Nous les voyons l’un et l’autre en face de nous, Don Quichotte et Sancho Pança, plus distinctement que nous ne voyons aucun autre personnage de la littérature mondiale. Ni Ulysse ni le roi Œdipe, ni Faust ni Macbeth, ni Anna Karénine ni Madame Bovary. Seuls Robinson et Sherlock Holmes se rapprochent dans notre esprit de la présence matérielle des deux Espagnols et de leurs montures tout aussi remarquables. Quelle est la raison de ce phénomène ? Don Quichotte est-il tout simplement décrit avec plus de précision par l’auteur du roman, Miguel de Cervantès, que ces autres célèbres personnages ? Ce n’est aucunement le cas. Au contraire, Cervantès traite l’apparence de son héros de façon brève et concise au début du roman : « Il était de robuste complexion, maigre de corps, sec de visage, fort matineux et ami de la chasse. » C’est l’imaginaire collectif des lecteurs européens, associé aux dessinateurs et aux peintres, qui a forgé, au cours des siècles, l’image expressive que nous avons tous à l’esprit : un personnage long comme un jour sans pain et n’ayant que la peau sur les os, droit comme un échalas sur son cheval tout aussi décharné, une lance brandie à la main et sur la tête, en guise de heaume, une écuelle plate en fer-blanc. À ses côtés se tient le petit Sancho Pança rondouillard sur son âne. Pablo Picasso a dessiné ces deux-là une seule fois, mais toute la tradition iconographique se concentre dans l’esquisse d’apparence hâtive. La France du XIXe siècle a apporté la plus grande pierre à cette tradition, en particulier le dessinateur Gustave Doré et Honoré Daumier, qui, dans ses tableaux de Don Quichotte, a présenté une toute nouvelle forme de peinture expressive.
De même que le chevalier de la triste figure a stimulé les plasticiens de toute l’Europe, il est aussi devenu l’un des protagonistes les plus productifs de la narration sur le continent. C’est avec lui que commence, de manière extrêmement frappante, la culture du héros littéraire qui n’est plus bon ou mauvais, héroïque ou lâche, exemplaire ou répugnant, mais qui porte en lui les contradictions les plus radicales inhérentes à l’existence humaine. Il devient l’objet à la fois d’éclats de rire et d’une profonde compassion, l’incarnation d’une grossière stupidité et d’une sagesse émouvante. Cervantès puise dans toute la palette du comique, des rudes scènes de bagarre au trait d’esprit sublimé de manière fantomatique. L’illusion de Don Quichotte d’être un chevalier médiéval ayant pour mission de vaincre en duel les forces maléfiques du monde rend tout héroïsme ridicule, et avec lui les fiers systèmes vertueux du monde de la noblesse. Mais tandis qu’on se moque encore de la destruction des normes désuètes, on accède à la compréhension que de telles valeurs courtoises et la disposition des meilleurs à mourir pour elles pourraient en fait être le salut de l’humanité, sans cesse entraînée dans les crimes les plus graves par cupidité et manque de cœur.