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L’enfant ouvre d’abord l’œil droit, puis le gauche. Il a la tête à deux endroits. Une fois à Ripa, où rien ne peut lui arriver, et une fois dans l’appartement, où il doit compter ses pas. Quatre pas jusqu’à la table, deux jusque sous le buffet, un grand pas jusqu’à l’évier et dix petits pas de la cuisine jusqu’au milieu du long couloir. Le point le plus éloigné est la stanza in fondo, la chambre du fond. En cas d’extrême urgence, il faut à l’enfant exactement vingt-trois pas pour y atteindre la grande armoire.
Dehors aussi, l’enfant veut compter ses pas. Mais la lumière vive frappe son visage et l’aveugle.
La nuit surgissent les loups. Il faut marcher à pas feutrés. Mais les loups le trouvent quand même. Ils se penchent sur son lit et montrent les crocs. L’enfant appelle doucement Nonna Assunta qui habite loin de là, à Ripa. Il entend la voix de Nonna Assunta : « Parle-moi, chuchote-t-elle, parle-moi et serre les poings, alors les loups ne te feront rien. »
On sonne à la porte. C’est sûrement la mère de Carlos qui une fois de plus a besoin de farine et qui est toujours pressée parce qu’elle ne veut pas laisser son fils trop longtemps seul. La mère va ouvrir. Elle revient à la cuisine pour prendre la farine dans le buffet et retourne à la porte. L’enfant entend les deux femmes discuter. « Mon Carlos, il est trop gros, beaucoup trop gros », se lamente la femme. La mère dit qu’elle devrait aller voir un médecin et lui tend la farine. Elle l’a même emmené à l’hôpital, raconte la mère de Carlos. Personne ne pouvait les aider. La conversation continue un moment comme ça, jusqu’à ce que la mère de Carlos déclare qu’elle doit y aller et la mère ajoute qu’elle aussi a beaucoup à faire. L’enfant écoute tout jusqu’au dernier mot. Il connaît la consigne. Sitôt que la mère fait entrer le visiteur, il doit ramper sous le buffet. S’il est dans le couloir, il a tout juste le temps de faire les treize pas pour aller se cacher dans l’armoire de la stanza in fondo.
Le dimanche, le père va au baraquement avec ses collègues de travail pour jouer aux cartes ou à la boccia. Mais avant, les hommes s’asseyent un moment à la cuisine et boivent le café. Ils parlent du chantier, de la nourriture, de l’été au pays, où la chaleur donne des frissons et rend le travail pénible. C’est parce que la région est plate là-bas, ou tout au plus vallonnée, affirme l’un des camarades. Dans le pays d’accueil, avec le froid, la vie sur le chantier n’est pas simple non plus, rétorque le père. Les mains gercent et la transpiration qui sèche sous les habits donne froid. Pendant que le père parle, la mère sert la grappa et refait du café.
Les hommes boivent une deuxième puis une troisième tasse. Ils sont fatigués de leur semaine de travail. Ils rient parce que l’un d’eux s’est endormi sur sa chaise en fumant.
La mère s’en va. Elle a rendez-vous avec la mère de Carlos pour faire des conserves d’artichauts. C’est alors seulement que les hommes commencent à parler des femmes. Ils en parlent comme si la vie sans un certain type de femmes était une erreur. Le père a un faible pour les actrices américaines : à ses yeux, Marilyn Monroe est la référence absolue. Il a découpé sa photo dans un magazine. Dans les baraques, chaque travailleur saisonnier punaise une image froissée au mur. Chacun a son amante secrète. Les plus belles s’appellent Sofia Loren, Gina Lollobrigida, Mariangela Melato, Claudia Cardinale, mais le père avec son surnom américain, Al, est le seul à s’être choisi une Américaine, la plus belle parmi les plus belles.
Depuis que le père n’est plus obligé d’habiter au baraquement, il garde la photo de Marilyn dans son portefeuille. L’enfant ne doit rien dire à sa mère. Mais il sait qu’elle a déjà vu plusieurs fois la photo dans le portefeuille. Et il sait que cela ne la gêne pas. Il ne lui a pas non plus échappé que le père va des fois voir les femmes avec ses collègues. Les hommes font des blagues à ce propos. L’enfant se figure plusieurs Marilyn Monroe donnant leur photo aux hommes, pour qu’ils la punaisent sur les parois des baraques.
Quand les hommes boivent le café, l’enfant n’est pas dans la cuisine. Mais il entend ce qui s’y passe.
Toutes les semaines se terminent par un dimanche, mais quand les jours raccourcissent, qu’ils raccourcissent et s’assombrissent, il arrive que la mère pleure le dimanche au fourneau. Quand elle veut réprimer les sanglots, elle serre si fort les lèvres que son menton tremble. En présence du père, elle ne laisse même pas monter les larmes.
Le tourne-disque est installé à côté du buffet de la cuisine. En semaine, l’enfant a la permission de mettre des disques. Quand l’un a fini de tourner, l’enfant va jusqu’à la platine, soulève délicatement le bras, le ramène jusqu’au bord du vinyle et dépose l’aiguille sur le premier sillon. Sitôt que la musique retentit, l’enfant imagine des choses étranges.
« Quand les loups grattent à la porte avec leurs griffes, chuchote-t-il, je monte dans la barque. » La mère porte l’enfant jusqu’à la stanza in fondo. « Et elle est où cette barque ? » s’inquiète-t-elle. L’enfant montre du doigt la fenêtre. Il veut être soulevé pour pointer les pavés de la cour qui sont recouverts d’une fine couche de mousse. La barque est là.
Le dimanche est suivi du jour où le travail sur le chantier reprend. C’est pareil toutes les semaines. Entre les dimanches, le temps s’éternise. Comme les rideaux de l’appartement sont le plus souvent fermés, l’enfant ne voit presque rien du jour.
La nuit, les hurlements des loups le tirent du sommeil. Ses yeux sont si collants qu’il n’arrive pas tout de suite à les ouvrir. Alors il lui semble que sa tête est malade et il parle au silence.
Pendant la journée, l’enfant aimerait faire ce qu’il fait à Ripa, des culbutes, des sauts depuis le bord du lit, monter sur le vélo avec son cousin plus âgé et courir après le ballon dans le jardin. Le père essuie la sueur de son front et dit à la mère de veiller à ce que l’enfant reste silencieux. Au moindre bruit, il regarde en direction de la porte.
Les craintes ne sont pas exagérées. Le père a entendu parler d’un couple qui a donné des somnifères à son enfant pour que, le temps du voyage, il reste tranquille dans le coffre de la voiture. L’air grave, la mère demande à l’enfant : « Tu as entendu ? » Elle lui parle d’une jeune femme qu’elle a rencontrée dans le train, presque une gamine encore, avec un nourrisson dans les bras. Ses larmes tombaient sur le visage du nouveau-né. On les avait refoulés à la frontière.
Depuis, l’enfant jette autour de lui des regards effrayés. Il se poste derrière la porte de la cuisine ou dans le cagibi. Il se réfugie aussi dans l’armoire de la stanza in fondo. Une lumière pâle s’immisce par les fentes. Dans l’armoire, quand l’enfant retient son souffle, tout devient deux fois plus silencieux.