Une jeune femme, va au théâtre, un jeudi. Elle voit sur la scène deux hommes, deux comédiens qui entrent alternativement. L’un, avec du ventre, un escroc. L’autre, fin et calme, un notable. Quand la pièce est terminée, un acteur vient saluer et à le voir elle comprend: il était à lui seul deux hommes. Il est au bord de la scène, la jeune femme au troisième rang. Elle peut compter ses cheveux, la poudre qui masque ses pores. Elle peut se dire que ses sourires sont pour elle, ce n’est pas dans les réflecteurs que vont plonger ses regards, ils cherchent le sien en même temps. Qui est donc ce merveilleux comédien. Le nom de partout explose: ce comédien s’appelle T. Mais oui, cet homme se nomme T. Son visage ne lui dit rien. Son corps est méconnaissable. Mais le nom est un souvenir. Dans la vie de la jeune femme, ce nom a déjà existé. Il y a eu une lettre. Une lettre a été écrite, elle ne sait quand ni pour
quelle raison expédiée. Cet homme il y a quelques années jeune et brun, aujourd’hui ventru, gris. Un homme jeune et solide. Une feuille de son écriture, qu’il avait tenue dans ses mains et sur laquelle avait reposé plusieurs minutes son esprit. La jeune femme part en visite au milieu des cartons qui jonchent son débarras: la lettre, l’a-t-elle conservée, l’a-t-elle jetée aux papiers. Il y a eu des déménagements, il y a eu des départs, des hommes. La lettre a-t-elle dans une caisse passé de maison en maison. Était-elle au grenier quand elle se mettait en ménage. Dormait-elle dans son enveloppe durant les scènes de rupture. Tombait-elle en particules quand se cuisait le souper, quand le téléphone restait muet ou quand de son lit ou du canapé son esprit nulle part n’errait.
L’acteur est au foyer du théâtre. Elle ne retrouve pas ses traits, mais c’est T, en tout cas tous les gens le disent et son nom est sur le programme. La foule la pousse vers la porte, il faut passer devant lui. T la voit et lui dit bonsoir et ça y est, elle peut le féliciter. Elle le quitte en pensant à la lettre, à laquelle elle ne sait plus si elle a répondu, et de retour à son appartement elle met sur le papier des mots qu’elle sait qu’il ne lira pas.