Déchiffre les cœurs
Elle se faufila par la porte de derrière, la referma avec précaution, et s’élança sur la traverse qui menait à la grand-route, en espérant que personne ne la verrait. Arrivée à la route, elle hésita, non parce qu’elle ignorait le chemin, mais parce qu’elle était terrifiée à l’idée de ce qu’elle faisait – son cœur cognait dans sa poitrine – et parce qu’on leur disait toujours de ne jamais aller seules sur la route. Elles risquaient de se faire tuer, disait Manman, les gens vont tellement vite. À cause du Maginoir, disait Cissy. Cissy parlait sans arrêt du Maginoir qui passait et repassait en voiture pour enlever les petits enfants. C’est à cause de ça, disait Cissy, qu’il ne faut jamais monter en voiture avec un monsieur qu’on ne connaît pas, même s’il pleut fort-fort ou n’importe quoi. Parce qu’on ne peut jamais savoir, comme ça, à sa tête, si c’est le Maginoir ou pas.
– Cissy, qu’est-ce qu’il fait, le Maginoir, une fois qu’il t’a enlevée ? demandaient-elles toujours.
– Il va t’emmener chez lui et puis il va t’arracher ton cœur.
– Et qu’est-ce qu’il en fait de ton cœur ?
Quand on en arrivait à cette question, Cissy regardait toujours autour d’elle avec précaution, puis elle se penchait et chuchotait :
– Il en a besoin pour faire des choses.
– Pour faire quelles choses ?
Seulement après ça, Cissy restait bouche cousue. Elles avaient beau insister, elles ne pouvaient plus rien en tirer. Si elles la pressaient trop, Cissy se renfrognait, prenait un air sévère et déclarait : « Ça, il n’est pas bon de parler de ces choses-là ». Puis elle les laissait pour faire ses affaires.
Comme elles aimaient bien traîner autour de Cissy, l’entendre parler de sa vie, et de toutes ces choses qu’elle savait et qui étaient différentes des choses que Manman savait, elles n’insistaient jamais au sujet du Maginoir. Mais elles la croyaient sur parole, elles savaient qu’il rôdait dans les parages, prêt à enlever celle qui oserait s’aventurer seule sur la route. Et pourtant, elle, elle était là, en plein soleil, toute seule au bord de la grand-route qu’elle se préparait à traverser, un sixpence flambant neuf serré au creux de la main. Elle regarda des deux côtés, et, lorsqu’il n’y eut aucune voiture en vue, elle traversa en courant et se dirigea vers la maison de Monsieur Burnham.
Elle la connaissait bien cette maison parce qu’elle n’était pas loin de chez eux, et quand Cissy les emmenait en promenade, elle s’arrêtait souvent pour faire la causette avec Mme Burnham. Elle restait au portillon, encadré d’une épaisse haie d’hibiscus, elle-même doublée d’une haute palissade en bambous qui ceinturait toute la cour. Les fillettes n’entraient jamais, même si elles en mouraient d’envie.
La cour de Monsieur Burnham ne ressemblait à aucune autre. D’abord, il y avait tout plein de mâts, plus hauts que la maison, au sommet desquels flottaient des carrés de tissu comme des drapeaux. Ceux qui étaient là-haut depuis longtemps finissaient par tomber en lambeaux et se fanaient au soleil, mais de toute façon de nouveaux drapeaux les remplaçaient sans cesse. À part ces étendards qui signalaient la cour de loin, et le toit en zinc de la maison au-dessus de la palissade, elles n’apercevaient pas grand-chose d’autre. Elles essayaient toujours de regarder furtivement entre les lattes quand Mme Burnham venait bavarder avec Cissy, mais Mme Burnham se mettait toujours juste derrière le portillon, ses bras bien en chair croisés sur la barre, et Cissy se tenait tout près en face d’elle. Comme elles étaient toutes deux volumineuses, il ne restait guère de place pour glisser un regard, ni sur les côtés, ni au milieu. Cissy disait que ce n’était pas poli de regarder chez les gens, ça vous plairait qu’on vienne zyeuter chez vous ? Mais les gens ne se gênaient pas pour zyeuter dans leur cour. En plus la cour de Monsieur Burnham n’était pas n’importe quelle cour. Il n’y avait pas que les drapeaux. Derrière la haie, elles entendaient parfois roucouler des colombes et, de temps à autre, sous leurs regards extasiés, un grand vol d’oiseaux blancs s’élevait de l’arrière-cour et décrivait plusieurs cercles avant de se diriger vers l’ouest.
Quand elles l’interrogeaient au sujet des drapeaux, Cissy répondait : sans ça, comment les gens vont savoir que c’est la cour d’un séancier ? Comment les gens vont trouver le chemin ?
– C’est qui ces gens, Cissy ?
– Ne t’occupe pas des gens. Tu poses trop de questions. Ce qu’on ne sait pas ne peut pas faire de mal. Tout manger bon pour manger, mais toute parole pas bon pour di.
– C’est quoi la cour d’un séancier, Cissy ?
– C’est l’endroit où l’on traite les gens.
– C’est quoi, traiter les gens ?
– C’est les soigner quand ils sont malades.
– Pourquoi ils ne vont pas voir le docteur Carter ?
– C’est qu’il y a malade et malade.
– Mais Monsieur Burnham n’est pas docteur.
– Il y a docteur et docteur.
Quand Cissy était lancée comme ça, elles savaient que ça ne servait à rien d’insister. Sinon elle se mettait dans tous ses états et quittait la pièce ou bien elle les chassait avec tant de fracas que Manman leur criait de ne plus embêter Cissy et de la laisser travailler. Tout ce qu’elles réussissaient à lui faire dire, c’est que Monsieur Burnham – qu’elle appelait Papa Burnham parce que c’était ainsi qu’on l’appelait – était un guérisseur d’un genre particulier et que beaucoup de personnes allaient le voir quand elles avaient des problèmes. « C’est un grand guérisseur, Papa Burnham. Un monsieur célèbre, disait Cissy avec fierté. Papa Burnham, il a LA clef. Les gens, ils viennent de partout pour le supplier de regarder et lire leurs affaires. »
Elles étaient sûres que ce n’était pas possible parce que Monsieur Burnham ne savait pas lire. Comme tout le monde, il s’adressait à leur père quand il s’agissait de remplir des formulaires ou d’écrire des lettres à l’administration ou de lire des lettres de l’administration, les seules que la plupart des gens d’ici recevaient. Mais elles préféraient ne pas lui en faire la remarque, parce que Cissy non plus ne savait pas lire et que c’était chez elle un sujet particulièrement sensible.
Parfois, elle prenait un de leurs livres et le tenait devant elle en faisant semblant de lire, et si quelqu’un lui faisait observer qu’il était tête en bas, elle se mettait dans une de ces colères… « Alors, c’est ça. C’est parce que j’ai la peau noire que les gens croient que je suis stupide, han ? Les gens croient que je suis idiote. Tout ça parce que je n’ai pas pu aller à l’école, comme certaines mamzelles békés, parce que moi je devais rester à la maison pour aider ma mère à s’occuper de leurs bébés à eux. Je ne suis pas née avec la peau sauvée et de l’argent comme des gens que je connais, je n’avais pas le temps de rester les bras croisés comme toutes ces princesses-là, comme Madame la Reine, pas capable de faire une foutue chose, des zenfants pourries-gâtées, toutes autant qu’elles sont. C’est pas parce que certaines personnes sont allées à l’école qu’elles peuvent faire leur insolente et leur impertinente tant qu’elles veulent, han ? Vous croyez que c’est seulement dans les livres qu’on trouve la connaissance ? Aie ! Je ne vais pas fatiguer mon corps pour dire à ces personnes-là toutes les choses que moi je connais et qu’elles vont jamais connaître. Et vous savez pourquoi ? » demandait-elle, les dévisageant soudain à tour de rôle, tremblantes et honteuses devant elle. « Vous savez pourquoi ? » Les poings sur les hanches, elle attendait une réponse. Mais bien sûr, jamais elle n’en obtenait. « Parce que, concluait-elle triomphalement, il n’y a pas encore de livre écrit où il y a tout dedans. Il faut savoir ça ! » Puis elle jetait le livre à travers la pièce et sortait en bombant le torse. Quand Cissy était lancée comme ça, elles étaient terrifiées, car elles ne savaient jamais vraiment pourquoi elle se mettait dans de telles colères. Et donc personne ne prenait la peine de la contredire quand elle affirmait que Monsieur Burnham savait lire.
Chaque fois qu’elles en avaient l’occasion, elles examinaient soigneusement Monsieur Burnham pour trouver ce que Cissy voyait en lui qui la rendait si fière. Il n’avait certainement pas l’allure, ni les manières, des gens qu’elles connaissaient. C’était un petit bonhomme à la figure ronde et espiègle et aux yeux un peu rouges. Il était toujours coiffé d’une casquette de toile, à laquelle il portait la main chaque fois qu’il entrait dans leur cour, et il saluait leur père et leur mère d’une voix forte avant même de les apercevoir. « Bonjour-Monsieur-La-Justice-bonjour-Madame-la-Patronne-et-comment-c’est-ce-matin ? » lançait-il en s’approchant, la voix étonnamment riche et profonde pour un si petit homme, et le ton presque moqueur. « Bonjour-les-tites-Patronnes-et-comment-vont-les-jolies-damzelles-aujourd’hui ? » s’exclamait-il, taquin, s’il apercevait l’une ou l’autre des enfants.
Il venait une fois par mois payer le lait. Son petit garçon Calvin venait tous les matins faire remplir son bidon d’un litre, mais lui-même venait payer une fois par mois. Elles l’épiaient toujours du coin de la véranda et l’observaient, fascinées, sortir une bourse de tissu, cachée sous sa chemise, comme une pacotilleuse tirerait la sienne de son corsage, et déverser sur la table devant leur père un flot de sixpences flambant neufs.
« Ah, vieux bandit ! » s’exclamait leur père en riant, puis, sans les compter, il faisait glisser les pièces dans un sac en papier qui venait de la banque. Monsieur Burnham riait de bon cœur, lui aussi ; il accrochait la bourse vide autour de son cou, la fourrait dans sa chemise, et, s’il n’avait pas d’autre affaire à régler, touchait sa casquette, lançait « Bonne journée, Monsieur La Justice » et partait, le rire de leur père retentissant derrière lui.
Leur père avait toujours l’air amusé par Monsieur Burnham ; il le traitait de « Vieux bandit » aussi bien devant lui que dans son dos, le taquinait parfois en l’accueillant d’un « Holà ! Burnham, toujours dehors ? Monsieur l’inspecteur ne t’a pas encore bouclé ? » ou bien « Le panier à salade n’est pas encore venu te ramasser ? »
Monsieur Burnham ne perdait jamais son joyeux sourire.
– Pour quoi faire, Monsieur La Justice ?
– Tu sais foutrement bien pourquoi, vieux coquin. Attends voir ! Tant va le seau au puits… Un jour, tu vas m’envoyer chercher en me suppliant de t’apporter vitement-pressé ces pièces de sixpence comme caution pour te sortir de prison. Mais, Burnham, ça ne sera pas possible. Ils s’en serviraient de preuve contre toi, mon vieux.
Monsieur Burnham riait avec leur père, en plissant si fort les yeux qu’on ne les voyait plus. « Bondyé, Monsieur La Justice, tu aimes bien rigoler, han ? Mais tu sais, les justes n’ont pas besoin d’avoir peur. » Alors il déversait son flot étincelant de sixpences en argent, quittait la cour dans un éclat de rire, et Calvin rapportait le bidon tous les matins pour le faire remplir de lait.
Parfois, dans leurs jeux, les fillettes mimaient Monsieur Burnham, avec sa casquette sur la tête, sa démarche chancelante, sa manière d’extirper sa bourse de tissu — « Et-comment-vont-les-tites-Patronnes ? » Cissy riait toujours quand elles imitaient les gens mais elle ne supportait pas qu’elles se moquent de Monsieur Burnham.
– Hm, vous pouvez continyé à rigoler. Vous croyez que Papa Burnham c’est quelqu’un qu’on peut mettre à la fête ? Papa Burnham, c’est un homme sérieux. Mais vous êtes vraiment les enfants de vot’ papa. Vous n’avez aucun respect pour les gens. Sauf quand ils ont la peau sauvée et qu’ils habitent dans une grande maison et qu’ils ont une grosse voiture. Mais un jour, un jour, le monde, il va virer dans l’autre sens, oui. Et alors on va voir.
***
Des trois sœurs, Theresa, la cadette, était celle à qui Cissy se confiait le plus quand elles se retrouvaient seules, parce que Theresa était sa préférée. Cissy le disait souvent à ses amies : Theresa ne prenait pas ses grands airs, à flaflater et impertinenter comme le faisait parfois Jane, l’aînée, et ce n’était pas une enfant gâtée, pleurnicharde et rapporteuse comme la petite dernière, Maud. En plus, on pouvait dire qu’elle était presque née dans les bras de Cissy, car la mère de Cissy avait envoyé cette dernière travailler dans la famille Randolph le mois précédant la naissance de Theresa. Cissy, qui n’avait que quatorze ans à l’époque, s’était prise d’un amour passionné pour le bébé, dont elle s’était occupé comme du sien.
Theresa était la seule personne que Cissy laissait pénétrer chez elle. Presque tous les après-midi, Theresa traversait furtivement l’arrière-cour pour se rendre dans la maisonnette d’une pièce, sous l’arbre à pain, sachant que Cissy s’y reposait toujours une heure ou deux avant de retourner à la cuisine préparer le dîner. Personne ne savait que Theresa était dans la chambre de Cissy, car elle avait la manie de s’en aller toute seule se cacher dans des endroits impossibles. Il fallait parfois les efforts conjugués de toute la maisonnée pour tenter de la retrouver, mais ils y renonçaient la plupart du temps vu que Theresa savait se tenir parfaitement coite quand ça l’arrangeait. Par exemple s’ils étaient sous l’arbre à pain et qu’elle était perchée juste au-dessus de leurs têtes, personne ne la repérait tant elle restait immobile. « Theresa. Theresa ! » criaient-ils. Et Theresa ne bougeait pas, tout à la lecture de son livre dans le petit arbre à pain, ou sur la fourche de l’oranger au fond du jardin, ou bien sous la maison, ou derrière la citerne, ou nichée dans le feuillage du chouchou – car, à la différence des autres, elle n’avait pas peur des margouillats. Ou alors, elle se trouvait dans la chambre de Cissy.
Elle ne répondait pas avant qu’ils aient tous renoncé, mais à ce moment-là ils ne savaient plus pourquoi ils la cherchaient. Ils n’osaient pas appeler Cissy pour lui demander si elle l’avait vue, car elle refusait de parler à quiconque pendant sa sacro-sainte sieste. Personne n’osait même s’approcher de chez elle, car elle avait délimité son territoire autour de la maisonnette par une ligne invisible que tout le monde respectait. Sauf Theresa. La petite fille s’asseyait sur la chaise branlante devant la table de toilette et s’amusait avec les affaires de Cissy : son énorme peigne, sa pommade pour les cheveux, sa poudre de riz rose vif, son essence de vétiver dont elle s’inondait chaque fois qu’elle sortait ; son collier, son sac à main en plastique verni, sa broche aux couleurs éclatantes, ses boucles d’oreilles qui, aux dires de Cissy, avaient un vrai diamant, ses filets à cheveux et ses épingles à chapeau. Elle essayait le grand chapeau orné de cerises rouges et de feuilles en velours vert que Cissy mettait pour aller à la messe, elle admirait son chemisier neuf en satin chatoyant. Cissy, elle, restait allongée sur son lit étroit et lui racontait des choses. En fait, elle lui parlait surtout de Fonso.
Fonso faisait tout le trajet jusqu’à Kingston, aller et retour, au volant du camion de M. Rogers, et pour cette raison c’était un sacré bon parti. Selon Cissy, toutes les filles lui couraient après, et Theresa, lorsqu’il passait au ralenti et qu’elle apercevait son sourire étincelant dans la cabine du camion, le trouvait elle aussi irrésistible. Mais c’était Cissy, et elle seule, qui allait l’enlever à Ermine, la femme avec qui il vivait et dont il avait trois enfants. Elle était sûre de son fait parce que Papa Burnham lui avait donné quelque chose qui ferait Fonso tomber d’amour pour elle.
Theresa ne comprenait pas pourquoi Cissy avait besoin qu’on l’aide pour enlever Fonso à Ermine, parce que Cissy était une belle négresse bien en chair, à jolie peau avec des cheveux qu’elle pouvait relever en haut de la tête quand elle sortait, et aussi des sandales blanches à semelles compensées, alors qu’Ermine, elle, était comme un piquet et avait des cheveux en grains de poivre et une bouche épaisse. « C’est vrai, répondait Cissy quand Theresa le lui faisait remarquer, mais ce que tu ne vois pas, c’est qu’Ermine l’a at-ta-ché, sinon, comment elle allait se trouver un homme comme Fonso ? » Il fallait donc que Cissy se procure quelque chose d’encore plus fort pour le tenir.
Theresa ne fut pas surprise de trouver Fonso dans la chambre de Cissy un jour qu’elle lui rendait visite. Après cela, elle savait toujours quand Fonso était de retour de la ville, car elle avait beau gratter à la porte de Cissy et l’appeler doucement, cette dernière ne la laissait pas entrer alors qu’elle savait bien que c’était Theresa. Cela lui était égal, parce qu’elle pouvait revenir voir Cissy plus tard et tout apprendre de ses amours.
Cissy refusait de lui dire ce que Monsieur Burnham lui avait donné pour capturer Fonso. Elle se contentait de rire et répondait que Papa Burnham était un monsieur très fort, et si on avait besoin de quoi que ce soit, on n’avait qu’à aller le voir et il vous aidait à l’obtenir. Chaque fois que Cissy était un tant soit peu souffrante, ou avait quelque tracas, elle se rendait auprès de Monsieur Burnham. Pour qu’il lui « lise ses affaires », disait-elle, ou pour un bain. Lorsque Theresa lui demandait ce qui n’allait pas avec la bonne-bonne baignoire galvanisée de la buanderie, elle répondait qu’il ne s’agissait pas d’un bain ordinaire.
« C’est comme un bain pu-ri-fi-ca-teur, Theresa, pour te laver de la tête aux pieds, te consoler et faire sortir tout le mal que le diable a mis en-dedans de toi qui te fait faire des mauvaisetés, ou te faire te sentir faible, ou attraper une fièvre, ou avoir des douleurs au bas ventre, ou perdre le diamant de ta plus belle boucle d’oreilles en revenant de la messe, ou marcher sur un silex qui t’attend exprès pour te faire un gros bleu, ou tomber nez à nez avec un gros margouillat. »
Dans chaque bain, il y avait le juste mélange de « zèb » – plantes, feuilles, fleurs, écorces et racines – car Papa Burnham les ramassait tout spécialement pour chacun de ses clients parmi les sept cent soixante-dix-sept espèces de plantes qui poussaient dans sa cour, plus, s’il le jugeait nécessaire, des extraits venant de la boutique zèb, du soufre pour combattre le diable, des clous de girofle, de l’oliban et de la myrrhe. Theresa connaissait par cœur le nom de beaucoup de ces plantes et de ces traitements, car Cissy, les yeux pétillants, se mettait parfois à les réciter comme une litanie : « Guérit-tout, herbe-à-vers, longan-qui-revigore, essence-force-de-la-nature, longan-pour-renvoyer-le-mal à ton ennemi, poudre de rose-de-porcelaine pour fortifier les nerfs, bois-cabrit pour le dos et bois-quenouille pour tenir les hommes, herbe-couresse pour les petits ennuis des femmes… »
Cissy passait son temps à racheter à Theresa tous les sixpences en argent qu’elle recevait en cadeau ou parvenait à se procurer, car Monsieur Burnham ne se faisait payer qu’en sixpence d’argent.
– Pourquoi ? insistait Theresa.
Mais Cissy n’en savait rien.
– Ça, c’est comme ça. Il faut payer Papa Burnham en sixpences. Sinon, le travail ne va pas marcher.
– Et tu lui en donnes combien des sixpence ?
Cissy répondait que cela n’avait pas d’importance.
– Tu donnes autant que tu as. Même une seule pièce, si c’est tout ce que tu as. Mais il t’en faut au moins une. Des fois, c’est tout ce que j’ai pour donner à Papa Burnham. Mais il travaille pour moi tout-à-faitement pareil. Seulement, si tu es riche, et que tu as une grosse voiture et que tu viens de Kingston, alors tu vas lui donner plein de sixpences. Parce que c’est ce que tu as.
Depuis quelque temps, elle allait chez Monsieur Burnham pour un traitement régulier, le plus long qu’elle ait jamais suivi, car elle n’arrivait pas à faire un enfant pour Fonso. Le fait d’être toujours sans enfant à vingt-deux ans la contrariait à un point inimaginable. Parfois, l’après-midi, elle restait à pleurer sur son lit tandis que Theresa faisait son possible pour la consoler.
– Mais Cissy, pourquoi tu veux un bébé ? Un bébé, c’est pas tout.
– Theresa, tifi, tu es trop jeune pour comprendre. Je suis un vrai mulet. Partout où je vais, je sais bien que les gens me traitent de mulet. Même ma propre manman, elle a commencé elle aussi. À quoi sert une femme si elle ne peut pas faire des enfants ? Tout le monde a des bébés, sauf moi, pauvre malheureuse. Les filles qui ont mon âge, elles ont presque toutes deux ou trois enfants. Et moi, je ne peux même pas avoir un seul petit. Même mes propres petites sœurs, elles ont toutes des pitits. Tout le monde sauf moi, pauvre de moi.
La Cissy qui pleurait dans sa chambre était très différente de la Cissy qui dirigeait la maisonnée. Theresa était la seule à qui elle se laissait voir sous ce jour. Theresa n’était pas aussi jolie que ses deux sœurs, et les gens passaient tellement de temps à s’occuper de l’aînée ou de la benjamine, que lorsqu’ils finissaient par s’intéresser à elle, Theresa se sentait abandonnée, comme si c’était plus ou moins sa faute si elle n’était pas aussi agréable à regarder que les deux autres.
Elle ne se sentait bien que seule avec Cissy. Cissy disait toujours la vérité. Elle disait des choses du genre : « Eh ben, c’est vrai que tu n’es pas jolie comme ces filles-là, mais quand tu vas devenir grande tu vas pouvoir t’arranger. Décréper tes cheveux, et mettre du rouge à lèvres, du fard à joues et des talons hauts. Là, tu vas pouvoir te faire jolie ma fi. Leur ressembler. Même être mieux. Parce que cette Jane, c’est une maigre-zoquelette. Elle ne va jamais être bien grosse parce qu’elle ne mange presque rien. Pourtant, je lui dis tout le temps : « Un homme, ça n’aime pas les femmes maigre-zo. » Et cette Maudie-là ? Woh ! Elle aime trop chigner. Ça ne va pas l’arranger, ça. Et en plus, lui disait Cissy, tu as bon cœur, tu entends, plus que toutes les deux ensemble. Tu es une gentille fi, Theresa, tu traites bien les gens, toi. Je le dis à tout le monde, tu es mon amie, la plus meilleure de toutes. »
Elle rayonnait quand Cissy lui faisait des compliments et elle supportait qu’elle lui dise ses quatre vérités, surtout que Cissy ne la décourageait jamais même si elle était parfois très dure. Ce qu’elle ne supportait pas, c’est Manman qui en essayant de la consoler ne faisait qu’aggraver les choses parce que Theresa savait qu’elle ne disait pas la vérité. « Mais ma chérie, tu es tout aussi jolie et mignonne que Jane. Toutes mes filles sont jolies » Et parce qu’elle n’était ni mignonne ni jolie, elle le savait bien, elle semblait toujours faire ce qu’il ne fallait pas. Elle cassait les verres et renversait les vases, répandait de l’encre et faisait des saletés, déchirait ses ourlets, perdait ses livres de classe, oubliait ce que Manman lui avait demandé ; bref, d’une manière générale, elle trouvait toujours le moyen d’agacer tout le monde.
Il y avait toujours quelqu’un en train de crier « Theresa ! ». Et alors elle savait qu’elle avait encore fait, ou oublié de faire, quelque chose.
Quelquefois elle fâchait Manman très fort. Et Manman revenait là-dessus chaque fois que Mme Miller ou une autre voisine venait la voir. « Jane est une fille on ne peut plus ordonnée, et Maud lui ressemble. Mais Theresa ! Seigneur, cette enfant–là n’est pas dans une pièce depuis une minute qu’on a l’impression qu’un cyclone y est passé. » Ou « Maud est tellement affectueuse. Tous les matins, elle m’apporte des petites fleurs sauvages du jardin. Elle les cueille pour moi et il faut que je les dispose dans ce tout petit vase-là. Ça la rend si fière. Il n’y a pas plus gentille, plus attentionnée. » Elle ne disait pas : « Alors que Theresa… », mais Theresa savait qu’elle ne se montrait pas aussi affectueuse que les autres filles, qu’elle était trop timide pour enfouir sa tête dans les jupons de Manman et l’entourer de ses bras, de sauter au cou de son père lorsqu’il rentrait, qu’elle restait en arrière quand ses sœurs s’avançaient, qu’elle demeurait toute seule la plupart du temps, cachée ou assise dans des coins sombres jusqu’à ce que quelqu’un la force à rejoindre le cercle familial.