Au Libéria, la place d’une femme est au marché, à l’église, à la cuisine ou au lit. Mais une petite fille allait faire exception.
Pour cette petite fille, mise au monde le 29 octobre 1938 dans l’arrière-chambre du domicile familial à la Benson Street de Monrovia, le destin avait de grands projets, tous ses proches le savaient. Après tout, n’était-ce pas la prédiction du Très Ancien, l’un des nombreux prophètes qui parcouraient Monrovia pour y diffuser sa sagesse ? Quand il était passé jeter un coup d’œil au bébé de Carney et Martha Johnson, dans leur maison à base bétonnée, quelques jours après la naissance de la petite Ellen, surnommée Red Pumpkin parce qu’elle était « rouge comme une citrouille », il avait regardé attentivement dans le berceau, puis déclaré : « Cette enfant va être quelqu’un d’important. Cette enfant va diriger. »
En fait, ce ne furent pas ses mots. Un Libérien ne parle pas comme ça. Simplement, plusieurs décennies plus tard, quand Ellen Johnson Sirleaf écrivit son autobiographie, elle l’intitula Cette enfant va être quelqu’un d’important, en allusion à la prophétie du Très Ancien.
Elle préféra normaliser l’expression, considérant qu’un public international ne comprendrait pas la langue du Libéria, qui peut passer sans crier gare de la clarté la plus limpide à l’obscurité la plus impénétrable. L’anglais d’Afrique de l’Ouest n’est pas un pidgin english, le fruit des efforts des colons pour communiquer avec les Africains – même s’il y a aussi du pidgin english dans la langue du Libéria. Ce n’est pas non plus du créole – même s’il y a aussi du créole dans la langue du Libéria.
Non, l’anglais du Libéria est un merveilleux salmigondis intégrant tout cela, une langue internationale qui s’inspire librement de la phraséologie britannique et de l’argot américain, avec la petite pointe des États du Sud transmise par les esclaves américains affranchis qui colonisèrent le pays, sans oublier l’influence des vingt-huit groupes ethniques qui résistèrent aux affranchis à leur arrivée, et celle des paraboles propres au quotidien africain.
Parce que, au Libéria, les gens ne cessent de parler par paraboles. La plupart du temps, on peut les comprendre.
« L’est mort, le bébé crabe. Mais le crabe, y pleure pas. Et ces gros yeux globuleux qui se mouillent ? » (Traduction : « Pourquoi Marcia est-elle si contrariée par l’horrible coupe afro de Jan alors que lui ne s’en plaint pas ? »)
« L’homme de Fanti, y te dira pas que son poisson l’est pourri. » (« Tu t’imagines vraiment qu’un fan de Chelsea pourrait admettre que son club de foot est totalement nul ? »)
« Le singe et moi, ça ne palabre pas. » (« Pourquoi ferais-je le dégoûté si tu m’offres cette bonne viande de singe que tu viens de faire revenir dans du beurre de palme ? Je n’ai absolument rien contre les singes. »)
« Eh, tu connais pas les livres ? » (« C’est toi qui a un doctorat : c’est toi qui dois trouver la solution. »)
« Ah ça, moi, je vais me balader. » (« Je m’en vais voir quelqu’un – probablement un amoureux secret – mais ça ne te regarde pas, alors laisse-moi tranquille. »)
« Le singe il travaille, le babouin il profite. » (« C’est moi qui fais tout le travail, tandis que tu te la coules douce et profites de la vie. »)
« Ma, cette petite chose-là l’aura facile. » (« Cette enfant va être quelqu’un d’important. »)
Forte de cette prophétie, que sa famille allait lui répéter toute son enfance, Ellen se prépara à s’engager sur la voie d’une vie extraordinaire. Il faut dire que, avant même qu’elle n’ait prononcé son premier mot, le décor était déjà planté pour exclure qu’elle soit un jour une Libérienne comme les autres.
Ça, c’est à mettre sur le compte des États-Unis.
Au début du xixe siècle, l’Amérique se retrouvait avec une population croissant de Noirs affranchis, dont une bonne part étaient des enfants d’esclaves qu’on avait libérés. Cela tenait parfois à un concours de circonstances ou, bien plus souvent, à un viol interethnique. Des femmes esclaves fécondées par leurs propriétaires blancs mettaient au monde des enfants métis dont la couleur de peau était un rappel constant de l’hypocrisie qui imprégnait la vie quotidienne américaine avant la guerre de Sécession. Beaucoup de ces enfants métis furent finalement affranchis.
Les propriétaires d’esclaves s’inquiétaient du nombre croissant de Noirs affranchis et de la mauvaise influence que ceux-ci pouvaient avoir sur leurs congénères, susceptibles de se rebeller et de revendiquer leur liberté. C’est ainsi que s’amorça le mouvement du « retour en Afrique », qui se fondait sur l’idée que le meilleur moyen de prévenir les révoltes d’esclaves était de renvoyer les affranchis en Afrique.
En 1820, les premiers bateaux chargés de Noirs et d’affranchis métis mirent le cap sur l’Afrique de l’Ouest. Mulâtres, quarterons, quinterons, octavons… Ces nouveaux colons avaient pour la plupart une peau plus claire que les populations libériennes autochtones. Ils savaient lire et écrire. Et ils affichaient un christianisme ostentatoire. Les colons furent accueillis par les autochtones qui soupçonnaient – à juste titre – que leurs terres et leur mode de vie étaient menacés (plusieurs participaient encore activement à la traite des esclaves). Ce commerce leur posait beaucoup moins de problèmes moraux qu’il n’y paraît aujourd’hui : les Européens devaient bien acheter leurs cargaisons humaines à quelqu’un et ce quelqu’un était en général un Africain qui avait capturé d’autres Africains pour les asservir. De nombreux habitants du Libéria craignaient donc que les affranchis nouvellement arrivés n’entravent leurs affaires.
Et c’est ainsi que naquit le Libéria, un pays dont la complexité sociale, religieuse et politique est difficilement concevable.
La Société américaine de colonisation, une association de Blancs à la composition peu orthodoxe, qui rassemblait des quakers et des évangélistes anti-esclavagistes avec des propriétaires d’esclaves qui voulaient nettoyer leur Sud des Noirs affranchis, acheta des terres aux Africains autochtones. La Société parvint à ses fins fusil en main et baptisa le nouveau pays Libéria. Les esclaves affranchis qui avaient colonisé le Libéria firent dès lors partie de la caste dirigeante, tandis que les Africains autochtones devinrent pour la plupart des ouvriers agricoles ou des aides à domicile, une caste inférieure.
Le Libéria se situe à près de cinq mille kilomètres du Congo, mais les colons noirs américains furent nommés par dérision les « Congos », parce que les Libériens autochtones associaient le fleuve Congo à la traite des esclaves. Les Congos détenaient le pouvoir et possédaient la plupart des terres. Ils interdirent rapidement la traite des esclaves qui avaient assuré un revenu à beaucoup d’autochtones libériens, qu’ils désignaient sous le nom péjoratif d’« Indigènes ».
Aux yeux des colons venus d’Amérique, les Indigènes formaient une masse indifférenciée, avec leurs bijoux de perles ciselés, les étoffes tissées par les Fantis et leurs langues incompréhensibles. Pourtant, ces populations étaient complexes, et provenaient de vingt-huit groupes ethniques différents, qui avaient leurs propres croyances, leurs propres coutumes et nourrissaient des inimitiés séculaires. Les Krus étaient des pêcheurs qui haïssaient l’esclavage. Les Krahns faisaient des affaires sur les marchés aux esclaves. Les Gios étaient les descendants d’une lignée de guerriers soudanais qui ne refusaient jamais le combat. Personne ne sait vraiment pourquoi, mais les Gios et les Krahns semblaient se haïr mutuellement.
Après plusieurs batailles sanglantes au cours des années suivant leur arrivée, les colons venus d’Amérique finirent par imposer leur domination sur les Gios, les Krahns, les Bassas et les Krus. Une forme de symbiose se fit alors jour, surtout sur le plan religieux. Les autochtones adoptèrent le christianisme de la population congo, mais pas la version raffinée des Européens : les Libériens s’approprièrent le christianisme robuste des gospels, les prières et les croyances que les Congos avaient ramenés du pays de l’esclavage. La souffrance de Jésus Christ et l’asservissement des juifs de l’Ancien Testament étaient des épisodes que les esclaves américains avaient compris intuitivement. Leur imagination avait été captée par Moïse conduisant son peuple hors d’Égypte, Joseph vendu comme esclave par ses frères, et Daniel jeté dans la fosse aux lions.
Les pratiques chrétiennes que les affranchis avaient introduites en Afrique furent totalement refondues par les Libériens autochtones, qui les entremêlèrent avec leurs propres interprétations et traditions religieuses et y intégrèrent leurs exubérants battements de tambour, leurs danses, leurs chants et leur communion par les langues de feu, baignant le pays dans la musique qui le fait vibrer aujourd’hui.
Ainsi, la petite Ellen vint au monde dans une société scindée en deux classes profondément distinctes, mais liées par la religion. Pourtant, contrairement à tant d’autres, elle n’aurait pas besoin de la religion pour appartenir aux deux.
Ellen ressemblait à un bébé congo, mais sans avoir une seule goutte de sang congo. Elle était une Libérienne autochtone, une particularité qui s’avérerait d’une importance cruciale dans les décennies qui allaient suivre, après la destitution des Congos. Le père de son père était un chef gola nommé Jahmale. Il avait huit femmes dans le village traditionnel de Julejuah, dans le comté de Bomi. L’une de ses femmes et lui firent comme de nombreux Libériens : ils envoyèrent un de leurs fils – Karnley, le futur père d’Ellen – à Monrovia pour qu’il y soit adopté par une famille congo. Karnley put aller à l’école et y acquérir culture et raffinement, les conditions nécessaires pour devenir quelqu’un dans le Libéria du début du xxe siècle. Karnley vit son nom occidentalisé pour devenir Carney Johnson : un premier pas sur la longue voie de la congolisation de la famille.
La mère de la mère d’Ellen était une Kru de Greenville, dans le comté de Sinoe, qui vendait ses cultures au marché. Son nom était Juah Sarwee. Elle tomba amoureuse d’un Blanc, un négociant allemand du nom de Heinz Kreuger, qui habitait le Libéria. Ils se marièrent en 1913 et eurent une fille, qu’ils appelèrent Martha.
Pendant la Première Guerre mondiale, le Libéria, soucieux de manifester sa loyauté envers les États-Unis, déclara la guerre à l’Allemagne et expulsa tous les ressortissants allemands, dont Heinz. Il laissa là sa famille, et personne n’entendit plus jamais parler de lui. Néanmoins, grâce à Heinz Kreuger et à Juah Sarwee, Martha, la mère d’Ellen, posséderait toute sa vie les ultimes attributs de la classe et de la beauté dans un pays où la question de l’ethnie était d’une douloureuse complexité : de longs cheveux et une peau pâle. Elle aurait presque pu passer pour une Blanche. Des familles congos l’invitèrent bientôt à venir vivre chez elles – une pratique courante au Libéria, où les familles plus aisées prenaient chez elles des enfants plus pauvres qui servaient de compagnons de jeu (et parfois de domestiques) aux enfants de la famille. En contrepartie, l’enfant accueilli était nourri, blanchi et pouvait aller à l’école. De guerre lasse, Juah Sarwee, qui était pauvre, illettrée, abandonnée par l’homme blanc qu’elle avait épousé, se résigna à laisser partir sa fille.
La première famille congo chez qui Martha alla vivre la faisait dormir sur la table de la cuisine, ou parfois en dessous avec les animaux domestiques. La société libérienne du début du xxe siècle pouvait considérer ce sort comme normal pour une fille autochtone de peau foncée, mais Monrovia ne tolérait pas un tel traitement pour une fille mi-blanche à la peau claire. Un autre couple congo, Cecilia et Charles Dunbar, intervint donc pour réparer ce tort.
Martha prit le nom de Dunbar, fréquenta les meilleures écoles du Libéria, puis passa une année à l’étranger pour acquérir la culture nécessaire. Après son retour, un jour qu’elle se trouvait dans le jardin de la famille Dunbar, le père d’Ellen, qui s’appelait désormais Carney Johnson, la remarqua.
« Oh, dit-il à la vue de ses cheveux, de sa silhouette et de sa peau ambrée. Oh, toi, je t’aime bien. »
Les quatre enfants de Martha et Carney – Charles, Jennie, Ellen et Carney – allaient grandir avec le don des caméléons dans ce pays fracturé. Ils se fondaient sans peine parmi les Congos, mais leurs racines golas leur permettaient sans problème de prendre part à la vie libérienne autochtone s’ils en avaient l’envie. Ellen, la troisième de la fratrie, savait particulièrement bien mettre ce don à profit.
Elle avait l’apparence d’une Congo et, comme la plupart des Congos, elle parlait deux langues, l’anglais et l’anglais du Libéria. Sa vie était sans le moindre doute celle d’une Congo : elle allait à l’école avec les enfants congos et vivait dans une vraie maison en dur à la Benson Street, avec un grand jardin, entouré de cocotiers et parsemé de buissons fleuris et d’arbres fruitiers. Sa sœur aînée allait même à l’école en Angleterre, un privilège marquant le summum de la congolitude. Selon les critères locaux, la famille faisait partie de la classe moyenne supérieure, grâce à la peau claire de Martha et, surtout, à la profession de Carney, qui était avocat. Carney fut finalement élu à la Chambre des députés. Il était le premier autochtone à y accéder.
En 1943, lorsque William Tubman fut élu président, Ellen avait quatre ans. Par chance pour sa famille, le président semblait apprécier son père. Tubman envoyait souvent Johnson en mission à l’étranger pour y représenter le pays. Puis, lorsque Johnson revenait, le président lui rendait parfois visite à la maison avec sa suite, un événement certes bénéfique pour le statut social de la famille, mais qui se payait par un branle-bas général à la cuisine, car les serviteurs et les auxiliaires préparaient du beurre de palme, du riz jollof – le véritable riz jollof traditionnel du Libéria, avec du poulet, du jarret de porc et du bœuf – et du foufou pour le chef du gouvernement. Naturellement, Ellen et ses frères et sœur étaient bannis de la salle de séjour, mais elle se cachait toujours derrière le coin du mur pour écouter.
Ellen avait une place fermement établie dans la classe dominante des Congos, sauf si elle en décidait autrement. Elle suivit l’enseignement secondaire au College of West Africa, réservé à l’élite. Pendant les vacances, elle et ses frères et sœur allaient à Julejuah, le village du comté de Bomi où leur père était né. Julejuah se trouvait à une trentaine de kilomètres de Monrovia, mais la route se terminait bien avant le village, de sorte que leur voiture ne pouvait pas les conduire jusque-là. Des hommes portaient Ellen et ses frères et sœur dans des hamacs le reste du trajet.
Une fois arrivés à Julejuah, Ellen et ses frères – Jennie ne se serait pas abaissée à participer à ces jeux de garçons manqués – grimpaient aux arbres, nageaient dans la rivière, trouvaient une place sur des pirogues pour passer d’une rive à l’autre, puis restaient assis avec leur grand-mère à regarder les oiseaux tournoyer autour du riz en train de pousser. Sachant que Jennie était la favorite de leur père, Ellen et ses frères l’envoyaient l’amadouer pour en obtenir des bonbons ou d’autres faveurs. Ils apprirent quelques bribes de mots de Gola, la langue de leurs ancêtres. Un jour, ces quelques phrases sauveraient la vie d’Ellen.
Toute son enfance, sa famille lui rappelait, souvent avec une certaine ironie, qu’elle était cette petite chose-là qui l’aurait facile, qu’elle était destinée à un grand avenir. On l’évoquait surtout quand elle faisait quelque chose qui ne semblait pas vraiment grandiose, comme la fois où elle tomba dans les latrines.
La maison familiale de la Benson Street était luxueuse selon les critères libériens des années 1950 : une structure à deux étages en béton avec un grand jardin. Il n’y avait toutefois pas de toilettes à l’intérieur : on utilisait des latrines extérieures, qui se résumaient à des planches rudimentaires au-dessus d’un trou. Un jour, quand elle était petite, Ellen tomba dedans. Elle hurla et hurla encore, jusqu’à ce qu’un voisin qui passait par là la tire hors du trou et aide sa mère à la nettoyer.
La famille invoqua la prophétie lorsqu’il fut annoncé qu’Ellen allait pour la première fois prendre la parole en public, à l’âge de huit ans – ou, plutôt, tenter de le faire. La veille, elle avait passé tout l’après-midi assise dans un goyavier à apprendre par cœur le texte qu’elle ne pouvait attendre de réciter à l’église. Malheureusement, lorsqu’elle fut appelée devant les fidèles, le lendemain matin, elle resta tétanisée, les yeux rivés sur le visage épouvanté de sa mère, immobile, debout, tandis que s’écoulaient des minutes insoutenables. Pour finir, la congrégation, prise de pitié, se mit à applaudir. Ellen, les larmes ruisselant le long de ses joues, retourna à sa place, profondément humiliée.
On aurait vraiment dû invoquer la prophétie lorsqu’Ellen, à l’âge de dix-sept ans, se maria.
C’était en 1956, et la famille, autrefois prospère, avait subi un revers de fortune. Carney Johnson, à la suite d’une attaque, était resté paralysé du côté droit. « On m’a ensorcelé, annonça-t-il à sa famille. Quelqu’un a jeté le juju sur moi. » Au Libéria, il reste habituel d’attribuer à des malédictions des phénomènes explicables scientifiquement. Sa femme Martha préférait aussi se détourner de la science au profit de l’immatériel. « Prie pour ta guérison et pour que tes péchés te soient pardonnés », conseillait-elle à son mari.
Depuis son attaque, Carney avait de la peine à parler et à bouger. Ainsi s’évanouit son rêve de devenir un jour le premier autochtone à présider la Chambre des députés du pays. Il ne recevait plus de salaire et les relations étroites qu’il avait entretenues avec la classe dirigeante ne suffirent pas à mettre sa famille à l’abri du besoin. Martha ne tarda pas à se tourner vers le gagne-pain traditionnel des Libériennes pour assurer leur survie : le commerce. Elle cuisait des mets au four pour les vendre. Elle assumait aussi l’intégralité des soins de son mari, désormais cantonné à la maison : elle se levait tôt pour le baigner, l’habiller et le nourrir avant de le conduire sur le porche et de l’aider à s’installer sur la chaise où il passait ses journées à contempler la rue.
À seize ans, Ellen approchait de la fin de l’école secondaire, espérant pouvoir bientôt aller au college à l’étranger, comme sa sœur. La plupart de ses camarades, y compris sa meilleure amie, Clavenda Bright, allaient partir en Amérique ou en Europe pour parfaire leur éducation. Mais l’attaque de Carney réduisit cet espoir à néant. L’argent que gagnait Martha en vendant du pain à l’extérieur n’allait pas lui permettre de payer ne serait-ce que le billet du paquebot transatlantique, sans parler des frais scolaires.
Écoutant les mises en garde de sa sœur, Ellen choisit la meilleure option qui lui restait : épouser le beau James Sirleaf, dit Doc, qui venait de revenir du célèbre Tuskegee Institute, en Alabama. Doc avait vingt-quatre ans, Ellen dix-sept.
Aux yeux de la jeune fille encore naïve, il était un homme affable, raffiné, avec la dégaine militaire qu’il avait adoptée à Tuskegee. Il était en plus auréolé par ses études à l’étranger, car un séjour aux États-Unis ou en Europe était alors synonyme de raffinement et de culture.
Après leur premier rendez-vous, au cinéma, Doc entreprit de poursuivre Ellen de ses assiduités, l’accompagnant à ses cours de danse et promettant à ses parents, soucieux, que ses intentions étaient honorables. En 1956, à peine quelques mois plus tard, les deux furent mariés à l’église presbytérienne de Broad Street. La mariée et les demoiselles d’honneur étaient si jeunes que la presse libérienne évoqua la cérémonie comme « le mariage de Tom Pouce ».
Le couple s’installa chez la mère de Doc, Ma Callie, dans sa maison de Carey Street, en face de la Banque centrale. Dix mois après le mariage, le 11 janvier 1957, Ellen et Doc eurent le premier de leurs quatre fils. Ils lui donnèrent le nom de James Sirleaf, celui de son père, mais l’appelaient Jes. Il dormait entre eux, dans le lit du rez-de-chaussée de la maison de Ma Callie, parce qu’ils n’avaient pas de berceau.
Ma Callie avait toutefois un domestique et une cuisinière, de sorte qu’Ellen aidait pour la vaisselle, mais n’avait pas besoin de faire la cuisine. Une jeune fille, Collu Besah, qui vivait à l’étage avec Ma Callie, aidait Ellen à s’occuper de son bébé. Cette aide n’avait rien de superflu car, quelques semaines après avoir accouché de Jes, Ellen était de nouveau enceinte.
Onze mois après la naissance du premier bébé, en décembre 1957, le deuxième fils du couple, Charles, venait au monde. Deux enfants en une année, et Ellen avait tout juste dix-neuf ans. Ils ne pouvaient plus vivre dans la maison de Ma Callie. Doc obtint un poste au ministère de l’Agriculture. Ellen fut engagée comme assistante comptable par un garage, et la famille déménagea pour s’installer dans sa première maison. Elle se trouvait près du Booker Washington Institute, à Kakata, à la sortie de Monrovia, à une heure de voiture – une éternité – de la famille d’Ellen.
Ils étaient considérés comme faisant partie de la haute société, dans un pays où l’on était soit riche soit pauvre, sans état intermédiaire : Doc avait en poche son bachelor de Tuskegee et Ellen son diplôme d’école secondaire ; et puis tous les deux venaient de bonnes familles selon les critères de l’élite congo. Même s’ils se sentaient comme tombés du nid et devaient lutter pour vivre, aux yeux de la plupart des Libériens, cela n’y changeait rien. Au Libéria, les emplois au gouvernement étaient très prisés, surtout parce qu’ils étaient considérés comme la voie la plus rapide pour accéder au pouvoir et étaient synonyme d’un salaire régulier. Bien évidemment, pour travailler au gouvernement, il fallait les relations nécessaires. Ellen et Doc les avaient.
Malheureusement, la belle saison de leur amour était déjà passée. Un jour qu’elle avait emprunté la voiture de son mari pour faire des courses, celle-ci tomba en panne, alors qu’elle s’était déjà bien éloignée. Ellen fit de l’auto-stop jusqu’à la maison pour demander de l’aide à Doc. Sauf qu’il voyait ça d’un autre œil : « T’as intérêt à me ramener ma voiture », lui dit-il. Abasourdie, Ellen sortit de la maison. Pourquoi agissait-il ainsi ? Voulait-il simplement montrer qu’il était un Africain traditionnel qui savait tenir sa femme ?
Elle refit de l’auto-stop pour aller au garage où elle travaillait et persuada un ami mécanicien de l’accompagner jusqu’à la voiture pour la réparer. Quelques heures plus tard, elle ramenait la voiture à la maison, comme Doc l’avait exigé. Ce jour-là, elle apprit une leçon. En cas de difficulté, elle ne pouvait pas compter sur son mari. Elle ne pouvait compter que sur elle-même.
Les enfants continuaient d’arriver. Lorsque son troisième fils, Robert, vit le jour en 1960, la famille était retournée à Monrovia. Une année après Rob, ce fut au tour d’Adamah, né en 1961.
À l’âge de vingt-deux ans, Ellen avait quatre fils, qui avaient tous moins de cinq ans. Chaque jour, elle empilait les enfants dans sa VW Coccinelle pour la tournée quotidienne de mise à Monrovia : aller à l’église, rendre visite aux grand-mères, demander des bons d’essence à Doc pour pouvoir faire le plein.
Sa meilleure amie, Clavenda, de retour des États-Unis, où elle avait étudié au college, vint lui rendre visite. Elle s’émerveilla devant ses quatre garçons. Adamah roucoulait dans son berceau, Rob s’avançait à pas malaisés et se cognait contre les meubles, et Charles et Jes couraient partout à l’extérieur. Clavenda ne fit que des compliments, mais, au moment de son départ, Ellen était convaincue d’avoir vu de la pitié dans ses yeux.
En la regardant s’en aller, Ellen contempla soudain sa propre vie. Elle lui semblait statique, remplie des corvées éternellement renouvelées occupant tant de femmes en Afrique. Soigner et nourrir les hommes et les enfants, se battre chaque jour pour pouvoir faire bouillir la marmite et trouver de quoi payer les cours et le matériel scolaire, le tout dans la chaleur du soleil équatorial, et sachant que, au bout du compte, quand vous serez dans votre boîte, sous la terre, la seule trace de votre passage sur cette planète sera les enfants que vous aurez laissés derrière vous.
N’avait-elle pas plus à attendre ? N’était-elle pas promise à un grand avenir ?
Quand son mari sollicita une bourse pour poursuivre ses études avec un master en agriculture à l’université du Wisconsin, Ellen se rendit au département libérien de l’Éducation et sollicita elle aussi une bourse pour suivre une formation commerciale au Madison Business College, non loin de la fac de Doc. Elle n’y avait pas vraiment réfléchi sérieusement – ne s’étant pas demandé ce qu’elle ferait des garçons si elle obtenait la bourse et comment elle ressentirait la séparation si elle partait en Amérique. Elle y songerait plus tard. Pour l’instant, il fallait juste qu’elle fasse quelque chose pour modifier sa trajectoire.
Doc et Ellen connaissaient du monde au gouvernement, et c’est ainsi qu’on obtenait des bourses nationales. Ils firent pression sur des personnes de leur réseau. En 1962, tous deux obtinrent leur bourse. Et Ellen se trouva soudain face à cette alternative décisive : les enfants ou la carrière ?
Elle pouvait rester au Libéria tandis que Doc allait aux États-Unis, s’occuper des garçons, continuer de les entasser dans la petite VW, d’aller à la ferme ou au village le week-end, de les conduire à l’église le dimanche et de travailler au garage. Elle profiterait de ses enfants et serait la présence maternelle dont ils avaient besoin. Elle serait une femme exemplaire.
Mais sa vie se limiterait à ça. Avec un diplôme de l’école secondaire, sa vie se limiterait à ça.
Sinon, du haut de ses vingt-deux ans, elle pouvait décider de renoncer à voir grandir ses quatre petits garçons. Elle ne serait pas là lorsqu’Adamah, le plus jeune, ferait ses premiers pas, ni quand Rob perdrait sa première dent. En revanche, elle pourrait atteindre la lune.
Ellen choisit la lune.