Le jeune homme était parti au milieu d’une nuit d’août, en fin de semaine, pour être au pied de la montagne au lever du jour. Il était passé par la cabane de Bounavaux entre 5h et 6h du matin. la gardienne de la cabane, femme d’âge moyen qui séjournait là tout l’été en compagnie d’un vieux curé, son oncle, et d’un armailli qui s’occupait des bêtes, le vit monter et nota le fait dans le journal qu’elle tenait. Sans doute lui parla-t-elle, puisqu’elle précise qu’il voulait faire le Vanil noir en solitaire. Le jeune homme suivit le sentier dans les pâturages et parvint bientôt au col de Bounavalette, à partir duquel on se dirige vers l’est avant de tourner l’épaule de la montagne.
Il n’y a plus guère de végétation. On s’élève en traversant une zone nommée les Roches pourries ; la pente est forte, le sol friable et souvent mouillé, il faut savoir où poser le pied. Le sentier passe sous la crête, mais comme un monta- gnard chevronné, il préféra prendre par l’arête même, d’où la vue est plus étendue. Ce matin-là, 18 août, le soleil était déjà assez haut dans le ciel, le vent était tombé, il commençait à faire chaud. Le grimpeur avait marché trois heures sans faire de pause. Il s’arrêta, essuya son visage avec l’avant-bras, laissa glisser à terre son sac en cuir de vache durci et s’assit sur une pierre. Il sortit du sac un morceau de pain et du fromage, et se mit à manger sans hâte.
La vue ouvrait vers l’est, sur le développement de la chaîne des Préalpes jusqu’aux Gastlosen, découpés comme une dentelle de pierre. Il reconnaissait les sommets, la dent de Savigny, la dent de Ruth, la Wandflue… du côté d’où il venait, il voyait tout en bas les villages et les prés de l’Intyamon, avec le ruban de la rivière bordée de plages de galets et de bouquets d’arbres, qui faisaient des taches tantôt grises, tantôt d’un vert foncé. Au-dessus de la vallée, comme tout proche, le Moléson familier, après lequel les Préalpes se cassent et laissent le regard partir au loin, jusqu’à la ligne régulière et bleutée du Jura, au-delà de la plaine couverte d’un voile de brume. Il était là chez lui, sans personne à qui devoir parler, sans avoir à faire figure, avec sa seule tendresse meurtrie. Il avait l’habitude de tout quitter pour ces moments. D’ailleurs, il ne tenait pas à grand-chose de ce à quoi les autres mettent tant de prix, en bas.
Le casse-croûte fini, il ferma son sac, se leva et se remit en marche vers le sommet, sur l’arête étroite. Il regardait attentivement près de lui, à gauche et à droite, vers les bords du précipice qui filait presque à pic jusqu’aux éboulis et aux premiers pâturages: on trouvait parfois des edelweiss dans ces coins-là.
Il en cueillit une dans une anfractuosité qui ménageait un peu d’humus entre les roches, en tendant le bras au maximum et en assurant bien le pied sur les pierres, dans la pente. Peu avant le sommet, on franchit un passage dangereux, le Pas de la Borière : l’arête se casse brusquement, et il faut enjamber une faille de trois cents mètres en faisant un grand pas. On pouvait s’aider d’une corde que les soldats avaient mise là, accrochée à deux pitons, mais il fallait prendre garde à ne pas glisser.
Depuis le sommet, la vue s’étend dans toutes les directions. À gauche, on aperçoit les cimes des hautes montagnes de l’Oberland bernois, tandis qu’en regardant vers le sud, au-delà de cette étroite et verte vallée que forme le Pays-d’Enhaut, on voit le Grand Muveran, assez proche, et plus loin les Dents du Midi comme une borne découpée sur le bleu du ciel. Très loin, il distinguait les 4000 des Alpes valaisannes, dont les pointes étincelaient ; il reconnaissait la Dent Blanche, isolée. Au-delà du pli allongé formé par le bassin du lac Léman, derrière les sommets de la Haute-Savoie, apparaissait le dôme éclatant du Mont Blanc qui semblait être assis comme un roi, commençant à s’élever quand les montagnes alentours se terminaient. Les glaciers faisaient des taches pâles suspendues entre ciel et terre, petites et étroites dans la distance.
Il aimait se dire le nom des sommets qu’il distinguait, il les connaissait presque tous, comme des compagnons qu’il aurait appelés un à un. Chacun, solitaire, acceptait l’appel et prenait vie dans son esprit ; et tous ensemble formaient la terre dure et immuable, dans l’horizon déployé sous son regard. Il pensait que si l’âme existe, c’est dans ces moments-là qu’on la sent.