Domaine allemand
Parution Fév 2012
ISBN 978-2-88182-850-8
352 pages
Format: 140 x 210 mm
Disponible

Traduit de l'allemand par Dominique Laure Miermont-Grente & Nicole Le Bris

Domaine allemand
Disponible

Traduit de l'allemand par Dominique Laure Miermont-Grente & Nicole Le Bris

Poche
Parution Oct 2024
ISBN 978-2-88907-410-5
512 pages
Format: 105x165 mm
Disponible

Traduit de l'allemand par Dominique Laure Miermont-Grente & Nicole Le Bris

Annemarie Schwarzenbach

De monde en monde Reportages 1934-1942

Domaine allemand
Parution Fév 2012
ISBN 978-2-88182-850-8
352 pages
Format: 140 x 210 mm

Traduit de l'allemand par Dominique Laure Miermont-Grente & Nicole Le Bris

Domaine allemand
Parution Oct 2024
ISBN 978-2-88907-410-5
512 pages
Format: 105x165 mm

Traduit de l'allemand par Dominique Laure Miermont-Grente & Nicole Le Bris

Résumé

Ecrivain, archéologue, Annemarie Schwarzenbach (1908-1942) fut aussi journaliste et photographe. Ses reportages la menèrent sur les routes du monde, d’Istanbul à Persépolis, de l’Europe centrale à New York, de Lisbonne à Brazzaville, de Madrid à Tanger. Les grands lointains l’attiraient irrésistiblement, mais elle ne perdait jamais de vue le dramatique combat du moment en Europe, la lutte contre le nazisme.
Entre 1934 et 1942 elle a publié, dans la presse quotidienne et les magazines, près de trois cents articles dont soixante sont présentés ici. Les rédactions de l’époque appréciaient son professionnalisme, ses connaissances d’historienne, la pertinence de ses questions, son style tour à tour alerte et poétique, l’humanité du regard qu’elle portait sur le monde des années 30.  Arnold Kübler, rédacteur de la revue Du, témoigne : «Ses qualités personnelles et sa position sociale privilégiée assuraient à Annemarie Schwarzenbach des appuis dans le monde entier, et elle s’en est servie pour son travail. Elle avait facilement accès aux gens influents, mais elle s’efforçait par ailleurs de rencontrer ceux qui ne le sont pas, ceux dont la vie se déroule dans une étroite sujétion, les exclus, les laissés-pour-compte, les gens simples.»
Ces reportages constituent un témoignage irremplaçable sur la situation du monde à un moment crucial de son histoire.

Autrice

Annemarie Schwarzenbach

Ecrivain, archéologue, Annemarie Schwarzenbach (1908-1942) fut aussi journaliste et photographe. Ses reportages la menèrent sur les routes du monde, d’Istanbul à Persépolis, de l’Europe centrale à New York, de Lisbonne à Brazzaville, de Madrid à Tanger. Les grands lointains l’attiraient irrésistiblement, mais elle ne perdait jamais de vue le dramatique combat du moment en Europe, la lutte contre le nazisme.

Dans les médias

«À bord d’une Ford 8, munies de deux Rolleiflex, et avec trois semaines devant nous, nous partîmes à la découverte du sud de l’Amérique et de ce qui s’y passe réellement aujourd’hui.» Nous sommes en 1937, et Annemarie Schwarzenbach pratique le journalisme auquel elle croit, un journalisme qui consiste à aller se frotter au réel pour en comprendre les rouages économiques et sociaux, puis à le raconter d’une plume que les rédactions helvétiques trouvent souvent trop lyrique et trop personnelle. Peu importe: de Kaboul à Prague et de New York à Léopoldville – l’actuelle Kinshasa -, la Zurichoise sillonne le monde calepin en poche et appareil photo en bandoulière. Soixante reportages sont réunis dans ce recueil qui nous plonge dans autant d’instantanés de ce qu’était le monde il y a près d’un siècle. »

« Mêlant une analyse pointue de terrain à des impressions plus subjectives, ses récits retranscrivent avec vivacité et humanité un quoitidien de globe-trotteur. »

« Passionnant. (…) L'Alémanique a le sens de l'image, de la couleur, de l'odeur. Le lecteur y est. De monde en monde, dans lequel il est permis de picorer, constitue un excellent livre. » (Etienne Dumont)

« Remarquablement douée pour tout, l'observation, l'écriture, l'image, audacieuse sans esbroufe et courageuse dans des contextes inamicaux, la jeune bourgeoise zurichoise conquiert, à travers ses reportages hautement professionnels, l'indépendance qui la fait respirer. »

« La photo en couverture du recueil la  montre, d'une élégance androgyne, curieusement penchée, comme en déséquilibre au bord d'un abîme. On est tenté d'y voir une image de son trouble intérieur, de sa fragilité et de sa curiosité aussi. » (Isabelle Rüf)

Droits vendus

Français (poche)
Acquéreur Arthaud
Année 2017

Extrait

 

Petites rencontres en Allemagne

Tapuscrit : mai 1937 –  Lenos, 1990

 

Ce sont des petites rencontres que je raconte ici, des rencontres fortuites, dans le chemin de fer, dans une ferme, dans un café de la banlieue de Berlin, au kiosque à journaux. Ce sont des conversations de hasard avec des gens du peuple – et « l’homme du peuple » correspond, dans l’Allemagne national-socialiste, où pourtant il ne devrait plus y avoir que des concitoyens, à un concept social très prégnant. Concitoyens, ils le sont tous, naturellement, de l’ouvrier au ministre, le Dr Goebbels en est un lui-même. Mais la concitoyenneté est un concept pour ainsi dire abstrait, et qui ne correspond à aucune réalité. Ce qui existe dans la réalité, ce sont des cliques – et avant tout la clique privilégiée, étroitement soudée, des membres du NSDAP[1] –, ce sont des groupes sociaux – en premier lieu la paysannerie allemande –, et « l’homme du peuple ». Mais en revanche – c’est officiel – la haine de classe, et par là même la lutte des classes, ont été vaincues et remplacées par l’idéal de la communauté nationale.

J’aimerais pourtant rapporter ici simplement ce que j’ai entendu « l’homme du peuple » dire ici et là. Sans prétendre à une analyse critique des événements et des situations, des principes et de leurs conséquences dans le Troisième Reich. Pour une telle analyse il faudrait peser l’importance des propos reproduits, les passer au crible de la critique. Voir par exemple si l’opinion d’un marchand de bois juif, dont le commerce a été ruiné par les nazis antisémites, est objectivement valable, c’est-à-dire si cet homme peut juger de l’état de l’approvisionnement en bois de l’Allemagne et s’il est disposé à en juger comme il se doit. Pour ensuite confronter son opinion avec les données statistiques sur la sylviculture allemande, à condition de pouvoir disposer de statistiques correctes. Et s’il apparaissait que la sylviculture et la régulation de l’approvisionnement en bois, auxquelles, comme on sait, l’administration national-socialiste porte une attention particulière, ont produit des résultats favorables, il faudrait accueillir les dires du marchand de bois juif avec la compassion et la pitié que l’on doit au tragique d’un cas particulier.

Ou bien quand un petit voyageur de commerce spécialisé dans les partitions musicales me raconte que, pour un voyage d’affaires à travers les pays baltes, il lui faudrait quarante-cinq permis différents, et qu’il se plaint ensuite du manque de liberté sous le Troisième Reich, il faudrait poser la question de savoir si la multiplicité des papiers est une servitude typique de la nouvelle Allemagne, ou si elle n’est pas une conséquence inévitable et relativement anodine de tout système bureaucratique – et il faudrait savoir de quelle liberté au juste le petit voyageur de commerce veut parler. Quand Friedrich Schiller écrivit son ode à la liberté, ce n’était vraisemblablement pas par exaspération devant la difficulté à obtenir des laissez-passer – il haïssait les tyrans pour de tout autres raisons. Supposons d’ailleurs que le voyageur de commerce n’ait pas à se procurer quarante-cinq laissez-passer : dans ces conditions, ne serait-il pas nazi bon teint, on peut se le demander. Autre exemple : un paysan est mécontent parce qu’il est contraint de nourrir ses porcs avec du seigle allemand hors de prix, alors qu’il pourrait acheter de l’orge d’importation bon marché, et parce qu’il est contraint de prendre un bateau de « La Force par la Joie » pour aller de Stettin à Hambourg où l’appelle une foire agricole – et qu’il a le mal de mer pendant tout le voyage ; dans ce contexte fâcheux, il faut se demander si l’on doit écouter ce paysan quand il affirme qu’Adolf Hitler et M. Darré ont ruiné l’agriculture allemande.

A propos du marchand de bois juif et de l’antisémitisme allemand, il faudrait en outre examiner si l’antisémitisme est lié par essence au national-socialisme, ou s’il ne représente qu’un aspect fâcheux, voire une aberration fortuite du système ; examiner si l’antisémitisme nazi a des conséquences tragiques pour l’Allemagne entière et pour le monde entier, ou bien si, de façon extrêmement regrettable, il ne frappe qu’une minorité : les juifs allemands. Il faudrait également se demander si le manque de liberté en Allemagne n’est pas indispensable, inévitable, et s’il ne faut pas en passer par là dès lors qu’il s’agit de créer un ordre totalement nouveau dans un pays lourdement frappé par la guerre mondiale et l’après-guerre, un pays qui n’avait manifestement pas les qualités ou la maturité nécessaires pour assumer la liberté démocratique et la liberté parlementaire. Et il faudrait aussi se demander si, par exemple, la liberté illimitée de la presse est un idéal si désirable (voyez les excès de mauvais goût et le niveau déplorable du journalisme américain !), et si la restriction des libertés au plan intellectuel et artistique – en tant que phénomène secondaire typique de la dictature fasciste – a des conséquences si profondes et si néfastes (pensons seulement à la dépravation morale et spirituelle de toute une génération grandissant dans la barbarie !). Il faudrait se demander enfin si la plainte du paysan obligé de se ruiner en seigle rouge pour ses bêtes ne renvoie pas au principe absurde selon lequel il faut « protéger » l’agriculture allemande, c’est-à-dire assurer des prix élevés aux produits agricoles, ou encore si d’autres motifs, des motifs sociaux, pourraient justifier le maintien artificiel et dispendieux de la « paysannerie allemande ».

En un mot : une analyse de fond devrait mettre en perspective les propos des Allemands issus du peuple ou d’une classe plus élevée, faire la différence entre tragédies collectives d’un côté, et malheurs individuels de l’autre. Mais les conversations et observations qu’on va rapporter ici n’ont pas à être commentées, ce sont des photographies, de purs documents humains. Et le marchand de bois juif, le voyageur de commerce, le paysan, tous, simplement en tant qu’êtres humains, peuvent revendiquer le droit d’être entendus. Et de l’ensemble de leurs voix et de celles de leurs « concitoyens » se dégage ce que, dans tout pays démocratique, on appelle « contrôle par l’opinion publique ». Mais il ne faut pas s’y tromper : bien que mises au pas et opprimées, ces voix sont présentes dans le Troisième Reich, et elles s’élèveront un jour, dans toute leur force et toute leur vitalité.

 

La Journée de la Culture

Le train approche de la ville, une ville rhénane industrielle et de taille moyenne. Dans le compartiment, il fait presque noir. Les deux hommes qui sont montés à la dernière gare m’ont à peine jeté un coup d’œil – je suis plongée dans un livre – et ils ne s’occupent pas de moi davantage.

« Comment ça va chez toi ? » demande l’un d’eux. « La petite, Rosel, est-ce qu’elle est guérie ? »

« Toujours pareil : un peu de fièvre, et elle tousse toute la nuit ! »

« Tu devrais l’envoyer dans un sanatorium, elle a peut-être quelque chose au poumon… »

« Un sanatorium », répète l’autre, « ça coûte très cher et la caisse maladie ne rembourse pas. »

« Mais tu as ton salaire d’aiguilleur. »

« Mon salaire, bien sûr, mais aussi une femme et quatre enfants – et des impôts, des retenues, des cotisations tous les jours que Dieu fait.  Ça ne me laisse même pas de quoi me payer une bière le soir ! »

Le premier essaie de changer de sujet.

« Qu’est-ce que tu vas donc faire en ville un jour ouvrable si tu ne peux même pas te payer une bière? »

« Le service », répond l’autre, « demain, c’est la Journée de la Culture. Et apparemment la SA ne suffit pas pour le service d’ordre, alors ils nous ont convoqués. »

« Il y a aussi Goebbels qui va venir…, de quoi va-t-il parler ? »

« De la culture naturellement », répond l’aiguilleur d’un air maussade, « et si tu as un habit, tu peux aussi aller voir Don Carlos au théâtre de la ville. Si tu as un habit et si tu es prêt à payer douze marks. »

« C’est une bonne pièce, Don Carlos ? »

« Elle est célèbre parce qu’elle a fait scandale à Berlin, on a applaudi une tirade sur la liberté, je crois. Mais ce n’est pas pour nous, cette pièce. Et d’ailleurs, je suis du service d’ordre. »

Le lendemain matin, le portier de l’hôtel me donne tous les détails concernant le programme de la Journée de la Culture : défilé des SA, défilé des SS, défilé des Jeunesses Hitlériennes, défilé de la Ligue des Jeunes Filles Allemandes, défilé des employés du Service du Travail. La journée entière est remplie de défilés, il ne reste pas beaucoup de temps pour les manifestations culturelles. Le Dr Goebbels parle deux fois, et le soir, le Berliner Ensemble joue  Don Carlos. Mais pour entendre le premier discours de Goebbels, le plus important, il faut avoir une invitation spéciale…

Le second, l’après-midi, à la manifestation de la jeunesse, dure sept minutes : les enfants, qui depuis l’aube ont défilé dans les rues en rangs serrés et qu’on a finalement disposés en groupes réguliers sur la place de l’Hôtel de Ville, sont bien trop fatigués pour pouvoir écouter.

Toujours est-il que les paroles du ministre de la propagande sont enflammées : il dit que le monde entier hait l’Allemagne, parce que le peuple allemand est le meilleur du monde. Que la jeunesse doit donc être en permanence sur le qui-vive. Que l’avenir appartient à la jeunesse. Et que la culture appartient à l’avenir. D’où justement la « Journée de la Culture ». C’est un bon discours, et les enfants chantent ensuite avec enthousiasme, pour la dixième fois de la journée, le « Horst Wessel Lied »[2], avant de repartir en bon ordre de marche. On voit qu’ils aiment défiler…

Par malheur, pour la représentation de Don Carlos, il n’y a plus de places. Le théâtre est petit, et trop de fonctionnaires du Parti et d’invités d’honneur ont droit à des billets gratuits. Je me rends tout de même au théâtre ; si quelqu’un avait rendu son billet, je paierais les douze marks. Bien qu’il ne soit que six heures, et que la représentation commence dans deux heures, le théâtre est entouré d’un cordon de SS qui en interdisent l’accès. Le service d’ordre et l’organisation semblent vraiment représenter l’essentiel de la Journée de la Culture. Tous les membres du parti sont de la manifestation, et tous en uniforme, et s’ils n’ont pas le droit de pénétrer dans le théâtre, on les laisse prendre position devant, pour réserver le stationnement et ménager un accès aux Mercedes du ministre et de sa suite.

Je m’adresse à un SS : «  Je voudrais aller à la caisse,  pouvez-vous me laisser passer, s’il vous plaît ? »

« Personne ne passe », répond-il sèchement.

Son voisin me conseille sur un ton plus amène : « Essayez donc par l’entrée des artistes. »

Bien entendu, là aussi il y a une sentinelle, qui m’indique le bureau, et dans le bureau est installé un officier SA, qui m’envoie dans le bureau suivant. Un théâtre transformé en caserne, jamais encore je n’avais vu ça. Un inspecteur en uniforme nazi et manteau blanc me demande ce que je fais là. Du vestiaire des danseurs sort une habilleuse aux cheveux gris, qui lève le bras et s’écrie « Heil Hitler ! » Pour finir on me dit que je dois m’adresser à la caisse de l’entrée principale, mais qu’il n’y a pas de billet, sauf si j’ai un permis spécial.

« A l’entrée principale, les SS ne me laissent pas passer », dis-je.

« Ce n’est pas mon affaire », me répond-on.

J’abandonne donc la partie, et j’assiste à la représentation solennelle de Don Carlos comme les autres citoyens, c’est-à-dire dehors. Devant le théâtre sont plantées les colonnes des filles et des garçons membres des Jeunesses Hitlériennes, ainsi que les SS de service. Ils attendent l’entracte, parce que le Dr Goebbels apparaîtra peut-être à la fenêtre du théâtre. Et pour passer le temps, ils chantent le « Horst Wessel Lied » pour la vingtième fois. Quant à moi, à la vingtième fois j’oublie de lever le bras droit – et aussitôt une femme me lance d’une voix furieuse : « Veuillez lever le bras immédiatement, ou nous vous signalons à la police. » Je suis terrifiée, non pas tant par la menace que par le timbre de la voix, et par le visage que je découvre, fourbe et déformé par une haine inconcevable. Et c’est juste le moment, me dis-je, où, à l’intérieur du théâtre, résonnent les plus belles paroles du Marquis Posa de Schiller – sur la liberté…

 

« Autrefois, ça n’était pas imaginable »

Ma compagne est juive, elle a seize ans, c’est presque une enfant encore. Elle est blonde et plutôt jolie, elle a un visage ouvert, intelligent. Mais elle est timide, presque peureuse, et bien qu’intelligente, elle parle bas, manque d’assurance en société, dans les conversations et les discussions. En fait, elle voulait passer le baccalauréat et, plus tard, étudier le latin et le grec. Mais, à l’école, elle n’en pouvait plus. Elle était la seule juive, et ses camarades, sans vraiment la maltraiter, la méprisaient et l’humiliaient. D’ailleurs, on l’aurait sans doute recalée au baccalauréat, et elle n’aurait sûrement pas pu faire des études universitaires. Elle n’a que seize ans, et elle sait déjà que sa vie est gâchée, vouée à l’échec. Son frère aîné a émigré en Suisse, où il ne survit qu’en écrivant de temps à autre quelques articles pour des journaux. Il voulait être médecin, il avait déjà fait la moitié du cursus… et sa petite sœur sait qu’elle serait un fardeau pour lui si – sans argent, sans métier, sans perspectives – elle allait le rejoindre en Suisse, en exil. Elle est parfaitement raisonnable, elle ne se révolte pas. « Je ne peux pas me battre », m’explique-t-elle, « je ne suis même pas capable de haïr qui que ce soit. Je voudrais qu’on me laisse tranquille. »

Au même moment, un jeune garçon en uniforme des Jeunesses Hitlériennes traverse la rue en courant et manque se heurter à nous. « Ah, Franzl, bonjour, Franzl », dit la jeune fille en rougissant, de joie ou de surprise. Le garçon hésite, puis il reprend sa course sans saluer. Eva ne dit rien, elle rougit seulement un peu plus, cette fois de honte et de confusion. C’est seulement quand nous arrivons en haut, chez sa mère, qu’elle m’explique, comme en passant : « Le garçon que nous avons rencontré tout à l’heure, Franzl – c’est un camarade de classe. Il habite ici, dans le même immeuble que nous, au premier étage. Avant, c’était mon meilleur ami, c’est pour ça que je lui ai dit bonjour avec autant de chaleur. C’était stupide de ma part, je sais bien qu’il ne peut pas me saluer quand il porte l’uniforme. Une juive, et en pleine rue par-dessus le marché ! Il n’est pas méchant, Franz – c’était juste gênant pour lui de me rencontrer ! » Aussitôt après, on sonne à la porte. Eva court ouvrir. Sur le seuil, en uniforme brun, se tient Franz, son meilleur ami.

Pendant un instant, ils se regardent sans rien dire, comme s’il leur fallait se reconnaître après une longue séparation. Puis le jeune homme entre et essaie de prendre un air dégagé.

« Je voulais te revoir », dit-il en évitant son regard. Elle hésite à répondre.

« Assieds-toi donc », dit-elle. Puis tout bas, avec une certaine précipitation : « Mais comment peux-tu prendre le risque de venir me voir ? Et en uniforme en plus ? Tu sais bien que c’est interdit ! »

Maintenant, c’est à lui de rougir. « Je sais bien, dit-il en hochant la tête, mais personne ne m’a vu. Et puis, dans la rue c’est autre chose, les camarades, je veux dire les autres garçons des Jeunesses Hitlériennes, ils me dénonceraient, c’est sûr. Mais toi – je veux dire, nous, dans notre classe, on ne s’est jamais trahis les uns les autres. Pour nous, ça n’était pas imaginable… »

 

« Des bons à rien »

Les roues étroites de la carriole s’enfoncent dans le sentier sablonneux, et les sabots du cheval font un bruit sourd. J’ai accompagné le médecin de campagne dans ses visites – nous sommes allés chez le meunier, chez le garde forestier, dans une ferme dépendant d’un domaine seigneurial, et maintenant nous rentrons au village. Le meunier se plaignait de la goutte et en accusait la dureté des temps. Les maigres ailes fantomatiques de son moulin, réduites à l’immobilité, n’auraient même pas réussi, disait-il, à effrayer le vieux Don Quichotte. Et si la moisson de cette année devait être mauvaise, ou moyennement bonne, alors on aurait un « hiver de guerre » et la farine viendrait à manquer.

« Mais ce n’est pas cela qui donne la goutte », dit le médecin, et il voulut examiner le meunier.

Mais celui-ci secoua la tête. « Je sens la goutte quand je pense à la dureté des temps », murmura-t-il, d’un air obstiné.

« Mais comment savez-vous que la moisson sera mauvaise ? »

La réponse du meunier fut pleine de sens : « Les nouvelles en provenance de la Prusse orientale sont mauvaises. Les gelées tardives ont fait de gros dégâts. Dans l’ancien temps, avant le chemin de fer, chaque mauvaise récolte signifiait la famine. Maintenant, on sait qu’il serait possible d’acheter des céréales et de les faire venir par le rail – depuis les pays qui en ont trop et qui sont prêts à les céder pour pas trop cher. C’est fait pour ça, le commerce mondial. » Et il ajouta : « Mon père voulait toujours que j’aie un vrai grand moulin en ville, un moulin industriel –  il était pour le progrès. Mais ce n’est plus permis, un décret m’oblige à rester à la campagne en tant que meunier du terroir. Et pourtant, il n’y a même plus assez de seigle à moudre pour le vieux moulin à vent, et les boulangers sont forcés de mettre dans leur pain de la fécule de pomme de terre et de la farine de maïs, et une mauvaise récolte est tout autant à craindre que pendant la guerre. Croyez-moi, Docteur, c’est ça qui me donne la goutte ! »

Chez le garde forestier, même chose. Son enfant était malade ; juste une petite laryngite, mais il était soucieux et morose, et après la laryngite il en vint à parler de la dureté des temps. « On m’envoie un type »,  dit-il, « en uniforme bien sûr, un gars très jeune et stupide, et insolent par-dessus le marché. Il n’a jamais entendu parler de forêt, de bois ou d’exploitation forestière, mais il se déclare “expert-forestier”, et il porte un uniforme, et c’est le préfet en personne qui l’a envoyé – alors évidemment il peut tout se permettre. “Reboiser”, me dit-il, “il faut reboiser plus vite, l’Allemagne a besoin de bois, nous devons arriver à vivre en autarcie.” Comme si on pouvait ordonner aux pins : “ Poussez plus vite, au nom du Führer !” »

Le garde s’effraie un peu de ses propres paroles, mais il sait que le docteur est quelqu’un de bien, et moi – je ne suis pas d’ici, je suis étrangère : curieusement, cela semble lui donner confiance.

« Tout est là », me dit-il, « ces messieurs les fonctionnaires du Parti avec leurs titres ronflants, ce sont tous des bons à rien. Des gens qui ont échoué dans la vie, dans leur métier, même déjà à l’école – ils n’ont rien appris qui vaille, et maintenant ils veulent faire fortune dans le Parti. Pas vrai, Docteur ? »

Le docteur dit doucement : « Vous exagérez. Il y a aussi des gens travailleurs et honnêtes parmi eux », puis il prescrit des cataplasmes pour l’enfant.

Dans la ferme où nous nous rendons ensuite, la femme d’un ouvrier agricole a accouché avec l’aide d’une sage-femme et d’une voisine. On n’a envoyé chercher le médecin que le lendemain, quand la jeune mère a été prise d’une forte fièvre. Le cas est sérieux ; j’attends dehors, devant la maison basse en briques, et j’entends par la fenêtre ouverte les gémissements de l’accouchée, la voix apaisante du docteur, les vagissements du nouveau-né. Le père attend avec moi, c’est un jeune homme au visage grave, brûlé par le soleil – le médecin n’a pas voulu qu’il assiste à l’examen. Notre conversation a quelque chose de bizarrement décalé : l’homme ne dit pas qu’il a peur pour sa femme, qu’il se demande ce qui va arriver.

Il dit : « Maintenant, je n’entrerai pas au Parti national-socialiste. Maintenant, non – parce que c’est un garçon. »

« Vous voulez dire, parce que vous avez un fils … ? » fais-je, surprise.

« Eh bien oui. » L’homme regarde avec un sourire ses mains usées par le travail.  « Une fille – ce ne serait pas si important. Cela fait longtemps qu’à la ferme ils me demandent pourquoi je ne suis pas au Parti. C’est mal vu, je le sais. Mais jusqu’ici, j’ai toujours trouvé une excuse. Et maintenant que j’ai un garçon, ils vont me harceler encore plus. Mais je sais ce que je sais. Ce garçon ne doit pas avoir un nazi pour père. Et plus tard, il n’entrera pas dans les Jeunesses Hitlériennes. Il devra aller à l’école, bien travailler, et faire mieux que moi. Je veux bien qu’il soit soldat – ça c’est différent, nous n’avons rien contre les vrais militaires. Mais les nazis, ils ne font que singer les soldats, c’est une honte d’entrer dans leur jeu. »

La porte s’ouvre et le médecin nous rejoint.

« Pourquoi ne m’avez-vous pas appelé plus tôt ? » dit-il.

Le jeune ouvrier ne répond pas. Il regarde seulement le docteur et son visage, envahi par une pâleur subite, est comme pétrifié.

« Je vais faire envoyer l’ambulance de l’hôpital municipal », dit le médecin, « mais cela prendra quelques heures. Je ne pourrai téléphoner qu’une fois au village. »

« Et le bébé ? Que va devenir le bébé ? »

« La sage-femme s’en occupera. »

L’homme nous raccompagne à la carriole. C’est seulement lorsque nous sommes déjà installés sur le siège – le docteur a déjà saisi les rênes – qu’il demande :

« Docteur, ma femme ne va pas mourir ? »

« A l’hôpital, on fera tout ce qui est possible – »,  répond le médecin sur le point de démarrer.

Mais l’homme l’arrête encore une fois, il se jette carrément sur les rênes et balbutie : « Docteur, il faut que vous vous occupiez d’elle vous-même, vous savez que le médecin-chef là-bas, c’est un nazi, je veux dire, il est incompétent, il a eu ce poste parce qu’il est nazi. Et moi, je ne suis même pas au Parti ! »

« Entendu », dit le docteur pour le tranquilliser, « je m’occuperai d’elle moi-même. »

L’homme fait un signe de tête, le regard absent, et nous laisse enfin partir.

« Qu’est-ce qui se passe avec le médecin-chef de l’hôpital ? », demandé-je, tandis que nous roulons sans bruit sur le sable – j’ai encore dans l’oreille cette phrase terrible : « … c’est un nazi, il est incompétent… »

Mon compagnon hausse les épaules.  « C’est mon supérieur dans la corporation des médecins », me répond-il, « il n’est pas pire que bien d’autres médecins, mais les gens n’ont aucune confiance en lui. »

« Pourquoi ça ? Parce qu’il est membre du Parti ? Vous voulez dire qu’on en est déjà à refuser sa confiance à quelqu’un du seul fait qu’il est nazi ? »

Le docteur me répond très calmement : « C’est un peu ça. Cet homme par exemple a pris son poste sous l’uniforme de la SA. Il a succédé au Dr. S., qui était un excellent médecin. Tout le monde sait, évidemment, que le Dr. S. n’est pas parti de son plein gré, qu’on l’y a obligé parce qu’il était social-démocrate et parce qu’il n’a pas voulu renvoyer sur-le-champ une assistante juive. Et aussi parce qu’on avait besoin de postes pour les fidèles du Parti. Seulement le fait d’avoir bien mérité du Parti, par exemple en tuant un communiste ou en envoyant un juif en camp de concentration, ne vous rend pas apte à exercer la profession de médecin. Les gens le savent, c’est pourquoi ils n’ont pas confiance. »

Je demande encore : « Visiblement cet ouvrier agricole avait peur que sa femme ait à pâtir du fait qu’il n’est pas membre du Parti ? »

Le médecin ne répond pas tout de suite. Par-delà les champs cultivés, il regarde le soleil descendre, tel une boule de feu, vers la lisière noire de la forêt. Puis il dit, lentement, comme s’il voulait donner du courage, non seulement à moi, mais aussi à lui-même, et raffermir sa foi dans l’avenir : « Aujourd’hui, on a parfois très peur, parce qu’on n’est pas du même bord qu’eux. Mais bientôt on sera content de ne pas s’être sali. Oui, on sera content, et on sera fier ! »

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


[1] NSDAP : abrévation de « Nationalsozialistische deutsche Arbeiterpartei », Parti national-socialiste des travailleurs allemands.

[2] Horst Wessel (1907-1930), nazi allemand abattu par un communiste dans des circonstances non élucidées, devint le héros-martyr des nazis. La chanson [Horst Wessel Lied] qu’il avait composée en 1927 (Die Fahne hoch…) devint l’hymne du parti nazi et l’hymne national officieux du Troisième Reich entre 1933 et 1945.

 

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Bleu immortel. Voyages en Afghanistan
Bleu immortel. Voyages en Afghanistan

En 1939, Annemarie Schwarzenbach et Ella Maillart arrivèrent en Afghanistan après avoir traversé, en voiture, les Balkans, la Turquie et l’Iran. Un goût commun pour les pays lointains avait rapproché la photographe journaliste et l’exploratrice écrivain. De ce voyage elles rapportèrent leurs impressions, transcrites en textes et en photographies. Près…