Extrait de Châteaux en enfance
III
« Il fait chaud ici, les hivers seront moins rudes que là-bas, pas de loups ; trois cent cinquante roubles que j’ai en poche ; le vieux prince passe la frontière et mange un os de poulet. » Adolphe déplaça un des anneaux de sa bourse de cuir et jeta deux florins à la servante. Les reines, éparses sur le tapis vert, se reflétaient dans leur miroir d’eau. C’est ainsi que Gustalof, invité par Adolphe, vint vivre à la villa, où se balançait au vestibule une lanterne en fer forgé ; dans sa chambre, sous le toit, il sortit de son baluchon un peigne sale, un chien empaillé, une pomme en bois où étaient fichés six couteaux à dessert, un œuf à raccommoder les bas qui en contenait un autre à raccommoder les gants, puis un autre, un autre encore, et là le vieux tourneur avait dû s’arrêter, l’habileté humaine épuisée, et dans l’échoppe qui donne sur le fleuve gris où les glaçons s’entrechoquent, incliner devant l’icône sa vieille tête et son cou noir de crasse. L’intendant Gustalof ira le dimanche soir chez la princesse ; un gâteau levé pousse vers le plafond un grand bras désolé ; jusqu’à l’aube du lundi, des inconnus entrent boire des verres de thé. « Un beau corps d’homme », dit la belle-mère folle dont le buste était planté de travers comme un cactus. Élise sourit. Sa dot avait servi à acheter la maison au bord de l’Arve, ses vitraux de couleur et sa lanterne en fer forgé. Sur la terrasse s’élevait un grand tilleul plein de rouges-gorges jusqu’en décembre, bruissant d’abeilles en mai et juin ; quand le printemps venait, le cousin Chanoz sonnait à la porte ; il annonçait son arrivée par des lettres écrites de l’Asile de vieillards[1], où il donnait de mauvaises nouvelles de ses rhumatismes et réclamait quelques sous pour s’acheter du tabac. Une fois par an on faisait à l’asile une vente, dirigée par Mlle Févot avec sa connaissance des cours ; elle amenait sa nièce Émilie Févot qui avait un visage carré et pâle et de terribles bouclettes noires sur le front ; elle apportait aussi des bibelots, des pelotes de tapisserie, des sacs au crochet qu’elle faisait elle-même tout l’hiver dans son salon capitonné de velours rouge, sous le portrait de la reine qui, au-delà du Channel, buvait son thé, une théière de thé, une théière de rhum, disait ce pendard de médecin tandis que sa femme, incapable de manger plus d’une miette de gâteau levé, levait vers le ciel si bleu des années septante[2] sa face inconsolable ; les dames du village arrivaient par le portail ouvert ce jour-là à deux battants, la vieille Angenaisaz semblable à un porte-habits, le pasteur qui gardait par économie sa face rose de bébé à laquelle il ajoutait une année des favoris puis des favoris blancs, raréfiait le toupet qui la surmontait, enlevait quelques dents. Parfois un fragment de la famille Laroche montait du bourg dans la voiture vernie tirée par le cheval gris pommelé conduit par le vieux serviteur ; le cheval attaché à l’ombre du sorbier se défendait contre les mouches, sa peau se moirait comme l’onde. Au printemps, Chanoz quittait l’Asile de vieillards, achetait une pacotille et debout dans les cours pavées, entre les fuchsias, devant les enfants immobiles dans leurs châles vaudois[3] croisés, étalait à leurs yeux fascinés des aiguilles à tête d’or, du savon dans du papier vert pâle et des lacets, des lacets innombrables, de quoi étrangler tous les muets du harem de Louis Laroche ; on parlait sous le manteau de ce qui se passait aux Grâces ; Emma Bembet en sortit un dimanche matin, pleurant le long des haies, la taille déjà légèrement déformée ; les gamins cachés derrière le mur de la vigne lui jetèrent des boules vertes qui restèrent accrochées à sa pauvre robe noire ; cependant le beau Louis Laroche embrassait dans le cou la lingère Julie, pieuse et solennelle ; la verrue noire qu’on voyait à travers les cheveux ne dégoûtait pas ce cochon de Louis, comme l’appelait son cousin Jämes dans l’intimité. Chanoz s’avançait à travers le printemps, ses lacets en jus[4] jetés sur l’épaule ; de temps en temps il joignait tant bien que mal ses petites mains grasses au bout de ses bras courts, levait vers le ciel sa petite figure ronde et remerciait celui qui avait créé les montagnes irréelles, le lac qui s’allongeait à leurs pieds, l’ombre que faisaient les jeunes pommiers sur les prés verdissants ; à midi, il mangea un quignon[5] de pain et du fromage, le dos appuyé à un tronc, ses jambes courtes et grasses allongées devant lui. Il ne vendit pas grand-chose ce jour-là, une pièce de chevillères rousses, quinze centimes, à la garde-barrière du moulin[6] ; le train allait passer, un char descendait chargé de tonneaux ; le cheval esquissé par six lignes courbes s’arrêta net devant la barrière blanche et noire ; la garde-barrière agita un drapeau rouge, l’étendard qui commençait partout à se lever de la terre et qui ne paraissait, au début, qu’un morceau du jupon de flanelle des gardes-barrières ; le train passa à cinquante kilomètres à l’heure, les lignes courbes du cheval redevinrent droites, il fit franchir au char les rails luisants, Chanoz suivit, et la garde-barrière se réintégra avec sa chevillère rousse dans la maison de bois d’où sortait tantôt sa tête, tantôt un de ses bras ; elle dut poser sur la fenêtre la chevillière rousse. Chanoz arriva vers le soir à la villa Mon-Désir au-dessus de l’Arve ; Élise râtelait quelques feuilles tombées. « Cousine ! » cria Chanoz de sa voix grêle. Elle redressa un peu son étrange dos en pente. Il se tenait sur le seuil du jardin, souriant, huileux de transpiration. « C’est vous, Chanoz ? » Il repoussa son chapeau en arrière et se gratta le front. Même la belle-mère qui les croisa une minute plus tard dans le vestibule, le buste planté de travers comme un cactus, ne put dire en le voyant : « Un beau corps d’homme ! » Il joignit avec peine ses courtes mains grasses lorsqu’on apporta le plat de rôti de bœuf, ferma les yeux et s’abîma en pensée dans son chapeau comme autrefois lorsque vêtu de son pantalon de milaine[7] il attendait le pasteur à bonnet d’Écossais qui brûlait dans le grand poêle des branchettes de framboisier et gardait pour lui les moules de la commune. La folle baissa sur son assiette sa face pâle et échevelée, crut voir une tache et l’essuya longuement avec sa serviette. La lampe de cuivre se balançait imperceptiblement au plafond comme une lampe de navire. Mais une seule lampe s’enfoncerait dans le sol sans se briser, celle de la frêle Galeswinthe dans le bosquet. « C’était bien beau, l’asile. Tout le monde était bon, bien bon. » Jämes Laroche montait quelquefois du bourg avec Clotilde dans sa robe verte ornée de guipures, qui retenait sur sa tête un vaste chapeau et dévoilait sous son bras une tache de transpiration ; son grand visage de carnaval oscillait légèrement comme si elle avait été traînée sur un char ; le vieux Jules les regardait venir semblables à des anges, il était sourd. Jämes fixait sur les pavés de la cour et les fientes crayeuses des poules ses mornes yeux d’anthracite ; le comité, devançant Dieu, avait placé les vieillards en paradis : une ferme vaudoise, son mur de gauche avançant sur la façade en retrait pour protéger le banc vert sous les fenêtres, la petite porte basse, fourrée de paille, de la chaude écurie, la grande porte de grange au seuil de velours beige usé par les chars qui ébranlent en juin de leur tonnerre les maisons paysannes[8]. Mais en face de la villa Mon-Désir, plus près de l’Arve encore, l’autre villa presque semblable, éclairée d’un dernier rayon – le dernier baiser de l’astre du jour, pensait le directeur du Grand-Théâtre[9] dans son salon de velours rouge capitonné, très affairé à sortir de leurs écrins les bracelets de brillants destinés à la diva qui chantait Marguerite[10] – eut son mur crépi fardé de rose, ses contrevents devinrent sinople, sa porte amarante et les volutes de fer forgé qui soutenaient son balcon, corinthe.
[1] L’Asile de vieillards de La Côte a été fondé en 1910 à Trélex, au lieu-dit La Coque, au-dessus du village ; il déménagera pour prendre ses quartiers à Begnins en 1916. Catherine Colomb songe probablement au premier siège de l’institution, qu’elle a connue dans son adolescence. Étant donné les nombreuses références empruntées à Yverdon, il est possible aussi que l’Asile de vieillards de cette ville, en activité sous ce nom depuis la fin des années 1880, ait aussi été un modèle.
[2] Sur les dactylogrammes, « septante » corrige « nonante ».
[3] Il s’agit du châle de forme triangulaire, généralement en tricot de laine et de couleur sombre, qui accompagne le costume de travail traditionnel vaudois.
[4] Il semblerait s’agir de rouleaux de réglisse, tels que les décrit Jean Cocteau dans Les Enfants terribles : « ces rouleaux de réglisse qui ressemblent à des lacets de bottine et que sucent les collégiens » (Œuvres romanesques complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2006, p. 570).
[5] Sur le dactylogramme ayant servi à la composition du texte, « quignon » remplace « morceau » qui avait remplacé « crochon » sur les deux exemplaires du texte dactylographié.
[6] Le moulin du Vernay, à côté de la voie de chemin de fer (voir p. 000).
[7] Milaine : « Drap ou étoffe moitié laine et moitié coton » (Pierrehumbert).
[8] Si l’on s’en tient aux éléments référentiels, il s’agirait vraisemblablement de l’asile de Trélex, dont le bâtiment, remplacé par celui de Begnins, a abrité depuis la Première Guerre mondiale des camps de vacances de l’Union chrétienne de jeunes filles de Genève. La description fait cependant penser à d’autres lieux, en particulier à l’Asile de vieillards du Gros-de-Vaud, inauguré en 1925 à Goumoëns-le-Château, et dont les bâtiments comprennent, outre le château, une ferme et la maison du fernier.
[9] Le Grand-Théâtre de Genève, bâti sur d’anciens fossés de fortifications, a été inauguré en octobre 1879, avec une représentation du Guillaume Tell de Rossini.
[10] Allusion au personnage de Faust, de Charles Gounod ; l’opéra a également été représenté à Genève, au Grand-Théâtre, en décembre 1879.