Chapitre 1
La déchirure religieuse: Genève à la rescousse des protestants européens
Au début du XVIe siècle, Genève, dont les foires ont décliné du fait de la concurrence de Lyon, est une ville de 13 000 habitants peuplée d’artisans modestes dont les modes de production et de commerce sont peu développés mais dont l’esprit est républicain. Elle n’abolit pas le culte catholique en 1536, à la suite de Zurich et Berne, pour d’urgentes considérations religieuses mais pour se défaire de deux forces encombrantes: celle de la Savoie voisine qui prétend incorporer la ville à son Etat, et celle du prince-evêque, puissance régnante mais dévouée à la famille régnante savoyarde. La cause de l’indépendance et de la religion coïncident. Réformée, Genève s’élève au rang d’Etat. Elle retient un théologien français, Jean Calvin, qui bâtit pour elle une république protestante sévère, ordonnée, laborieuse et solide dans son identité. Mais si Calvin, chassé au début pour avoir déplu, n’était pas revenu quand elle le rappela? C’est la part de chance.
Pendant deux siècles après lui, des dizaines de milliers de réformés persécutés en Italie, en France ou en Allemagne trouvent refuge dans la ville, apportant avec eux le travail de la soie, la joaillerie, l’horlogerie, l’imprimerie et la banque. Apportant surtout une connaissance du monde et une pratique du commerce. La «Rome protestante» dispose d’une idéologie, d’un esprit de corps et d’une pratique du monde. Son «aristocratie négociante», ainsi que la qualifie l’historien Herbert Lüthy, est internationale par ses origines, ses alliances, ses affaires, par le mode de vie de ses familles dont les membres se repartissent sur toutes les places européennes.
Genève bâtit là-dessus une réputation qui l’agrandit à ses propres yeux et maintient chez elle une ambition. Bardée d’une bonne idée d’elle-même, de son indépendance et de ses libertés politiques, la citadelle calviniste aménage sa place à la fois dans l’espace suisse et dans l’espace continental, au gré de circonstances dont elle est habile à tirer profit.
Sur le plan religieux, la forme genevoise du culte essaime en Ecosse, par John Knox, qui séjourna auprès de Calvin, de même que deux centaines d’exilés anglais du courant anti-anglican, à l’origine du puritanisme. La bible qu’ils ont traduite, dite «Bible de Genève» est arrivée au Nouveau Monde avec les premiers émigrants du Mayflower. Pendant trois quarts de siècle, écrit un biographe de John Knox, cette bible a pénétré dans toutes les familles, son règne fut absolu. Par elle, «la conception genevoise de l’Eglise et la conception genevoise de l’Etat sont entrées au cœur même de la race anglo-saxonne.» Est-ce la raison des affinités précoces des Anglais et les Américains pour Genève? Et plus tard de leur préférence quand il faudra choisir le siège de la Société des nations?
Calvin est un législateur et un homme d’Etat autant qu’un théologien. A sa doctrine religieuse correspond une doctrine politique qui va bouleverser les relations sociales de la petite république et au-delà, par son formidable rayonnement international, d’une bonne partie de l’Europe du Nord. Le système qu’il instaure est fondé sur le travail, qui n’est plus une peine mais une prière. A l’instar des autres réformateurs mais de façon beaucoup plus radicale, Calvin introduit la discipline du travail comme exercice de la piété, ordonné à l’homme pour son salut et la glorification de Dieu. «Nous nous trouvons devant une nouvelle table des valeurs d’une nouvelle société», dit Lüthy. La maison du Père n’a plus qu’une seule demeure, «qui est un atelier». Le pauvre et l’indigent n’y ont plus leur place.
A la tête de l’atelier genevois, Calvin place les meilleurs des réfugiés protestants français et italiens qui, au bénéfice de leur «martyre», vont former le noyau d’une oligarchie aussi prestigieuse que pressée de fermer le cercle dans lequel ils ont été accueillis. Les «nouvelles» familles fusionnent avec les «anciennes», elles se renouvellent par intermariages ou cooptation et se trouvent en position de quasi monopole dans les divers Conseils qui vont administrer l’Etat calviniste de Genève, une «aristo-démocratie» comme ironiseront des observateurs étrangers puis, à partir des années 1734-1738, le patriciat lui-même.
Les réformés européens ont donc à Genève leur république souveraine, bastion de «l’internationale huguenote». « Ailleurs, dit Lüthy, les huguenots réfugiés se sont ou bien assimilés à la société du pays d’asile, ou bien se sont constitués en groupe en marge de cette société; à Genève, ce sont eux qui ont assimilé une ville qui, depuis qu’elle s’était donnée à Calvin, n’a plus été la propriété de ses autochtones.» L’historien rapporte même le cas de Genevois de souche si désireux de jouir du statut de réfugiés qu’ils retouchent leur biographie pour participer au prestige d’avoir souffert sous les catholiques.
Quand, au fil des siècles, les passions religieuses se seront dissoutes, l’internationalisme genevois sera devenu un fait de culture. La prospérité de la ville y est attachée: négoce international et banque nécessitent de vastes horizons. Ceux-ci ont beau être balisés dans un immense réseau de confiance mutuelle des maisons d’affaires autour de l’identité huguenote, de recommandations à travers les capitales et les ports, de liens de famille toujours renouvelés et toujours actifs, ce n’en est pas moins une expérience du monde qui caractérise l’élite genevoise de l’Ancien Régime et par elle, une notable partie du peuple.
La ville, en outre, a réussi à se placer sur la carte européenne des arts et des sciences. Son Académie, sortant de son carcan strictement calviniste, a attiré savants et intellectuels. Poètes et écrivains ont dit les charmes de son paysage. Depuis 1751, elle a son nom, en illustre compagnie au tome VII de l’Encyclopédie des Lumières. C’est D’Alembert qui l’y a mise, à la suggestion de Voltaire. L’éloge est sans retenue quant à l’organisation politique, l’esprit d’indépendance, la vie intellectuelle, le sérieux des mœurs, l’attrait de la ville pour «les étrangers célèbres». Malheureusement, ajoute D’Alembert, il lui manque un théâtre. Bien instruit par Voltaire, qui connaît la marotte genevoise de faire la leçon à l’Europe, l’Encyclopédiste note que s’ils existaient, «les comédiens de Genève serviraient de modèle aux autres nations…Et une petite république aurait la gloire d’avoir réformé l’Europe sur ce point, plus important peut-être qu’on le pense.» Rousseau se vexe. Ce «manège de séduction dans sa patrie» lui apparaît comme un «malheureux coup» de Voltaire. Les deux hommes avaient déjà eu des mots, mais là, c’est de Genève qu’il s’agit et lui, le «citoyen de Genève», se fait un devoir de répondre. Et voici la célèbre querelle sur le théâtre: Rousseau contre Voltaire; l’esprit de Genève contre l’esprit de Paris; le retour à la vie naturelle et simple contre la civilisation artificielle représentée par la comédie. Avoir servi de cadre à pareille polémique dans l’internationale des lettres, à pareille époque, ne rapetisse pas les dimensions dans lesquelles la cité de Calvin aime à inscrire son destin.