Minizoé
Parution Oct 2011
ISBN 978-2-88182-709-9
64 pages
Format: 105 x 150 mm
Disponible

Jeremias M. Gotthelf

Benz

Minizoé
Parution Oct 2011
ISBN 978-2-88182-709-9
64 pages
Format: 105 x 150 mm

Résumé

Célèbre pour ses vastes romans qui l’ont fait surnommer « le Tolstoï bernois », Jeremias Gotthelf (1797-1854) s’attache dans ses œuvres à décrire l’impact de la modernisation sur la société paysanne. Dans Benz il réfléchit aux relations entre vice et pauvreté. Pour rendre l’authenticité de ce monde rural, Gotthelf n’hésite pas à utiliser le dialecte bernois ; une démarche qui n’est pas sans annoncer celle d’un Ramuz.

Auteur

Jeremias M. Gotthelf

Fils du pasteur Sigismond Bitzius, Jeremias Gotthelf (1797-1854) vécut son enfance à Utzenstorf (Berne) avant de rentrer à l’académie de Berne en 1814 pour suivre des études de théologie. Il devint vicaire de son père à Utzenstorf en 1820 et le resta jusqu’à sa mort en 1824. Il déménage alors à Herzogenbuchsee, puis à Berne et finalement en 1830 à Lützelflüh. Il commence à écrire dans le journal Volksfreund à la suite des événements de 1831. Mais il ne va pas se contenter du journalisme. Il commence à publier ses livres en 1837 et ne cessera jusqu’à sa mort. Il laisse treize romans et soixante-dix récits. Les plus connus sont Heurs et malheurs d’un maître d’école (Leiden und Freuden eines Schulmeisters), Barthy le vannier (Barthli der Korber), Elsi l’étrange servante (Elsi, die seltsame Magd), L’araignée noire (Die schwarze Spinne), Argent et esprit (Geld und Geist).

Gotthelf s’attache dans ses oeuvres à décrire l’impact de la modernisation (démocratisation, capitalisme) sur la société paysanne. Pour rendre l’authenticité de ce monde rural, il n’hésite pas à mêler sa prose de dialecte bernois ; une démarche qui n’est pas sans annoncer celle d’un Ramuz. Contrairement à Gottfried Keller, Gotthelf est un conservateur, qui observe d’un oeil méfiant la Suisse se transformer. La critique allemande voit en lui un auteur significatif de l’époque BiedermeierThomas Mann trouvait même à la simplicité rustique de ses personnages quelque chose d’homérique.

Extrait

 

 

Au marché de Noël 1825

 

« Benz ne veut pas déjeuner ce matin ? », demanda une dame de belle allure, tenant dans sa main une cafetière de même allure avec laquelle elle servait toute la table, le bras ferme, répartissant la bénédiction brune dans les bols. Un homme assis au bout de la table, qui était justement en train d’essuyer sa cuillère à la nappe, répondit que Benz n’avait pas voulu se lever, mais avait dit qu’il voulait voir l’effet que ça faisait de rester au lit. Un autre ajouta que Benz avait juré à maintes reprises qu’un de ces Noëls, il voulait vivre ce que vivaient les paysans. Si toute l’année il devait être le chien, il se permettrait au moins un jour par an d’agir et de se comporter comme les autres. « Décidément, Benz ne change pas, il verra bien un jour ce qui va arriver, mais ce n’est pas la peine de dire quoi que ce soit», fit la dame de belle allure, sur un ton impassible.

Enfin Benz se présenta à la porte et demanda :

– Il est déjà debout, le maître ?

– Viens et sers-toi ! fit la dame, il devrait arriver d’un instant à l’autre.

– Ma foi, un petit bol, pourquoi pas, mais rien à bouffer, pas de pain bis et pas de patates aujourd’hui.

– Fais ce qui te plaira, mais peut-être qu’un jour tu seras content d’avoir suffisamment de tout cela.

– Ne t’inquiète pas pour moi, dit Benz, ça ne sera certainement pas à toi que j’en demanderai, si jamais j’en manque.

– Qui sait ?, répondit la femme.

A peine eut-il avalé son café que Benz s’écria : « Qu’il vienne enfin, le maître, je n’ai pas envie de poireauter ici ! J’ai trimé assez dur pour ne pas attendre, alors que c’est le moment de me payer. » La dame jugea indigne d’elle d’argumenter avec Benz et celui-ci rouspéta jusqu’à l’arrivée du maître. Benz lui dit son fait tout de suite :

– Maître, faisons le décompte ; nom de bleu, j’ai assez attendu et je ne veux pas rester cloué ici toute la journée.

– Tu peux quand même attendre que j’aie fini de déjeuner, répondit le maître.

– Non patron, je suis pressé et j’aimerais recevoir mes sous maintenant. Je n’ai franchement pas envie de gagner ma paye deux fois, une fois en travaillant, l’autre en attendant.

– Alors, Benz, on est monté sur ses grands chevaux ? Dans ce cas, je suis content que tu partes bientôt ; les cheveux courts sont vite brossés.

– Mes cheveux ont la longueur qu’il faut, répliqua Benz. Fais plutôt attention à ne pas te gourer !

Et en bourrant sa pipe, Benz regarda le maître faire son décompte à l’aide du calendrier.

– Il te reste encore septante batz sur les vingt-cinq couronnes que je t’avais promises.

– T’as bien regardé ? On me doit davantage, non ?

– Alors compte toi-même, répondit le maître, mais n’oublie pas que je pourrais te déduire de l’argent pour la chemise supplémentaire qu’on t’a fait faire !

Benz riposta qu’il en avait marre de discutailler, prit les deux pièces de trente-cinq et sortit en grognant : « Ce coquin m’a grugé pour au moins un doublon mais qu’est-ce que je peux faire, moi ? » Benz n’avait jamais compris que trois fois huit faisaient vingt-quatre et il avait complètement oublié combien de fois il avait déjà reçu de l’argent ; de toute façon il n’aurait rien saisi.

Dans sa mansarde, il s’accoutra tant bien que mal ; puis il redescendit, se carra dans l’encadrement de la porte de la cuisine et dit à la maîtresse de maison :

– Adieu et sans rancune !

– Benz, tu reviendras tout de même pour fêter la nouvelle année avec nous, répondit celle-ci, comme c’est la coutume, n’est-ce pas ?

– Ecoute, fit Benz, je sais combien d’œufs et quel genre de farine vous mettez dans la pâtisserie de Nouvel An, je suis curieux de voir comment on la fait ailleurs.

– Ma foi, vas-y, répondit la maîtresse de maison, tu ne trouveras guère mieux ailleurs.

– C’est ce qu’on va voir,  répliqua Benz, et il partit en direction de Berthoud, le chapeau de travers, la tête en avant tel un taureau qui s’apprête à foncer à travers un tas de bois, en gesticulant si vivement que ses mains battaient les ronces des haies.

Lorsqu’il atteignit la grand-route, il avait certes de la place pour ses mains, mais la hargne le saisit d’autant plus. Comme un Prussien, Benz marcha au milieu de la route et se dit qu’aujourd’hui, il irait où il voudrait et que, par le diable, personne ne devait lui donner d’ordres. Après quelque temps, les grands seigneurs passèrent avec leurs chevaux et ceux-ci ne réalisèrent même pas que Benz avait septante batz dans ses poches et envisageait lui-même de faire le seigneur ce jour-là ; comme, selon leur habitude, ils passaient juste au milieu, Benz fut obligé, pour avoir la vie sauve, de s’écarter à chaque fois que leurs museaux tapotaient son dos. Alors, il poussa un juron après l’autre, puisque même sur la route on n’était pas à l’abri de ces tourmenteurs de valets. Céder la place à ces potentats de village jusqu’à Berthoud, non merci, il faudrait compter avec lui. Il prit donc la Burgergasse où les chevaux ne le harcelèrent plus. En revanche, il y avait des paysannes portant des paniers remplis de beurre et sur lesquelles il se défoula. C’est comme un boulet de canon qu’il passa entre ces femmes, en poussant l’une par ci, l’autre par là, si bien qu’elles faillirent tomber dans l’ornière. Quand une femme lui lançait un « va au diable ! » ou un « rustre ! », il la regardait d’un air sarcastique et la remerciait d’une insulte.

Lorsqu’il arriva près du marché au bétail, il aperçut, à côté du lavoir, des femmes qui vendaient des miches et du pain d’épice. Peut-être aurait-il même l’occasion de boire, si une femme acceptable l’accostait, mais pas une dont il ne voulait pas ! Donc, Benz se planta au milieu du chemin, appuya son postérieur sur sa canne et admira les merveilles empilées dans les paniers des femmes. Il se creusa la tête, se demandant s’il voulait saisir l’occasion ici ou plutôt dans la Rütschelengasse, où il avait déniché une fois de la pâtisserie pour quinze batz. Il l’avait trouvée succulente et en avait encore le goût dans la bouche. Finalement, il ne put résister ; mit ses deux pattes dans un panier, saisit d’une main un pain d’épice à un batz et de l’autre une petite miche du même prix et, le postérieur toujours sur sa canne et gênant tout le monde au milieu du chemin, il mordit vaillamment dans le pain d’épice puis dans la miche, puis de nouveau dans le pain d’épice. Ça, c’était une autre bouffe que celle servie par ces foutus paysans : même les chiens crachaient dessus et préféraient manger avec les maîtres de maison dans l’arrière-salle ! Quand il eut fini, il remit ses deux pattes dans le panier et dévora à cœur joie ce qu’il avait dans ses mains jusqu’à se servir une troisième fois.

Ce faisant, il dérangeait tous ceux qui passaient par la Burgergasse; les paysans et les paysannes devaient marcher à côté de lui dans la boue, sans mot dire, bien qu’il les taquinât malicieusement, car ils ne voulaient pas s’abaisser à se disputer avec un valet. Mais il se trouva qu’une gouvernante, un panier sur le bras, ne le toléra pas. N’ayant pas la patience requise pour supporter un tel rustre, elle fit tomber la canne où était appuyé le postérieur de Benz et lui asséna en prime un coup de coude. Benz perdit l’équilibre, faillit s’étaler dans la boue, y laissa tomber son pain d’épice et saisit en jurant sa canne pour rosser la coupable. Mais la bonne avait disparu dans la foule et tout le monde riait autour de lui, surtout un groupe de gamins insolents qui se moquaient de Benz depuis un bon moment.

Benz, en rage, essaya de frapper les mioches avec sa canne et voulut courir après la gouvernante. Mais la vendeuse de pain n’était pas d’accord : elle retint Benz par le pan de sa veste et lui demanda six batz. Benz tenta de s’arracher à sa prise et fit mine de la battre, mais la femme n’avait pas peur. Les gosses hurlaient, animés d’un plaisir sauvage. Alors, un gendarme apparut et fit résonner sa voix martiale. Benz, réalisant qu’il ne pourrait s’échapper, jeta quatre batz en direction de la vendeuse. Mais celle-ci en réclama six pendant que les gamins criaient qu’il en avait mangé pour au moins dix batz ; quand on avait une telle gueule, on ne se contentait pas de six batz par heure et ils dirent qu’il avait ingurgité des petits pains et du pain d’épice comme un ogre, à la manière des Oberlandais qui dévorent le fromage, maigre ou gras. Le gendarme lui ordonna, en faisant l’important: « Vas-y, paie et décampe ; sinon en route pour le château ! » Benz jeta encore deux batz en direction de la femme et partit comme un jeune taureau, menaçant toujours les gosses hilares de sa canne, alors que la boue, projetée par ses pieds furieux, maculait tout son dos.

C’est ainsi qu’il dévala la Rütschelengasse, jurant, tapant, éclaboussant ; et il avait grande envie de refaire le coup de la pâtisserie pour savoir combien il pouvait en ingurgiter. Soudain, près de la Schlossgasse, une main le saisit par le gilet et une voix s’écria : « Et alors, t’entends rien quand on t’appelle ? J’aimerais enfin avoir le cadeau que tu m’as promis depuis longtemps. » Mais Benz n’était pas d’humeur à offrir des cadeaux. « A présent, ce sont les filles qui offrent quelque chose aux jeunes gars, dit-il, et si tu m’achètes un foulard – car il m’en faudrait un – je te paie un demi dans la taverne à Schläfli.[1] » Ainsi fut fait. La fille régla l’achat, et tous deux se rendirent à la taverne, main dans la main.

Comme d’habitude, la salle était bondée. Benz, sans aucune gêne, s’assit au bout d’un banc, poussa et comprima les gens jusqu’à ce qu’il ait de la place pour sa compagne ; plus les autres se plaignaient, plus il s’en moquait, ne suivant que ses propres règles de courtoisie. Il commanda un demi de rouge, du meilleur, bien sûr. Lorsqu’il fut servi, il demanda à la fille :

– Du thé ?

– Pourquoi pas, fit-elle.

Benz, installé derrière son vin et son thé, se sentait comme un roi. Chaque fois qu’il voyait entrer une connaissance, surtout un paysan ou une paysanne riche, il buvait à sa santé : « Salut Anne Bäbi, salut Hans, à ta santé ! » Hans ou Anne Bäbi répondaient :

– Du calme ! Je vais très bien comme ça.

– Tu ne veux pas t’abaisser à trinquer avec moi, n’es-tu donc pas comme tout le monde ?

Alors, la plupart buvaient un petit coup pour qu’il les laisse tranquilles et lui rendaient le verre. Benz se fâchait et s’écriait : « Encore un verre ! Crois-tu donc que je n’ai pas assez d’argent pour me payer un demi ? Je peux me le permettre tout aussi bien que les fils de paysans, nom d’une pipe ! »

Benz se comportait comme si les doublons se multipliaient dans ses poches ; il ne résistait pas au vin et s’enfonçait petit à petit dans sa vieille colère contre ces foutus chiens de paysans, de sorte que, quand son amie lui dit qu’elle avait un peu faim, il répondit :

– Non, c’est exclu, j’en ai marre de rester cloué ici toute la journée, je décarre. Alors, ma belle, qu’est-ce qu’il faut payer ?

– Quatre demis de vin à douze batz et deux thés. En tout vingt-neuf batz.

– Quoi, bon sang, on n’en a bu que deux !

– Non, Benz, dit son amie, rappelle-toi : ils nous ont servis quatre fois.

– Dans ce cas, tu en paies deux, t’en voulais aussi et t’en as englouti autant que moi. Vas-y !

– Oh, pour un demi, je veux bien, dit la fille, penaude.

– Comment ça, un demi ! T’en paies deux, compris !

– Mais c’est toi qui m’as demandé de boire une choppe avec toi.

– Demandé ou non, tu paies ta part, surtout que tu es de mèche avec la serveuse et que vous voulez me gruger. Alors vas-y, sinon gare à toi !

La fille était au bord des larmes : elle avait déjà payé un foulard, maintenant deux demis, alors qu’elle avait été invitée ! Toutefois, Benz à ses côtés valait bien quelque chose. Quand ils partirent, la serveuse leur dit :

– A bientôt !

– Souffle-moi dans le cul, bécasse ! rétorqua Benz.

Une fois dehors, la fille lui demanda :

– On va où, à l’Ours ou à la Couronne ? On danse dans les deux.

– Souffle-moi dans le cul et fous le camp ! Je te laisse là, répondit Benz et il s’en alla.

Stupéfaite, la fille le regarda partir comme un enfant voit l’oiseau qu’il avait tenu dans sa main l’instant d’avant s’envoler par-dessus les toits.

Jouant des coudes, mais sans se faire reconnaître, Benz passa sous la Tour de l’horloge. Devant l’Ours, il faillit renverser un marchand de fil pourtant bien trapu, dévala le corridor, monta les escaliers à grand fracas et entra bruyamment dans la salle de l’auberge. Dans la taverne à Schläfli, on l’avait mené en bateau ; cette fois, en revanche, son heure était venue, pensa-t-il. Il fit lentement le tour des tables mais ne trouva personne qui fût disposé à accepter sa compagnie. Benz n’était pourtant pas timide, il s’arrêtait devant chaque visage familier et partait seulement quand on lui avait offert un verre. Sans attendre, il en commandait alors un autre. Il prétendait qu’il était impossible de ne pas le vider d’un seul coup, car ces bougres d’aubergistes amenaient des verres et des bouteilles toujours plus petits. C’est ainsi qu’il déambula dans la salle jusqu’à ce que l’aubergiste lui dise de s’asseoir quelque part ou de partir, parce qu’il dérangeait les serveuses sur leur passage. « Souffle-moi dans le cul ! dit Benz, t’as pas à me donner des ordres ; que je décampe ou non, qu’est ce que ça peut te faire ? »

A ce moment, il reconnut, à l’endroit où les gens étaient le plus serrés, une connaissance qui se régalait de vin et de viande. Il fit alors passer sa jambe gauche par-dessus la chaise, poussant violemment pour faire de la place à sa jambe droite, jouant également des coudes afin de libérer l’espace, mit sa canne entre ses jambes et dit à son ami : « Fais voir ! » De sa main nue, il saisit un morceau de viande dans l’assiette de l’autre, le poussa dans sa bouche, dit qu’il voulait le faire descendre et vida le verre de son ami.

– Dis donc, tu veux quelque chose ? lui demanda la serveuse.

– Ça te regarde pas, souffle-moi dans le cul ! répondit Benz.

– Oh si, ça me regarde, dit la serveuse, si tu ne veux rien, tu retournes dans la rue et tu ne prends pas la place des autres clients.

– Fous-moi la paix ! dit Benz.

– Alors j’appelle l’aubergiste.

– Bon, bon, amène-moi quelque chose !

– Quoi donc ? demanda la serveuse.

– En tout cas pas de la merde, vieille vache ! A bouffer, évidemment, et du vin, répondit Benz.

On lui servit du mauvais vin, de la viande dure comme du cuir et du pain ; qui ne sait se comporter avec les serveuses en subit toujours les conséquences ! Benz dit qu’il ne boirait pas de vin blanc aujourd’hui et n’avalerait pas de pain dur, mais qu’il voulait du rouge et des petits pains.

– T’aurais pu le dire tout de suite, rétorqua la serveuse, crois-tu que j’ai le temps de tout faire deux fois pour les beaux yeux d’un malotru ?

– Souffle-moi dans le cul ! fit Benz.

Pendant qu’il mangeait, il aperçut au bout de la table du ragoût, du rôti, du porc, de la salade, des gâteaux, etc. Ce que ses yeux virent, sa bouche le voulut, et il s’écria à plusieurs reprises : « Eh, t’es sourd, espèce d’asticot dégarni, apporte-moi la même chose et aussi le plat de celui-là ! », tout pêle-mêle, pire qu’un Welsche.

Lorsqu’au bout d’un moment, son estomac en eut assez, il commença à jouer de manière impie avec la nourriture : il y mit ses doigts, la jeta aux chiens, la lança dans l’assiette d’autres personnes, partout sur la table, et même sur les tables voisines ; bref, il se montra si odieux que les autres clients s’en offusquèrent et firent signe à l’aubergiste qu’ils ne voulaient plus le voir.

– Dis donc, mon gars, ça suffit ! l’interpella l’aubergiste, tu importunes tout le monde.

– Du vent ! dit Benz, moi, je me plais beaucoup ici.

– Quoi qu’il en soit, tu cesses ton spectacle et tu t’en vas !

– Mais tire-toi ! dit Benz.

– Assez, maintenant, dit l’aubergiste, je pense que tu n’as tout simplement pas un rond et que tu vas déguerpir quand personne ne te regardera.

– Comment, pas un rond ? J’en ai en tout cas plus que toi, misérable petit aubergiste !

– Si tu as des sous, pourquoi ne pas payer, alors ?

– Mais tu ne m’as même pas dit ce que je te devais, espèce de bestiau à vin !

– Alors donne-moi déjà vingt-trois batz, ça ira pour le moment.

– Quoi, foutu coquin, comment, vingt-trois batz ? Ça ne fait même pas dix, ce que je te dois.

– Comme tu voudras, répondit l’aubergiste, ou tu paies ou j’appelle les gendarmes, et on te fera comprendre lequel de nous deux est le coquin.

Benz se mit à jurer abominablement : tout ce qu’il avait reçu, c’était un morceau de viande dure et une chope de vin que l’aubergiste avait remplie sous la tige de ses canassons, protesta-t-il ; toutefois il paya. Quand il eut encaissé le dernier batz, l’aubergiste fit : « Maintenant tu dégages, sinon gare à toi ! Si c’était aussi pénible avec chaque client, je ne servirais pas plus d’une douzaine par jour et les autres devraient tous attendre. »

Enfin, Benz se leva ; mais il ne semblait pas avoir l’intention de prendre la porte ; il se promena bruyamment dans la salle et, s’arrêtant devant chaque couvert, pesta contre cette bande de gredins, s’assit à l’envers sur une chaise, étendit sa canne et ses jambes et tenta de tripoter une fille qui était pourtant la compagne d’un autre client. Le jeune homme regarda d’abord Benz de travers, la flamme de la colère monta lentement ; sur ce, la serveuse trébucha sur les pieds de Benz en poussant un grand cri. Alors l’aubergiste piqua une colère noire, et Benz fut éjecté de la salle en dégringolant les escaliers, comme s’il n’avait jamais su se tenir debout.

Après cette descente, Benz jura abominablement en affirmant qu’on lui avait volé sa canne et son couvre-chef, mais qu’il ne remonterait pas pour les reprendre à cette bande de jeanfoutres. On les lança à ses pieds. Alors il jura de plus belle en criant qu’il ne les ramasserait pas ; puisqu’il avait perdu sa casquette suite à leurs coups, c’était à eux de la lui remettre sur la tête. A ce moment arriva Mädi, la fille avec laquelle il avait bu dans la taverne à Schläfli et qui l’avait attendu patiemment ; elle lui remit sa casquette, lui rendit sa canne et dit :

– Viens, Benz, ces gens sont trop méchants !

– Fous-moi la paix !, rétorqua Benz, qui émit encore une rafale d’injures, puis sortit de la maison, trébuchant, chancelant et jurant. Une fois dehors, Mädi lui demanda :

– Où allons-nous maintenant ?

– Souffle-moi dans le cul, dit Benz, et va traînasser où tu voudras !

Mädi pourtant ne lui en voulait pas ; elle le suivit docilement, rouspéta avec lui et lui raconta que son propre passage à la Couronne ne lui avait guère valu mieux et que, ma foi, on n’était plus à l’abri de rien du tout dans cette ville de Berthoud.

Ainsi, ils se traînèrent ensemble vaille que vaille jusqu’à l’auberge la plus proche d’où ils entendaient résonner des violons et des exclamations. Benz se dirigea vers l’établissement et Mädi le suivit sans qu’il eût besoin de le lui demander. En haut, ils dansèrent joyeusement à la lueur de deux maigres bougies, les chapeaux de travers, la pipe à la bouche ; gaiement ils sautèrent sur les planches accidentées, accompagnés par deux gringalets de violonistes qui grattaient leurs cordes rouillées, de sorte que la pièce résonnait horriblement de leurs crin-crins.

Tout à coup, Benz est pris dans le tourbillon de la musique : il tire Mädi par la main, agite son bras, fléchit les genoux, virevolte des aisselles et se lance dans un nouveau pas d’un puissant élan. A ce moment précis, son talon caresse une bosse du plancher et refuse d’avancer. Benz se cramponne alors à Mädi et tous deux font un roulé-boulé tel qu’on n’arrive plus à voir qui est en haut et qui est en bas. La poussière monte en nuages, les rires éclatent sauvagement, et Benz, ramassant péniblement pipe et chapeau, pestant contre le plancher et la maladresse de Mädi, se dirige en boitant vers le comptoir, suivi par sa fidèle compagne.

Benz réclama un demi de rouge et Mädi l’aida à boire, comme si c’était la chose la plus naturelle du monde, mangea, sans qu’on le remarque, les deux petits pains posés devant eux et se servit du deuxième demi de rouge autant que Benz voulut bien lui permettre. Benz avait beau boire, il ne se sentait pas mieux, car il s’irritait d’être sans cesse l’objet des railleries des autres clients ; par-dessus le marché, Mädi disait qu’il faisait de plus en plus sombre et qu’on avait encore un bout de chemin à faire pour rentrer.

– Alors tu règles l’addition ! fit Benz, et puis on s’en va.

– Ça, ce serait la meilleure ! intervint la serveuse, qui n’avait pas la langue dans sa poche, depuis quand c’est aux filles de payer le vin à leurs compagnons ? C’est toi qui l’as commandé, donc à toi de payer ! Ne fais pas le rustre !

Il protesta vivement, mais Mädi ne dit pas grand-chose, jusqu’à ce que Benz paie enfin, non sans manifester sa rancune et sa colère, jetant foudre et tonnerre.

La malice au coeur, le chapeau sur l’oreille, la pipe à la bouche, Benz prit de grands airs et ne put résister, en sortant, à la tentation de faire un croc-en-jambe à l’un des danseurs. Celui-ci chuta avec sa danseuse et Benz fut assez stupide pour rester là à les regarder tomber en riant. D’un coup, le jeune homme malmené sauta sur ses pieds, se rua sur Benz et l’envoya si violemment contre la paroi que sa pipe et son chapeau s’envolèrent ; puis il le sortit de la salle, lui fit descendre les escaliers et le jeta dans la rue. Tout cela en un clin d’oeil, si bien que Benz se retrouva dans la neige, ensanglanté, avant même d’avoir compris ce qui lui était arrivé. Il se roula dans la neige, jurant, saignant et ivre, jusqu’à ce que Mädi le rejoigne, lui apporte son chapeau, sa canne et sa pipe, l’aide à se relever, l’essuie et réussisse finalement à se remettre en route avec lui.

Mais Benz était au comble de la rage : avec sa canne, il tapait dans tous les sens, déversant sa bile sur les aubergistes, sur le monde entier et finalement sur Mädi. Il la maudit, tenta de la frapper, lui dit de lui souffler dans le cul, de le laisser tranquille et de ne plus le suivre, ne serait-ce que d’un pas. Toutefois, la colère et le vin montèrent également à la tête de Mädi. Elle aurait été trop contente, dit-elle, de ne l’avoir jamais rencontré, il n’était qu’un pauvre type comme il n’y en avait pas deux. Elle était vraiment idiote d’avoir si bon cœur et si elle n’avait pas été si bête, elle serait maintenant confortablement assise à la Couronne, à côté d’un fils de paysan. Mais elle ne se ferait pas avoir une deuxième fois, elle ne rentrerait plus jamais en compagnie d’un pareil minable.

– Mais qui t’a donc demandé de me suivre, bécasse ? répondit Benz, si ça ne tenait qu’à moi, tu pourrais traîner avec qui tu veux ; des filles comme toi, je peux en avoir autant que j’en ai envie et j’arriverai très bien à rentrer seul.

– Quand on a bon coeur, rétorqua Mädi, on se fait avoir.

– Je chie sur ton coeur, dit Benz, de toute façon, vous êtes toutes les mêmes catins.

– C’est faux ! protesta Mädi, t’en connais d’autres qui t’ont offert autant de choses et lavé autant de chemises, quand tu voulais aller danser le dimanche et quand tu n’avais plus de linge propre, hein ? T’en connais d’autres qui en auraient fait autant pour toi et qui t’auraient laissé entrer à chaque fois que tu te pointais dans leur chambre?

– Souffle-moi dans le cul ! dit Benz qui se dirigea vers une série de fenêtres bien éclairées d’où venait beaucoup de bruit et de lumière.

– Ne va pas là dedans ! dit Mädi, viens, on rentre !

– Souffle-moi dans le cul et va-t’en, si tu ne veux pas, mais moi, je ne rentre pas avant d’avoir mangé !

– J’ai prévu quelque chose pour toi, dit Mädi, si tu viens chez moi. Sous mon duvet, j’ai encore sept ou huit petits gâteaux que j’ai chipés hier, quand on faisait de la pâtisserie.

– Je te chie dessus ! dit Benz.

Il monta les escaliers et Mädi le suivit. S’il voulait à tout prix tout dépenser pour la bouffe, alors elle en aurait aussi sa part, pensa-t-elle. Elle n’avait encore rien mangé de chaud de toute la journée, était passée à côté de tout et il ne lui restait plus le moindre sou. Elle avait dilapidé le dernier; et puis surtout, elle voulait garder un œil sur Benz afin de l’attirer là où elle l’avait prévu.

En haut, Benz s’arrêta, titubant, et regarda autour de lui. Se demandant, les yeux vitreux, si l’on viendrait le servir, il chercha une bonne place pour s’installer. Cependant, personne ne fit attention à lui car il n’y avait là que des braves gens qui se régalaient tranquillement. Finalement, l’aubergiste les pria de dégager l’entrée et leur montra des places libres. « Souffle-moi dans le cul ! répondit Benz, je suis libre de rester où je veux. » Il s’assit quand même au bout d’un moment, suivi par Mädi.

– Quelle foutue auberge de misère ! se plaignit Benz, ça fait des heures que je suis ici et personne ne vient me servir.

– Bien sûr, si tu ne commandes rien ! fit l’aubergiste, qu’est-ce que tu veux ?

– Quelque chose de chaud et une chope !

On apporta un demi, deux verres, deux assiettes, etc.

– Pourquoi toujours deux ? demanda Benz, et puis je n’ai commandé qu’une chope.

– Et alors la fille qui est avec toi, tu l’as amenée pour qu’elle te regarde manger ? dit l’aubergiste et il s’éloigna.

– Quelles drôles de manières, dit Benz, merde, je ne paierai que ma part.

Entre-temps, Mädi s’était déjà copieusement servie et il était évident que le repas chaud lui faisait beaucoup de bien.

Benz, en revanche, s’énervait toujours de son aventure avec le danseur et racontait à qui voulait l’entendre ce qu’il allait faire à l’aubergiste et à ces satanés fils de paysan. Par malheur, il était entouré de gens qui prenaient un malin plaisir à le voir dans cet état et à se payer sa tête. Ainsi, les uns l’encourageaient, les autres le contredisaient, de sorte qu’il enrageait de plus belle, recommençant à profaner la nourriture, à briser et à jeter des verres et à grogner contre certaines personnes, sinon contre tous les clients, jusqu’à ce qu’on lui demande de se taire et qu’on apporte un supplément de vin. Chaque fois que Mädi tentait de calmer le jeu, Benz la reprenait en disant : « Tu veux une mornifle sur la tronche, comme si on t’y catapultait un clocher ? » Il ne cessait de s’imbiber et s’il ne s’était pas calé l’estomac avec autant de petites miches et de pain d’épice, il n’aurait plus pu bouger le petit doigt ; mais il devenait de plus en plus ignoble.

Finalement, l’aubergiste lui demanda de payer et de partir. Alors Benz recommença à faire du scandale et refusa. Il ordonna à Mädi de régler l’addition, mais lorsqu’il vit que l’aubergiste ne voulait pas accepter d’argent d’elle, vu qu’elle était une fille et qu’elle n’avait rien commandé, Benz l’agonit d’insultes les plus indécentes. En apprenant ensuite que son dû – repas, boisson, verres et assiettes cassés, ainsi que le supplément de vin – s’élevait à soixante batz, il jura à faire trembler la maison, fit sonner sur la table le peu de batz qui lui restaient et ajouta qu’il ne donnerait pas un sou de plus, qu’il n’en avait de toute façon plus et qu’il voulait sortir. On ne le laissa cependant pas partir et personne ne voulut se porter garant. Tout le monde s’amusait du spectacle et c’est finalement dans la plus grande hilarité qu’on lui prit sa veste en gage. Mädi essaya bien de s’interposer, mais rien n’y fit. « Paie ou tais-toi ! » disaient les autres. En même temps, Mädi aboyait fidèlement, en fournissant ses petits boulets à la grosse artillerie de Benz et elle aida son compagnon lorsqu’on lui fit descendre les escaliers et qu’on le sortit rudement de l’établissement. C’est là qu’ils se retrouvèrent, sans un sou et sans veste ; Benz, à moitié inconscient, était dans l’état le plus affreux, furieux, misérable et ivre : tout ce qui lui restait, c’était une fille passablement éméchée.

Ce fut donc sans un sou et sans veste que Benz, le lendemain matin, se présenta à son nouveau maître, et il ne savait pas ce qui l’attendait.

Tel fut le marché de Noël 1825.



[1] Karl Schläfli était un bourgeois de Berthoud qui possédait l’auberge Zu Pfisteren (corporation des boulangers). Cette auberge avait une salle (Schläflisstübli) qui, en temps normal, était réservée aux notables ; pendant les foires, toutefois, elle était ouverte à tout le monde (NdT).

 

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