je renonce à me servir de mon portable, de crainte que la lumière de l’écran ne trahisse ma présence. Je jette l’appareil sur le siège passager. Me rapetisse le plus possible.
Dix mètres. L’homme ne porte qu’une chemise foncée, un pantalon de toile, des chaussures de ville. Il est évident qu’il s’est précipité.
J’ai l’impression qu’il a reconnu les véhicules de service banalisés. Ce n’est pas un débutant, trop décontracté. Il longe les véhicules garés. À peine une hésitation. Il ralentit son pas. Je me trouve dans la seule voiture embuée, bien entendu pas armé. S’il pointe une arme et ferraille, je suis plombé. Une prune pour mon compte. Point.
Je me crispe, pose une main sur la poignée. Je retiens ma respiration. L’homme passe la portière, s’éloigne. Démarche souple. Épaules fines. Hanches étroites. C’est un Asiatique, un Chinois sans aucun doute. Mes enquêtes m’ont familiarisé avec les physionomies de l’Asie.
Je réfléchis à toute vitesse. C’est élémentaire après tout : les collègues sont dans l’immeuble, en planque, et pas moyen de donner le serre.. Mais qu’est-ce qu’ils branlochent, bon dieu ? L’homme file à toute allure. Putain ! J’suis dans une gonfle magistrale.
J’ouvre la portière. Le froid me gifle le visage. La rue est maintenant trempée. Deux employés municipaux noirs s’éloignent derrière une arroseuse. À cinquante mètres mon bonhomme traverse la chaussée, emprunte une rue plus étroite. Il ne s’est pas retourné. Je glisse mes mains dans les poches de mon jeans, remonte les épaules et me précipite. Je contourne l’arrêt de bus Damrémont-Caulaincourt, tourne à l’angle du bâtiment, débouche rue Tourlaque.
Je veille à maintenir une distance, une trentaine de mètres. Il n’y a pas foule à cette heure matinale. Dès lors, pas moyen de s’abriter. Je ne suis pas très à l’aise, peu habitué à ne rien porter autour de la ceinture. Ni armes, ni menottes. La rue forme un coude à la hauteur d’une école élémentaire, l’homme disparaît. Je me précipite en priant qu’il ne m’entraîne pas au bout du monde. J’ai bien trop mal aux pieds dans ces chaussures.
Claquement de portières, un couple s’est engouffré dans une Clio immatriculée 345 PYW 75. Je mémorise… un réflexe professionnel.
Rue Lepic. Je garde la distance.
Rue des Abbesses. Une vieille femme retient la lourde porte bleu roi d’une entrée d’immeuble, balance un sac d’ordures au pied du bâtiment. Elle me défrime en coin. Elle est élégante malgré la robe de chambre usée qui lui tombe sur les chaussons. Elle se tient droite, presque hautaine. Mais elle a ce geste, pudique, féminin, de remonter une mèche grise sur son front. Je m’amuse. Je me suis toujours imaginé les Parisiennes ainsi. Je sais pas d’où ça vient, une image sans doute. Les anciennes, je les vois aristocrates. Les jeunettes, magnifiques.
Coup d’œil chez Pepone, coquillage et crustacés. Une fourgonnette blanche s’est garée à cheval sur le trottoir, devant les vitrines du bar-tabac Le Nazir. Le conducteur fait glisser la porte latérale. Je remarque une large gourmette en argent à son bras gauche. Je le contourne sans perdre de vue mon zig, et traverse la chaussée pavée.
S’il m’entraîne je ne sais où ? je m’interroge tout à coup. Il me faut appeler le commissaire ? Je tâtonne les poches de mon blouson, avant de me souvenir que mon cellulaire gît sur le siège passager de la Mégane. Connerie !
Sur ma droite, la rue Aristide Bruant, son café en angle.
Je dois absolument mémoriser les rues, leur aménagement, et cela, le plus naturellement possible. Les personnes suivies se doutent toujours de quelque chose, un picotement dans la nuque, une impression, un malaise ; alors elles se retournent et vaut mieux ne pas croiser leur regard. Le pire serait que mon homme s’arrête et fasse mine d’observer l’intérieur d’une vitrine. Je serai obligé de le doubler, de m’éloigner.
Il laisse passer une camionnette postale, regarde à droite, regarde à gauche, piétine, souffle dans ses mains. Je me déplace légèrement contre le bâtiment, prêt à bondir sous une porte cochère. Il ne se retourne pas. Traverse la chaussée.
Rue Audran. Un employé du Chinon balaye des saletés qu’il pousse sur le trottoir.
- ’jour ! C’est piquant c’matin, dit-il en souriant.
J’acquiesce d’un signe de la tête. Il est revêtu d’un tablier blanc, les plis de son pantalon noir tombent droits sur ses chaussures lustrées.
Je m’inquiète. La démarche de l’Asiatique s’est modifiée. Mauvais présage, un truc, difficile à exprimer. M’a-t-il levé ? Je le suis encore combien de temps ? Je devrais lui sauter dessus ? Non, j’ai encore une chance de croiser une patrouille…
Un coup d’œil sur la plaque fixée contre l’immeuble : rue Germain Pilon. Une Vespa rouge file à toute allure. Mon gars traverse la chaussée sans prendre garde. Une voiture pile, le chauffeur gesticule, fait un bras d’honneur. Alors mon homme bondit entre les voitures garées. Il franchit le trottoir, s’engouffre dans un bâtiment. J’ai eu le temps d’apercevoir qu’il avait discrètement porté sa main à son oreille. L’enfoiré, il téléphone !
Je me presse.
Passage des Abbesses.
Il fait sombre.
J’observe.
Rien.
J’avance prudemment sur quelques mètres. Je me précipite, débouche sur une cour, la rue file sur la gauche, l’homme a disparu.
J’accélère encore, m’élance dans l’escalier. Une centaine de marches débouchent dans une rue étroite face à l’épicerie Au Marché de la Butte. Je mémorise encore. Le soleil pointe par-dessus la ville, zèbre les bâtiments givrés.
Où est-il ?
Rien au bas des escaliers, rien dans la rue.
Je l’ai perdu !
Je regarde ma montre : six heures trois minutes. L’antigang doit maintenant avoir investi l’immeuble. Je m’éloigne de quelques mètres à gauche, me retourne, quelques mètres sur ma droite. Un bruit. L’épicier traîne une caisse sur le trottoir : choux, carottes et patates.
Il m’a fait la belle !
Je rebrousse chemin, me jette dans les escaliers, saute les marches quatre par quatre. J’ai une intuition. De la pointe de ma chaussure, je pousse une porte entrouverte, notant une rouelle à huit rayons sculptée dans le bois juste au-dessous d’une gueule de lion en fer qui serre dans ses mâchoires un anneau métallique.
Je suis sur mes gardes, les mains le long du corps, préparé à contrer une attaque.
Couloir sombre, boîtes aux lettres défoncées, fils électriques dénudés qui tombent du plafond. Pas un bruit. Je m’approche de l’escalier qui mène à la cave. Je fais glisser la fermeture éclair de mon blouson. Je distingue à peine les marches en pierre.
Ça doit être ici !
Un pas sur la première. Je m’engage. Je centralise mes forces en poussant mes hanches en avant. Mes yeux s’habituent petit à petit à l’obscurité. Je perçois quelques ombres. Je progresse. Du gravier crisse sous la semelle d’une chaussure. Je me fige. Je retiens mon souffle. Silence. Je ressens une force étrange. Je me glisse de côté pour ne pas laisser ma silhouette dans l’encadrement de la cage d’escalier. Silence. Muscles tendus. L’adversaire est là… à quelques pas. Je le sens proche… à quelques marches.
Je concentre ma respiration sur le bas du ventre, deux doigts en dessous du nombril. Équilibre et centre du corps. Je sais qu’un coup sera porté, fatalement, que la négociation est improbable. Ces choses-là se ressentent.
L’assaut survient brusquement.
Échanges de coups et parades. Une lame d’acier brille dans l’obscurité. Elle passe près de mon visage. Je pare le coup et enchaîne avec une série de directs tout en préservant un axe de frappe qui me protège la poitrine et l’estomac. Je cherche un défaut de garde chez mon adversaire. Rien. Je comprends juste qu’il est gaucher. Une fausse patte !
Mon corps répond instinctivement. Il n’y a que l’épaisseur de mon blouson qui m’empêche de parfaitement mouliner les bras. L’action est rapide, pourtant mes pensées s’enchaînent calmement. Un, deux, trois assauts sont bloqués. L’homme contre-attaque, frappe plusieurs coups en direction des yeux. C’est un combattant. Un expert. Il souffle à cadences régulières, métronomiques.
J’esquive. Coup de hanche. Contrôle de mon axe de défense. La lame scintille. Il frappe en retour. Je pousse en descendant d’une marche. L’homme recule. J’enchaîne avec une série de coups de pied, cherche à faire basculer mon adversaire en l’atteignant à l’intérieur de la jambe.
Il reprend l’initiative. Place un crochet du gauche, suivi d’un crochet droit immédiatement suivi d’un puissant coup de coude. Il m’atteint à la mâchoire. Je sens l’articulation craquer. Je recule en contrant une pluie de coups secs. Ressens une violente douleur à la cuisse. Il m’a tailladé !
Je lance ma jambe, l’atteins au ventre.
Je fais un pas en arrière. Ma jambe se dérobe sous mon poids. Je m’effondre.
L’homme saute souplement par-dessus moi, sans un bruit.
Je recule en glissant le dos contre le mur, prêt à me défendre.
La porte se referme sur mon agresseur.