Bindu s’inquiétait. Elle manquait de discernement et consacrait tout aussi volontiers son temps à d’insignifiantes tracasseries qu’à d’insurmontables situations critiques. Elle entretenait bien ses angoisses, toujours prête à les raviver lorsque leur flamme perdait de son ardeur – improbable conséquence ici, désastre lointain là. Deux rides s’étaient creusées sur son front ces derniers mois et elle s’en inquiétait aussi.
Son principal souci avait été de savoir si elle obtiendrait l’emploi au Paramaskha International Yoga Centre. Le matin de l’entretien, l’anxiété l’avait rendue malade et elle avait failli appeler pour annuler. Mais ses économies étaient presque réduites à néant et cette pensée l’avait suffisamment effrayée pour l’encourager à se rendre à la station de bus de banlieue, ragaillardie par trois différentes sortes d’antiacides.
Au cours de l’entretien, elle avait menti et dit qu’elle était veuve. Elle avait senti que son statut de femme séparée ferait mauvais effet en un lieu d’une telle spiritualité, tandis qu’une mort tragique dans un passé récent serait acceptée. Du moment où elle avait obtenu cet emploi, elle avait commencé à se tracasser à l’idée de ce qui arriverait si ses employeurs en venaient à apprendre la vérité : que son mari n’avait pas été emporté par les eaux de la Cauvery, mais qu’il dirigeait en fait une usine de production de pneus à Tumkur.
Le centre de yoga se trouvait à quinze kilomètres de Mysore au milieu de plantations de cocotiers et de manguiers. Ses plus proches voisins étaient un magasin de réparation de scooters et une usine qui fabriquait des citernes. Le Centre pouvait accueillir trente résidents, logés dans de petites chambres propres mais lugubres, même sous une lumière aussi aveuglante que du métal blanc. Il y avait deux professeurs : Shashi, un petit homme à la voix flûtée, et Gopal, dont les T-shirts arboraient les lettres de son nom, comme s’il était une star du foot. Alcool et drogues étaient formellement interdits dans tous les locaux. Les cigarettes tombaient également sous le coup de cette interdiction, mais face à la baisse du nombre des hôtes, cette interdiction avait été levée.
Bindu dirigeait le Centre. Ses multiples responsabilités étaient une énorme source de tracas, mais son emploi précédent était pire. Elle travaillait alors dans un hôtel de Bangalore, au fin fond du quartier de Majestic, fréquenté par des hommes d’affaires et leurs maîtresses, au regard rendu vitreux par l’alcool. Le centre de yoga lui offrait une grande amélioration. Le comportement des étrangers s’avérait parfois incompréhensible, mais au moins ils étaient incroyablement polis. Ils la remerciaient trois fois quand elle leur faisait apporter une tasse d’eau chaude.
Le deuxième jour, était arrivée au Centre une femme originaire de Los Angeles qui disait vouloir devenir brahmane.
Bindu avait froncé les sourcils et répondu :
« Je regrette, Madame, mais nous ne proposons pas ce type de formation.
– Bien sûr, je le sais, mais après le yoga, c’est à cela que je veux me consacrer. »
Des massifs d’œillets d’Inde bordaient les allées qui conduisaient à la salle à manger au toit de chaume, aux logements et à une structure qu’on appelait « le spa ». Il s’agissait d’une longue pièce, basse de plafond, qu’un mur ventru séparait en espaces de traitement pour hommes et pour femmes. Les massages thérapeutiques étaient assurés par Thomas et Rosa, un couple marié, qui n’avait pas échangé une parole aimable depuis des années. Pendant la journée, chacun restait cantonné dans son propre secteur ; ils ne se retrouvaient que pour les repas, sans prononcer un mot, assis chacun à un bout de la cuisine. Le soir, chacun se couchait sur son lit de massage, à l’affût des ronflements de l’autre derrière la cloison, les mâchoires crispées par une colère contenue.
* * *
La circulaire envoyée par le ministère de la Culture arriva en fin d’après-midi. Les représentants du DOSA, un département chargé des affaires spirituelles, feraient leur inspection annuelle au cours des prochaines semaines. Tous les instituts détenteurs d’une licence autorisant à dispenser des activités spirituelles et des disciplines morales devaient s’assurer que leurs locaux et leurs pratiques répondaient aux critères homologués par le gouvernement. Tous les établissements concernés étaient avertis bien à l’avance, car le DOSA semblait conscient qu’effectuer des contrôles surprises n’apportait rien à personne, surtout pas aux inspecteurs qui s’étaient habitués à un niveau de confort qu’il leur serait difficile de recevoir s’ils ne prévenaient qu’à la dernière minute.
Bindu fut saisie de nausées. Ses responsabilités professionnelles avaient eu un effet néfaste. La nuit, une brûlure opiniâtre lui transperçait l’estomac et au matin, elle avait le cou raide et douloureux. Elle s’était mise à boire de grosses quantités de lait pour soulager son ventre, mais elle avait commencé à prendre du poids et elle souffrait de problèmes digestifs. Et voilà que d’importants représentants du gouvernement allaient faire une descente dans le Centre, arrivage massif de voitures sirènes hurlantes, stylos bien rangés dans les poches. Ils allaient éplucher les dossiers, inspecter sous les lits, interroger les résidents et renifler l’air en quête de signes de décadence.
« Ne vous inquiétez pas, Madame, dit Santhosh, l’adjoint à la direction, homme qui, proche de la trentaine, avait déjà tendance à prendre du poids. Ils vont se contenter de tamponner ce document, d’apposer un cachet, de déjeuner puis de partir. Nous avons déjà payé notre licence que leur reste-t-il donc d’autre à faire ?
– C’est une inspection, Santhosh. Ils vont inspecter. Avez-vous vu dans quel état était la cuisine aujourd’hui ? Et puis la lessive n’a pas été faite depuis mardi. Et cette Américaine qui joue les brahmanes sur la pelouse qu’on vient de planter. Allez, faites quelque chose. »
Santhosh partit en direction de la cuisine en soupirant. Il ne voyait pas ce que lui rapporterait trop d’empressement à accomplir ses fonctions – il savait que l’avenir le destinait à des choses meilleures. Il avait surpris des bribes de conversation entre les résidents qui disaient à quel point la nature de leurs expériences spirituelles au Centre les transformait. Il était le second aux rênes d’un lieu qui attirait des gens bien plus expérimentés et éduqués que lui. Ils avaient donc décelé en lui quelque chose de particulier. Il se demandait s’il n’était pas la réincarnation d’un important personnage historique. Incapable de décider, mais désireux de se distinguer, il avait fait un emprunt et s’était acheté une moto.