ROBERT WALSER
OU L’EXISTENCE PROVISOIRE
Michel Dentan
Il est une famille de personnages romanesques dont le comportement maladroit, inadapté, dont la désarmante innocence et les impulsions incontrôlables bouleversement insidieusement la société où ils se trouvent jetés, et la révèlent à elle-même. Le prince Muichkine en est peut-être le représentant le plus illustre. J’en connais un autre, en apparence moins tourmenté, très insignifiant, d’une étrange humilité, qui porte les noms de Simon Tanner, ou de Joseph Marti, ou de Jakob von Gunten, ou pas de nom du tout, et qui habite l’oeuvre d’un écrivain luimême peu connu: Robert Walser.
À l’idée que je pourrais avoir du succès dans la vie, je suis épouvanté. Ainsi parle Robert Walser, et certes il ne plaisante pas. Preuve en est la demi-obscurité dans laquelle il s’est ingénié à maintenir sa vie et son oeuvre, puis le silence où il s’est enfermé dès l’âge de 50 ans, retiré jusqu’à sa mort (pendant plus de vingt ans) dans un asile psychiatrique, refusant de prêter l’oreille au bruit d’une gloire tardive et naissante.
Né à Bienne en 1878, il quitte l’école de bonne heure pour faire un apprentissage d’employé de banque. Dès l’âge de dix-sept ans, il commence une vie errante qui le conduit d’emploi en emploi à travers de nombreuses villes de Suisse et d’Allemagne. Tantôt dans une banque, tantôt dans une compagnie d’assurances, tantôt bonne à tout faire che une riche Juive zurichoise ou valet che un comte prussien, il gagne les quelques sous qui lui suffisent pour vivre, et il écrit de petits textes en prose ou de brefs essais qui paraissent dans des journaux littéraires; il publie trois romans, en brûle quelques autres parce qu’il se juge incapable de répondre aux exigences d’un genre aussi important que le roman. On l’estime d’ailleurs comme écrivain, on lui trouve de la délicatesse, une fine sensibilité, d’incontestables qualités de style. Des éditeurs et des écrivains lui donnent aussi des conseils, lui indiquent des voies à suivre : Gottfried Keller, Hermann Hesse. Mais qui songe seulement à lui reconnaître son originalité, à le prendre pour ce qu’il est ? Il y eut certes Kafka, qui avait de profondes raisons de s’intéresser à une oeuvre aux résonances si inhabituelles en de début de siècle. Mais vers 1910 Kafka est un obscur juriste pragois.
En voilà assez pour percevoir chez Robert Walser une extrême difficulté à affirmer dans ce monde sa singularité. Autodidacte dans la carrière des lettres, il est particulièrement vulnérable aux jugements d’autrui. Plaçant très haut la littérature, il doit y tracer une voie qu soit la sienne et que son peu d’assurance l’autorise à poursuivre. Vulnérabilité aux jugements d’autrui, modestie, manque de confiance en soi, autant de traits qui limitent considérablement l’ambition, qui ne peuvent manquer d’être perceptibles dans l’oeuvre, et qui pourraient justifier de la part du lecteur une estime attendrie et légèrement condescendante.