Quand parfois sur ce globe, en sa langueur oisive,
Elle laisse filer une larme furtive,
Un poète pieux, ennemi du sommeil…
Baudelaire, « Tristesses de la lune », Les Fleurs du Mal
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Un arrondissement nommé Tower Hamlets
Pendant plusieurs années, j’ai fui l’arrondissement de Tower Hamlets, à l’est de Londres. Au fond de moi, ce nom éveillait la vision claustrophobe de tours d’habitation, bien plus que l’image de hameaux voisins de la Tour de Londres. Ça m’angoissait d’aller dans ce quartier. Puis, un jour, un chauffeur de taxi m’a confié, après avoir lu son journal, qu’il y avait 50 000 talibans à Tower Hamlets. Il confondait les vieillards bengalis, leurs barbes blanches et leurs calottes, avec les combattants afghans. Dans toute l’Inde, les hommes de la Compagnie des Indes orientales n’avaient trouvé que deux populations plus pacifiques que les autres – les habitants du Bengale et ceux du Cachemire. J’avais donc des affinités avec les gens de Tower Hamlets que j’évitais, alors que je vivais à Londres.
Un samedi matin, je suis passé par la City, construite au dix-neuvième siècle grâce aux richesses du commerce colonial, pour rejoindre Commercial Road. J’ai dépassé le Royal Exchange, puis un immeuble en fer ouvré, que je connaissais déjà sans pouvoir le situer précisément. Arrivé à Aldgate, j’ai demandé mon chemin pour Brick Lane. L’homme a cru que je me dirigeais vers la Sonali Bank. Ce matin-là, j’avais rendez-vous avec Anwar Mian pour voir son atelier et visiter le quartier avec lui. J’ai tourné dans une rue perpendiculaire à Commercial Road, qui après une intersection débouchait dans Brick Lane. Les images de l’architecture de la City m’étaient restées dans la tête et, pendant quelques instants, mes yeux n’ont pu distinguer le fouillis de Brick Lane. Je me suis demandé qui pouvait bien descendre au City Hotel, un endroit tout à fait banal : des banquiers de passage dans la City ou des gens en visite chez des parents ? Non, trop bon marché pour les premiers, trop cher pour les seconds. L’hôtel donnait sur une cour à l’abandon, et à côté il y avait une marbrerie qui exposait des pierres tombales en marbre et en granit. Brick Lane était en travaux, on avait enlevé le revêtement et toute la rue était barrée à l’exception des trottoirs.
Une foule de gens se pressait devant ce qui ressemblait à un bureau de paris. En fait, c’était une agence de transfert d’argent à l’étranger et les taux de change étaient affichés sur des panneaux. De l’autre côté de la rue, une boutique miteuse vendait de la mercerie. On voyait aussi quelques magasins de tissus synthétiques. À l’intérieur d’un magasin de disques, une radio beuglait les chansons d’un film hindi. Une forte odeur de curry émanait des nombreux restaurants qui bordaient la rue. Ils paraissaient étroits avec leurs deux rangées de tables serrées, mais la plupart étaient bien tenus. C’était grâce à eux que Brick Lane était devenue célèbre. Des bidons d’huile et de beurre clarifié vides s’entassaient sur le trottoir, attendant le passage des éboueurs. Autour des réverbères, le sol était gras. Brick Lane se préparait pour son festival annuel du curry : des banderoles et des affiches l’annonçaient partout.
Comme atelier, Anwar Mian utilisait l’étage d’un hangar, derrière les maisons de Fashion Street. Pour y accéder, j’ai grimpé un escalier de fortune. Anwar m’a ouvert la porte et m’a fait entrer. Quatre ouvriers âgés cousaient des blousons de cuir et lui-même découpait habilement des modèles sur un établi de bois. J’aurais bien aimé qu’il continue à travailler et réponde en même temps à mes questions sur la vie à Tower Hamlets. Mais son atelier était plein d’accessoires de confection et je ne pouvais m’asseoir nulle part. Anwar a emporté les découpes de cuir dans une petite pièce. Puis il a ôté son tablier pour m’emmener visiter Brick Lane.
J’ai cherché en vain un coffee shop. À la fin, nous avons décidé de nous installer dans une sorte de restaurant qui faisait des plats à emporter. En nous servant, l’homme derrière le comptoir m’a parlé par erreur en bengali. Même si la nourriture n’était pas chère, les habitués voulaient une ristourne. Anwar avait monté son atelier cinq ans plus tôt, après avoir fait faillite avec son restaurant. On croyait à tort que les restaurants indiens ne faisaient jamais faillite à Londres, m’a-t-il dit. Il devait une grosse somme à la banque et ne pouvait pas retourner travailler dans la restauration. Il avait donc emprunté un peu d’argent à sa sœur aînée qui était mariée à un homme d’affaires. Ses machines, il les avait achetées d’occasion à quelqu’un de Brick Lane qui n’avait pas réussi dans le commerce du cuir. Puisqu’il avait déclaré sa faillite, il ne pouvait obtenir d’aide financière d’où que ce soit. Il avait trouvé un hangar pas loin pour y installer son matériel. Anwar s’estimait heureux d’avoir embauché des hommes âgés : ils se montraient patients quand il ne pouvait pas les payer en temps voulu. Et aussi parce qu’il n’avait pas à acheter la matière première. Le détaillant pour lequel il fabriquait la marchandise la fournissait. Anwar était payé vingt-trois livres par blouson. Les grossistes de Brick Lane vendaient ces blousons de cuir à moins de vingt livres pièce. Mais les détaillants préféraient avoir leur propre étiquette sur les blousons : « Fabriqué en Grande-Bretagne ».
Anwar était d’accord pour m’emmener voir le magasin d’un grossiste à deux pas de là. Le propriétaire était parti à la mosquée Jamme Masjid pour la prière de midi. Alors, Anwar a décidé de me montrer cette mosquée. On y lisait les mots « Jamme Masjid » mal écrits à la main en arabe. Même dans les pays pauvres, les Jamme Masjids sont ornées de lettres calligraphiées. De l’autre côté de l’édifice, un cadran solaire portait cette inscription : « 1743-Umbra Sumus ».
Quand nous sommes revenus quelques minutes plus tard, le magasin avait ouvert. Il était aussi grand que l’atelier d’Anwar, mais les vêtements de cuir s’y entassaient jusqu’au plafond. Il y avait aussi un sous-sol accessible par une petite trappe. Nous étions dans le magasin quand un homme corpulent a émergé du sous-sol, chargé d’un stock de vêtements qu’il est allé déposer dans un taxi à destination d’une boutique du West End. Dans un coin, quelques étudiants stylistes choisissaient des chutes de peaux d’agneau. Apparemment, ils n’avaient pas assez d’argent liquide pour payer ce mince achat, mais le grossiste a accepté un chèque de vingt livres.
En quittant le magasin, nous sommes partis vers le nord de Brick Lane. Entre les deux extrémités de la rue, la cheminée de l’Old Truman Brewery, qui avait une nouvelle façade de verre, se dressait de toute sa hauteur. Des hommes en costume avec des porte-documents entraient dans le bâtiment ou en sortaient. Je me demandais bien ce qu’ils faisaient dans la vie. Anwar m’a raconté que la vieille brasserie était devenue un centre consacré à la mode et aux technologies de l’information et que, au-dessous, il y avait un puits artésien. En face, j’ai vu la galerie d’art qu’un certain professeur avait ramenée à la vie l’année précédente, grâce à une exposition de cadavres. Après la brasserie, Brick Lane a changé d’allure. Les restaurants ont fait place à des boutiques de vêtements tenues par des artistes et des couturiers de street –fashion. Ils vendaient des pantalons de combat, des jupes taille basse et des hauts kimonos aux couleurs extravagantes. Les magasins de cuir sont revenus à la fin de la rue. Dans leurs vitrines, les mannequins noirs étaient recouverts d’une épaisse couche de poussière. À la porte, des pancartes indiquaient « Ouvert au public ». En réalité, ces petites boutiques étaient gérées par les grossistes. Celui dont j’avais vu le magasin avec Anwar en avait un autre dans la rue.
Anwar habitait un HLM du quartier. Il m’a invité à boire le thé chez lui. Nous avons donc pris l’ascenseur jusqu’au cinquième étage d’une grande tour. Devant les appartements, quelques sacs-poubelles pleins attendaient d’être jetés, et à côté de l’ascenseur j’ai remarqué la trappe d’un vide-ordures. Anwar vivait dans un trois-pièces, avec sa mère, sa femme et ses deux jeunes sœurs. Il occupait l’une des chambres avec sa femme ; sa mère et ses sœurs dormaient dans l’autre. Je lui ai demandé qui étaient les enfants qui jouaient à l’extérieur du logement. Ses neveux et nièces, venus les voir. Cela faisait quelques années que son frère et sa sœur aînés avaient quitté l’appartement. Anwar avait vingt-huit ans. Son père était mort quand il en avait quatorze. Vingt ans auparavant, la famille était venue de Sylhet, au Bangladesh, dans l’East End. Le père avait habité et travaillé dix ans à Whitechapel avant de faire venir sa femme et ses enfants. Anwar déclara qu’il aimait beaucoup son père, mort d’une crise cardiaque à l’âge de quarante-huit ans. Quand son frère avait déménagé, c’est lui qui était devenu responsable de la famille.
La femme d’Anwar nous a apporté du thé et des biscuits. Elle était timide, discrète et parlait très peu anglais. Un an plus tôt, Anwar était allé à Sylhet et y était resté six mois pour se trouver une épouse convenable. Une très grande cérémonie avait eu lieu là-bas. Sa famille avait invité plus de mille personnes et Anwar avait dépensé deux mille livres pour les nourrir. Il évoquait son mariage avec une fierté modeste. Je lui ai demandé pourquoi il avait décidé d’aller chercher une femme à Sylhet alors que les filles bengalies ne manquaient pas ici. Il avait du mal à communiquer avec une fille bengalie de Whitechapel, m’a-t-il répondu, même si ses deux jeunes sœurs étaient nées dans cet appartement. Je voyais bien la différence entre sa femme et ses sœurs, qui avaient quelque chose d’effronté, typique de l’East End. En épousant une fille de Sylhet, Anwar avait creusé le fossé entre lui et le monde hors de Whitechapel. Il m’a assuré que le vœu de tous les vieillards bengalis habitant à Tower Hamlets était d’être enterrés à Sylhet, pas à Whitechapel, ainsi leurs corps retourneraient à la terre que leurs aïeux avaient labourée.
Les problèmes de la famille d’Anwar étaient ceux de Tower Hamlets. Cet arrondissement était le plus pauvre de Londres et le plus densément peuplé du centre. Il comptait aussi le plus fort pourcentage d’enfants nés de familles bengalies. J’ai quitté l’appartement d’Anwar d’humeur pensive. À l’angle de la rue, des femmes bavardaient, mâchant de la noix d’arec et des feuilles de bétel, indifférentes à la circulation. L’une d’elles tenait un fruit de jacquier contre elle. Je suis entré dans la Whitechapel Gallery pour me changer les idées, mais je n’ai pas pu me concentrer sur les tableaux. Ça me perturbait que la City, et son architecture grandiose, côtoie un quartier misérable. J’ai alors décidé de faire un détour pour que la City ne déforme pas de nouveau mon sens des réalités.
Quelques mois plus tard, je suis retourné voir Anwar à Brick Lane. Les travaux n’étaient pas finis, on était en train de refaire le revêtement d’une partie de la rue. Un peu partout, on voyait travailler des ouvriers du bâtiment. Et dans les vitrines des magasins, il y avait des tenues de chantier. À intervalle régulier, une boutique définitivement fermée venait compléter le tableau délabré des appartements du dessus. Ce secteur était un chantier permanent. Je me suis rappelé ce qu’Anwar m’avait dit la dernière fois : Brick Lane n’était pas un endroit pour les touristes. Pourtant, j’ai croisé un petit groupe d’Américains en visite organisée ; ils pouvaient constater la pauvreté du quartier. Le guide leur expliquait le sens du mot « ghetto », disant que c’était un mot italien qui signifiait fonderie et qui, au Moyen-Âge, avait désigné le premier endroit de ce genre à Venise. Les touristes se trouvaient devant le n° 19 de Princelet Street et le guide leur avait appris que c’était « un musée de la diversité ». Certains Américains voulaient le visiter, mais le musée était rarement ouvert au public. Même s’il était le seul de ce genre en Grande-Bretagne, voire en Europe, la direction avait besoin de fonds pour assurer une ouverture permanente. J’ai su plus tard qu’on étudiait à cet endroit comment Londres avait depuis toujours été façonnée par les nouveaux arrivants, et j’ai appris que le musée avait été fondé par des gens dont les ancêtres étaient venus se réfugier à Londres.
C’était ici à Brick Lane que le terme affligeant de « réfugié » était entré dans le vocabulaire anglais, quand les protestants français s’y étaient installés après avoir fui la France catholique vers la fin du dix-septième siècle. Les huguenots avaient apporté avec eux la technique du tissage de la soie. Dans les années 1880, les juifs ashkénazes, qui fuyaient le centre et l’est de l’Europe afin d’échapper aux persécutions, avaient formé la deuxième vague d’immigrants. Beaucoup d’entre eux étaient arrivés à Londres sans ressources et avaient cherché asile autour de Brick Lane. Ils avaient trouvé du travail dans les ateliers de confection, et c’était pour cela que beaucoup de gens à Londres considéraient que c’était une activité juive. La troisième vague d’immigrants était venue de Sylhet pour échapper à la pauvreté, mais ne connaissait qu’une existence misérable à Tower Hamlets. J’appréhendais la visite de Whitechapel dont les rues pouvaient hanter l’esprit d’un voyageur anxieux comme moi.
Je cherchais Petticoat Lane pour jeter un coup d’œil aux étals de son marché avant de retrouver Anwar, lorsqu’on m’a dit qu’en fait la rue s’appelait Middlesex Street. À l’époque victorienne, on ne pouvait dire le mot « pantalon » devant une dame, et prononcer le mot « jupon » devant un homme était considéré comme obscène. Quand j’étais jeune, je n’avais pas de mal à dire « jupon », mais l’idée de prononcer un nom de lieu se terminant par « sex » me gênait terriblement. En arrivant à Petticoat Lane, j’ai découvert avec surprise que le marché était fermé le samedi, contrairement à celui de Portobello Road, qui, lui, n’était ouvert que le samedi. Aujourd’hui encore, la tradition des fondateurs du marché de Petticoat Lane, qui observaient le shabbat, est maintenue.
Voir la police métropolitaine installée dans une boutique de Brick Lane plutôt que dans un bâtiment fortifié comme partout ailleurs à Londres m’a laissé perplexe. Peut-être était-ce pour donner à la communauté bengalie le sentiment d’être protégée. J’ai rejoint Anwar là où nous avions mangé la dernière fois. Il portait une longue chemise sans col, avec des broderies autour du cou. Je lui ai demandé s’il se sentait en sécurité en vivant et en travaillant près de Brick Lane. Il m’a répondu que la deuxième génération de Bengalis de Brick Lane travaillait en dehors de Whitechapel, la plupart dans des supermarchés. Quand je suis arrivé à Londres et que je suis allé faire un tour au supermarché, je me suis aperçu que tous les employés, hommes et femmes, étaient des Bengalis de la deuxième génération. Pendant de nombreux mois, j’ai cru que la chaîne de supermarchés appartenait à un homme d’affaires bengali. Anwar m’a dit qu’il n’avait pas vu beaucoup de problèmes dans le quartier, ces dernières années, à part l’explosion d’une bombe bourrée de clous. Les Bengalis étaient des gens tranquilles qui gardaient la tête baissée. Le royaume du Bengale avait été conquis par les Afghans au douzième siècle (le chauffeur de taxi croyait que les Bengalis étaient des Afghans). Anwar a ajouté que seuls les enfants bengalis avaient de temps en temps des ennuis avec la police.
À l’atelier, Anwar avait davantage de travail que la dernière fois. Ce jour-là, il devait livrer sa marchandise à un détaillant du West End. J’ai eu envie de l’accompagner. Le taxi est arrivé dans la rue étroite de l’atelier. Le chauffeur, qui venait d’une agence de taxis du coin, a échangé des salaams avec Anwar avant de charger les vêtements dans le coffre de sa voiture. Il s’appelait Abdul et avait travaillé dans un restaurant de Brick Lane avant de devenir chauffeur de taxi. Il racontait qu’il n’avait qu’un petit salaire de serveur, et à Brick Lane les gens ne donnaient pas souvent de pourboire. Il avait économisé mille livres pour s’acheter une voiture et devenir indépendant en faisant le taxi. Comme il ne connaissait que les rues de l’est de Londres, il avait rejoint une agence de taxis du quartier. Il aurait pu gagner plus d’argent en travaillant la nuit dans le West End, mais il ne savait pas circuler dans ce quartier le vendredi soir, quand les rues grouillent de monde. Car même si c’était dur de travailler dans le West End pendant le week-end, on faisait payer la course plus cher qu’aux gens habitant l’East End. Quelques jours plus tôt, sa femme avait mis une petite fille au monde. Anwar a félicité Abdul, il était sûr que la naissance d’un enfant apportait la prospérité dans une famille.
C’était un grand magasin dans une importante rue commerçante du West End. Anwar a transporté lui-même les vêtements à l’intérieur du magasin qui appartenait à un homme d’affaires sindhi. Il y régnait une entêtante odeur de cuir. Le commerçant encourageait vivement un couple d’Europe de l’Est à acheter un blouson. Eux voulaient savoir où étaient fabriqués ces vêtements. Il a donc attrapé un blouson de la pile entassée sur l’épaule d’Anwar et leur a montré l’étiquette et son label « Fabriqué en Grande-Bretagne ». Il ne vendait pas de la marchandise chinoise bas de gamme, insistait-il avec vigueur. Le couple a eu l’air convaincu par son baratin. Après il m’a confié qu’il fallait une bonne dose de persuasion pour vendre un blouson à un client d’Europe de l’Est. Il avait commencé à travailler au marché de Petticoat Lane dix ans plus tôt, et aujourd’hui il possédait plusieurs boutiques dans le West End. L’expérience acquise sur le marché lui avait permis de réussir dans les affaires. C’est alors qu’un clochard qui avait l’air abruti par l’alcool s’est arrêté devant le magasin. Et a demandé au commerçant s’il était arrivé à Whitechapel. Celui-ci, scandalisé par cette réflexion, lui a répondu qu’il ne savait pas où c’était. Anwar a pris quelques paquets de peaux d’agneau pour les emporter à son atelier et en faire des blousons d’aviateur. Le commerçant lui a dit qu’il y avait toujours une forte demande pour ce genre de blousons, et lui a promis qu’il le paierait la prochaine fois.
Nous avons pris le métro du West End à Brick Lane, Anwar portait son chargement de cuir. Il a dit qu’il fallait de la patience pour survivre dans ce commerce. L’activité était saisonnière : en été, seuls les vêtements sans cesse soldés attiraient de rares clients dans les boutiques. Autrement, on devait attendre la moitié de l’année pour que les affaires reprennent. En plus, il n’y avait pas beaucoup de gens qui aimaient les vêtements de cuir. Lui, il était incapable de persuader un client d’acheter un blouson. Il fallait avoir des dispositions, comme le patron de la boutique, pour être un bon vendeur dans ce métier.
Brick Lane s’est dévoilée dans le détail au cours de ma seconde visite. J’ai remarqué que de nombreux experts-comptables avaient leurs bureaux au-dessus des magasins. Peut-être qu’ils établissaient les bilans pour les propriétaires des restaurants indiens. Des photos montrant le maire de Londres qui, tel un saint patron de Brick Lane, serrait la main des restaurateurs, figuraient dans bon nombre de vitrines. Dans les petites rues, de nombreuses agences de voyages vendaient des billets pour Aeroflot et Biman Airlines. Sur une porte, on pouvait lire le nom de « Katz », comme un rappel du passé de Brick Lane. J’ai flâné jusqu’à Commercial Street et j’ai découvert un bâtiment destiné à la soupe populaire pour les juifs et dont la construction datait de 1905. Dans ce cadre, une église baroque dessinée par un élève de Christopher Wren détonnait bizarrement. On avait transformé un monument classé en appartements pour couples aisés. Ici, le prix de l’immobilier avait déjà quadruplé en dix ans. Et on trouvait désormais aux maisons de Princelet Street un charme désuet. Comparés à celui d’Anwar, les ateliers de confection du siècle dernier m’ont paru très solides.
Je suis revenu encore une fois à l’atelier d’Anwar. Il voulait me montrer les environs de Whitechapel. Nous avons pris une petite rue dans Brick Lane, et après avoir tourné au coin de celle-ci, j’ai aperçu un entrepôt caché derrière quelques petites boutiques. Des femmes bengalies portant des saris et des châles faisaient leurs courses. Cet endroit pratiquait des prix de gros pour les particuliers. Anwar m’a dit qu’il y avait une énorme différence de prix entre un supermarché et ce magasin. J’ai songé qu’un homme d’affaires bengali avait fait œuvre de philanthrope en ouvrant un hard discounter ici, comme ce banquier du Bangladesh qui aide les pauvres.
En arrivant à Whitechapel Road, Anwar m’a montré la mosquée d’East London où il allait prier tous les vendredis. Cette mosquée a été construite au milieu des années quatre-vingt grâce à l’aide financière d’un pays arabe, puisque la population locale, en majorité pauvre, n’avait pu réunir l’argent. Quand Peter Gasson est retourné sur les traces de Nairn’s London vingt-deux ans après la première édition du livre, la présence d’une mosquée dans l’est de Londres l’a déconcerté. En 1888, Whitechapel était devenu tristement célèbre à cause de Jack l’Éventreur qui y avait tué cinq femmes en huit semaines. Avant de bien connaître la métropole, je confondais Whitechapel et Whitehall.
Nous sommes retournés à Brick Lane en marchant le long de Whitechapel Road. La circulation était dense et les trottoirs fourmillaient de piétons. Un brouhaha de diverses langues s’élevait autour de nous : l’Est de Londres avait conservé sa personnalité. Anwar ne se sentait pas victime du racisme en vivant dans l’East End. Mais il était fâché par les photos que publiaient les journaux à scandale pour illustrer l’évolution de la Grande-Bretagne et qui représentaient des vieillards bengalis, avec leur barbe blanche et leur calotte, en train d’attendre le bus, et dont le seul souhait était d’être enterrés dans la vallée de Suma à Sylhet. Anwar ne se rappelait pas l’époque où des jeunes du National Front s’étaient livrés à des actes de violence à Brick Lane, brisant les vitrines des magasins. Il n’avait pas voté aux élections législatives. Il ne participait à aucun événement national. Il était en paix avec lui-même en vivant à Londres comme un paria depuis vingt ans. Ce qu’on obtenait en mendiant, disait-il, ne lui plaisait plus.
La nuit tombait et les restaurants de Brick Lane commençaient à s’animer. Quelques chefs se tenaient devant la porte de leur établissement en attendant l’arrivée des premiers clients. Ils étaient livides, comme si les cadavres de la Truman Brewery avaient ressuscité. Ils avaient le visage décoloré, car ils étaient constamment exposés aux épices brûlant dans leurs poêles à frire. Anwar me dit que la cuisine bengalie était très épicée parce qu’on y ajoutait un piment vert particulier au cours de la cuisson. Pourtant, la cuisine des restaurants de Brick Lane n’était pas très forte. Même si tous les restaurants indiens servaient de l’alcool, disait-il, bien des serveurs n’en avaient jamais bu une goutte de leur vie. Mais il était impossible de servir de la cuisine indienne à des clients anglais sans leur servir aussi de l’alcool. En fait, ces restaurants gagnaient de l’argent en vendant de l’alcool, et non de la nourriture, car la plupart restaient ouverts après vingt-trois heures. D’ailleurs, les Anglais adoraient la cuisine indienne. Sinon, pourquoi tant de restaurants proposant la même chose dans une même rue ?
Comme Anwar devait regagner son atelier afin de tailler des modèles pour ses ouvriers, il m’a dit au revoir et m’a demandé de revenir un de ces jours. J’ai décidé de couper à travers la City déserte à cette heure du soir. J’ai pris Leadenhall Street vers Cheapside et, arrivé devant le portique du Lloyd’s building, il m’est venu à l’esprit que c’était ici, à l’angle de Lime Street, que se trouvait autrefois l’East India House. Les premiers bureaux de la compagnie se situaient dans le manoir du lord-maire. Et c’est là que tout avait commencé, lorsque les Indiamen[1] avaient entrepris leur voyage inaugural vers l’Inde et que les Lascars et les ayahs avaient traversé l’océan quelques siècles plus tard, dans la direction opposée. Les Lascars vivaient au Home for Asiatics à Limehouse. Ils formaient le groupe d’immigrants le plus pauvre et le plus méprisé de Londres. Après l’ouverture du canal de Suez en 1869, les familles européennes qui vivaient en Inde étaient revenues plus régulièrement dans leur pays. Les memsahibs amenaient leurs domestiques qu’elles abandonnaient ensuite dans Londres. Le passeport de ces ayahs n’indiquait pas leur nom. Il portait celui des memsahibs, on y lisait « nourrice de Mrs. Jones » par exemple. Ces domestiques étaient hébergées au Ayah’s Home à Hackney, où elles s’occupaient à des travaux d’aiguille.
[1] Vaisseaux de la route des Indes.