lion
«Les lions, annonça le chauffeur dont la voix retentit tout le long du bus. Voilà les lions m’sieurs dames. Vous avez une heure et demie.»
Stan était assis juste derrière lui. Il resta un moment à tirailler sur ses genoux le tissu pelucheux de son vieux pantalon de costume tandis que les touristes passaient devant lui à la queue-leu-leu. Après le coup de fil, il était devenu de plus en plus réticent et un véritable mur s’élevait maintenant entre lui et cette chose qu’il devait faire aujourd’hui.
«Je connaissais à peine Mark, avait-il dit à Elyse le matin dans le lit. Ça fait vingt ans. Je ne sais vraiment pas pourquoi sa mère m’a demandé.
— Peut-être qu’il n’y a personne d’autre. Peut-être qu’elle ne peut pas le faire elle-même.»
C’était vrai; au téléphone Margaret avait semblé fragile, bouleversée. Stan fronça les sourcils en regardant le plafond. «Mon dieu. Je ne peux pas y aller de toute manière.»
Elyse aurait pu lui proposer de lui prêter sa voiture, une petite Audi racée qui sentait encore le neuf, mais elle ne l’avait pas fait. Elle avait une solution toute prête: «Le bus des touristes. Il passe juste en bas de notre rue tous les jours. Organise-toi.»
Il s’était mis l’oreiller sur la tête. La taie était imprégnée de l’odeur d’Elyse – assez puissante pour éliminer la sienne. Une note synthétique piquante adoucie par le musc de ses aisselles, de son sexe, un mélange de parfum et de ses sécrétions.
«Ne fais pas l’enfant, Stan, avait-elle dit en tirant sur un coin de l’oreiller. Quand quelque chose comme ça arrive – quelque chose d’horrible – tu ne peux pas refuser. Tu dois y aller. C’est une question d’humanité. » Un silence maussade. «De toute manière, ce n’est pas comme si tu avais autre chose à faire.»
Stan avait entouré l’oreiller de ses bras et enfoncé ses yeux dans l’obscurité douce et matelassée.
«Vous y allez ou pas ?» dit le chauffeur.
Stan se leva et descendit du bus. La première chose qu’il vit, à moins de deux mètres, fut la clôture qui se dressait entre lui et la montagne. Elle clamait toujours son pouvoir malgré sa couche de peinture argentée désormais ternie.
Il s’en détourna et traversa la route. Il y avait au moins quelque chose de familier dans le paysage: la montagne couverte d’arbres derrière et l’université en bas. Mais l’espace du parking était flambant neuf, avec son sol de pavés imbriqués. Une allée conduisait à un complexe moderne et ingénieux, tout de verre et de pierres claires. C’est à peu près à cet endroit, réalisa-t-il, que se trouvait le lugubre zoo de l’époque victorienne. Étrange mirage que ces bâtiments tout neufs flottant sur des fondations sinistres. Il jeta un coup d’œil alentour à la recherche des paons mais on s’en était débarrassé, évidemment : une espèce non indigène.
Stan essaya de surmonter sa réticence mais elle avait une longueur d’avance. L’atmosphère était calme, l’air sentait l’herbe coupée. Ce n’était pas une odeur animale comme il l’avait imaginé. Pas de sang ni de viande.
À l’entrée se trouvait une haute enseigne de métal doré en forme de lion rampant, sous les pattes arrière duquel était gravé: La Maison du Lion. Stan expliqua ce qui l’amenait et la dame de la caisse, aux bras lourds, le laissa entrer sans payer. Cafétéria, boutique, toilettes, les bâtiments étaient bien conçus, agréablement disposés autour d’un patio où on pouvait s’asseoir au soleil avec un plateau de thé et de muffins. Tout était léger, lumineux et ouvert, en grès et pin. Du côté opposé, des petites taches brillantes voletaient dans le ciel ; il reconnut les élégantes lignes art nouveau de la volière d’origine.
Aucun signe évident n’indiquait un bureau. Il tourna à droite à la suite du groupe d’Allemands descendus du bus. La tanière, c’était le nom de ce bâtiment, inscrit sur une plaque du même métal brillant. Au-dessous, en caractère plus petits : Sauvés de l’extinction ! Faites connaissance avec notre couple reproducteur Dmitri et Sekhmet – les premiers lions du Cap à crinière noire depuis 1858.
L’intérieur ressemblait à tout sauf à la fosse menaçante dont il avait le souvenir dans le zoo de son enfance. La Maison du Lion avait de hauts plafonds, des affiches didactiques exposaient les données habituelles : changement climatique et sécheresse dans l’ensemble du pays, espèces disparues, destruction de l’habitat, importance d’interdire l’accès au fragile écosystème de Mountain Table. Devant lui, un groupe d’écoliers était conduit d’une vitrine à l’autre. Stan remarqua que beaucoup d’entre eux avait de petits animaux accrochés à leur sac-à-dos : zèbres minuscules, chiens, dinosaures. La dernière mode.
De là, on accédait à un espace sans fenêtres où une large vitrine éclairée flottait dans l’obscurité. Le verre était rayé et poussiéreux comme si elle n’avait pas été nettoyée depuis un bon moment. Les enfants étaient attroupés devant. Stan essaya de voir entre les têtes de deux touristes hollandais. Un paysage de veld[1]. Il sentait autour de lui renifler le troupeau des humains fascinés, prêts à déguerpir ou peut-être même à pousser quelqu’un entre eux et le danger. Le faible, l’estropié. Mais rien ne bougeait derrière la vitre et le groupe ne tarda pas à marmonner son mécontentement et à poursuivre son chemin.
«Ils sont où ? demanda un tout petit enfant qui restait en arrière, les doigts écartés contre la vitre. Maman, ils sont où les lions ?
— Je ne sais pas, Azi. Je ne sais pas.» Sa mère le tira plus loin.
Stan eut envie d’expliquer : manifestement cela n’était pas la cage du vrai lion. Les lions étaient ailleurs. Il s’agissait simplement d’un diaporama. Une image de Table Mountain, plate et claire à en être anormale, avait été collée sur un fond peint en bleu ; on avait placé au premier plan des spécimens de la flore du finbos[2]. C’était bien fait quoiqu’un peu artificiel. Mais alors qu’il regardait, la tige d’une plante tremblota dans l’air immobile et un minuscule oiseau gris s’envola vers le fond, qui s’avéra être le ciel. C’était la réalité. Il était devant un enclos circulaire, aménagé de rochers et de buissons. Le mur arrière, qui imitait une formation rocheuse, bloquait la route tout en laissant ouverte la vue sur la montagne. Il s’élevait plus haut sur la gauche et son faîte était invisible. Une grille de métal noir, comme une herse miniature, était insérée à sa base.
Stan plissa les yeux pour scruter la végétation. Sors, pensa-t-il. Je sais que tu es là. Chaque ombre, chaque brin d’herbe l’évoquait. Mais rien ne bougea, aucun œil jaune d’ambre ne brilla entre les feuilles. L’oiseau retourna à son perchoir et ouvrit le bec, muet derrière la vitre bien qu’un chant contractât sa gorge.
En bas, au niveau de ses genoux, une feuille de papier était scotchée à la vitre. Toutes nos excuses, y était-il écrit de travers. En raison de circonstances imprévues, aucun lion n’est visible aujourd’hui. Ne manquez pas l’enclos de nos damans[3]. À l’évidence, personne n’avait averti les tours opérateurs internationaux ; peut-être les réservations avaient-elles été faites longtemps à l’avance. À gauche de la vitrine, dans l’angle, à peine visible dans l’obscurité, une porte portait l’inscription Réservé au personnel. Stan la poussa, elle s’ouvrit sur un espace différent, ensoleillé.
Les coulisses. D’un côté, des bâtiments préfabriqués se dressaient le long d’un passage herbeux; de l’autre côté se trouvait l’arrière de la tanière du lion, un mur de vieilles pierres noircies, percé d’arches munies de barreaux. Une partie de l’ancien zoo ? Ici, l’odeur était plus proche de ce à quoi il s’attendait : vieille viande et paille, et en note sous-jacente quelque chose d’autre, âcre et inorganique. Il plissa le nez, conscient de ce qu’il respirait : des particules de sang et d’os, d’urine. Il tenta de voir à travers les barreaux et ne perçut d’abord rien du tout, rien qu’une obscurité palpitante. Puis ses yeux distinguèrent des formes dans la pénombre. Le sol de ciment de la cage était recouvert de paille et il vit un abreuvoir, un nœud de corde de marin qui semblait avoir servi de jouet à un chiot géant et ce qui ressemblait à un fémur de vache rongé – l’os d’un gros animal d’élevage en tout cas, d’un animal qu’on nourrit pour l’abattre. Au-delà, une profonde obscurité.
Il poursuivit son chemin, laissant courir ses doigts sur chaque arche. Barreaux, pierre, barreaux, pierre – et soudain un CLANG ! tandis qu’un poids énorme et chaud se jetait de toute sa force contre le métal, repoussant son bras d’une formidable gifle. Stan s’écarta d’un bond – entrevit un instant un masque rugissant – se jeta par terre, se retrouva assis, les doigts brûlants, la tête bourdonnante de ce bruit sauvage. Un rugissement fluide de tronçonneuse. Il resta ahuri devant la cage.
La bête avait battu en retraite mais elle était toujours là, cachée dans l’ombre, allant et venant, grondant – une note basse si profonde que Stan en percevait la vibration dans sa poitrine. Il la sentait, une odeur sauvage qui lui décrocha le cœur une fois encore.
Il se releva. Les jambes tremblantes, il se força à s’éloigner de la cage. Le sol penchait, tentait de le faire basculer. Saloperie, pensa-t-il, saloperie de mission.
La porte du préfabriqué s’ouvrit brusquement et quelqu’un lui barra le chemin : une femme robuste à la peau sombre, un bloc-notes à la main et une longue tresse grise coulant sur une de ses épaules. Elle portait un uniforme couleur cannelle, genre saharienne, avec un badge doré au revers. «Je peux vous aider ?
— J’ai été attaqué !» Sa voix monta comiquement, stridente ; il dut reprendre sa respiration pour rire.
Mais les doigts bagués d’or de la femme se crispèrent sur son bloc et il comprit immédiatement son erreur. «Non, non pas attaqué – juste eu une grosse frayeur, excusez-moi. Excusez-moi.» Il posa une main sur sa poitrine, comme pour maîtriser les battements de son cœur. «Je vais bien.» Mais il n’allait pas bien. Son cœur battait la chamade.
Elle ne sourit pas «Vous n’êtes pas censé être ici.
— En fait, j’ai besoin de voir le directeur. À propos de quelqu’un qui a travaillé ici. Mark. Mark Carolissen.
— Ah ! – Elle sembla hésiter. Vous êtes venu chercher ses affaires, bien sûr. On a reçu le message. Attendez, s’il vous plaît.» Elle disparut dans le bâtiment et revint une minute plus tard, portant un sac. «Il n’y a pas grand-chose. Je suis Amina Kajee, à propos. La directrice.»
Stan avait redouté ce moment. Il avait eu peur de prendre possession des affaires de Mark, macabres, trempées de sang peut-être. Déchirées. Au lieu de cela, la femme lui tendit un petit sac à dos propre. Léger. Elle resta un moment à tenir la lanière. Il sentait la tension dans sa main, tout comme elle sentait sûrement le tremblement de la sienne.
«Nous n’avons eu aucune nouvelle, dit Amina. De Mark. Vous êtes allé le voir ? Il n’est pas…?
— Il s’accroche. Mais je crois savoir que c’est assez grave.
— Il est conscient ?
— Non.»
Amina poussa un soupir. «Oui. Il y a eu beaucoup de sang.» Elle avait un petit tic au coin de la bouche mais son regard était ferme. «Je suis sûre que je n’ai pas besoin de dire… commença-t-elle avant de s’interrompre brusquement. Vous devez savoir à quel point nous sommes tous désolés.»
Stan hochait la tête. «Bien sûr, dit-il. Un horrible accident.» En réalité, il ignorait si c’était vrai, n’avait aucune autorité pour le dire. Mais l’intimité de cet échange le troublait; il voulait être ailleurs, en avoir fini avec sa tâche.
Amina lui laissa prendre le sac. «Mark est un de nos meilleurs bénévoles vous savez. Tellement, oh ! dévoué. Il adorait ce lion.»
Malgré lui, Stan était curieux. «Est-ce que la bête a été… abattue ?
— Évidemment, on a été obligés de le faire. Quand un humain est attaqué, vous savez.
— Mais alors qu’est-ce qui s’en est pris à moi, à travers les barreaux ?
— Notre lionne, Sekhmet. Elle est perturbée. Elle n’est toujours pas habituée à nous. Et elle vient d’un endroit où les humains n’ont pas été tendres.» La femme le regarda «Vous avez entendu parler de ces lions ? Ceux qui ont des caractères ancestraux sont très rares. La taille, la crinière noire, la frange courant sous le ventre.»
— Je croyais qu’ils avaient disparu.
— Oh ! ils ont disparu mais vous savez, il y avait des lions du Cap partout en Europe, même après qu’ils ont tous été tués ici. Dans des zoos, des cirques» – elle aussi était soulagée de détourner la conversation de Mark – «les gènes continuent à circuler mais ils sont dilués. L’idée, c’est de trouver des spécimens qui ont les caractéristiques des lions à crinière noire et de les faire se reproduire. Comme ce qui s’est passé avec les couaggas. On a eu notre garçon dans un cirque russe. Sekhmet dans un parc à safari, en Namibie. Vous savez… la chasse close.» Elle porta sa main au coin de sa bouche, à l’endroit de son tic, l’ôta. «Ça n’a pas été facile de les trouver, ces deux-là. Le bon âge, tout. Et ils commençaient juste à s’habituer l’un à l’autre. Maintenant… je ne sais pas…
— Alors, qu’est-ce que… est-ce que vous allez devoir fermer ?
— Regardez autour de vous. Il y a des gens qui ont dépensé beaucoup d’argent pour cet endroit. Le département des Parcs, des gens haut placés dans le gouvernement – c’est un gros business. Ils ne veulent pas qu’on décourage les touristes. Non, on ne va pas fermer. On ne peut pas – elle poussa un soupir – même si… depuis l’accident, c’est difficile. On avait beaucoup de bénévoles, les étudiants américains nous aimaient bien; mais maintenant, après ça, la plupart sont partis. Ça a été la panique. Et le reste du personnel… les gens sont superstitieux.» Elle tenait son bloc-notes d’une main contre sa poitrine, comme s’il s’agissait d’un drap ou d’une couverture qu’elle aurait voulu remonter sous son menton.
«Mais il vous reste les damans.»
Elle rit. «C’est vrai.» Elle tendit son bloc en direction de la montagne. «Il y a une sortie par là en haut. Venez, je vais vous montrer.»
Au-delà des préfabriqués se trouvait un abri de tôle ondulée, d’où s’échappait un air frais et un bruit d’éclaboussure. À l’intérieur, un homme maigre en bottes de caoutchouc et tablier de plastique aspergeait d’eau le sol en ciment. L’abri sentait le cabinet de chirurgie vétérinaire : une odeur chimique piquante, et quelque chose de doux et pourri. L’homme leva la tête vers Stan avec un grand sourire qui contrastait avec sa tâche ingrate tout en fermant le robinet contre le mur. Il avait le crâne chauve et cabossé mais des dents parfaites. «Attention à vos pieds», dit-il, et Stan se recula rapidement. Une mare d’eau roussâtre était en train de s’écouler, atteignant presque ses chaussures, la seule bonne paire qu’il possèdait.
Au fond, sur un banc de ciment, était étendue une longue forme volumineuse couverte d’une bâche verte. Une touffe de poils foncés émergeait à un bout et le temps d’un éclair, Stan vit une silhouette humaine. Mais bien sûr le corps était beaucoup trop gros, avec sa lourde tête dissimulée pendant au bout du bloc de ciment. Du sang s’était accumulé dans les plis de la bâche. En regardant de plus près, il distingua la pointe noir charbon d’une énorme griffe.
«Alors, c’est lui. C’est le corps. C’est le lion ?
L’homme acquiesça en ajustant sur sa tête chauve un bonnet tricoté. «Dmitri.
— Qu’est-ce qu’il va devenir maintenant ?»
Haussement d’épaule. «Je crois que les gens du Département vont l’emporter.
— Pourquoi ?
— Ils vont en faire quelque chose. Les os et la peau.
— Il va être empaillé – Amina était arrivée derrière lui – dans une posture naturelle.
— Je ne pensais pas que ça se faisait encore – les animaux empaillés, dit Stan. Ça paraît un peu passé de mode.
— Il est spécial. Il n’existe que quelques spécimens dans le monde. Aucun en Afrique du Sud – elle eut un hochement de tête dubitatif – Il paraît qu’il est doué, le type qui fait ça. Ils disent qu’il aura l’air vrai. Peut-être… roulé en boule comme s’il dormait.» Elle mit ses mains en coupe comme si elle tenait un chaton somnolent.
Gêné, Stan regarda ailleurs et croisa sans le vouloir le regard du vieil homme. Il souriait toujours mais, plus qu’un sourire, sans doute cette denture découverte était-elle une expression habituelle. Ses dents étaient trop blanches et trop régulières, il portait un dentier. Peut-être le faisait-il souffrir.
«Bon, dit Stan. Je vois par où passer maintenant – merci encore.
— Saluez la mère de Mark de notre part s’il vous plaît», dit Amina. Elle passa sous son nez son doigt replié. Puis d’une voix sèche. «Et Mark, évidemment quand vous… enfin. On l’aimait – on l’aime – beaucoup, tous. Il était terriblement… dévoué.»
Ce mot, encore, prononcé avec la même légère hésitation. «Je ne le connaissais pas vraiment, dit Stan.
— Alors c’était bien de votre part de venir.»
Il fit une drôle de petite courbette et se détourna. Conscient des deux personnes qui le regardaient battre en retraite, encore un peu instable sur ses pieds.
Elyse allait vouloir tout savoir.
Quand il se retrouva sur le parking, il rejoignit le même groupe de touristes qui revenait. Mais il ne supportait pas l’idée de se retrouver dans ce bus étouffant maintenant. Impatient, il fit le tour du troupeau au petit trot, dépassa le chauffeur – assis à l’ombre, une cannette de Moutain Dew à la main – et continua en direction du Monument à Rhodes. Ses piliers gris pseudo antiques apparurent, ainsi que les lions de bronze qu’il avait chevauchés, enfant, et qui regardaient fixement au-delà des Flats.
À l’époque, il y aurait eu des cerfs entre les arbres, des descendants de ceux introduits par Rhodes lui-même pour donner au paysage un air plus anglais; ou des tahrs de l’Himalaya, plus haut sur les rochers escarpés, des descendants de ceux échappés du zoo de Rhodes.
Tout cela avait disparu maintenant. Les cerfs et les tahrs étaient morts. Les seuls animaux tolérés étaient indigènes et ils étaient tous parqués de l’autre côté de la clôture apparemment. Hors de vue, c’était plus sûr comme ça.
Le restaurant avait été agrandi : une terrasse descendait en gradins jusqu’à la demi-lune de gravier devant les imposantes marches du monument. On pouvait désormais boire assis sous le regard de huit lions de Trafalgar, des copies au format réduit, du cavalier nu et du sinistre buste de Rhodes[4] lui-même, dans sa niche, surplombant le tout. Une main sous le menton, le vieux brigand avait l’air abattu. Au-dessus s’élevait la montagne, vert sombre à cause des récentes pluies, avec la clôture de métal à sa base qui lui faisait comme un collier. Il se revit courir là-haut au milieu des arbres, jouant à la guerre, un soldat dans la jungle. Des jeux assez sûrs à l’époque, quand les pentes semblaient fourmiller d’une vie cachée et inoffensive. Mark et lui se jetant des pommes de pins… son esprit s’éloigna de ce souvenir et revint se fixer sur les détails du présent : les tas raides des aiguilles de pins, le gravier orange, les blocs de granit minutieusement parsemés de noir et de quartz.
Stan eut une étrange sensation. L’impression d’avoir une conscience plus aiguë des choses. Le grain du monde était fin, sa clarté artificielle. Il savait ce qui se passait: l’adrénaline se répandait dans son organisme après le choc provoqué par le grand prédateur. Peut-être allait-il rentrer chez lui en courant; ce n’était pas trop loin, en passant par l’ancien enclos des bêtes sauvages en bas et en longeant l’autoroute.
À travers la ville, la pluie de la nuit précédente faisait briller les chaussées mais la journée promettait d’être dégagée et il avait besoin de faire cesser le tremblement de ses jambes. Il passa le sac sur son épaule. Les affaires de Mark étaient légères, faciles à porter. Les choses humaines de Mark.
[1] Le veld est une savane herbeuse couverte d’arbustes mais dépourvue d’arbres (Toutes les notes sont de la traductrice).
[3] Une brève explication des noms d’animaux typiquement sud-africains est proposée en fin d’ouvrage.
[4] Cecil John Rhodes, homme d’affaires britannique, a été Premier ministre de la colonie du Cap de 1890 à 1896.