1.
Il y a une douzaine d’années, j’écrivais un article sur Balzac. Plus exactement sur sa première nouvelle, celle qui inaugure La Comédie humaine, et qui porte un drôle de titre, La Maison du Chat-qui-pelote. Je crois même que c’est ce sur quoi je travaillais lorsque j’ai rencontré P. Un article jamais paru. Cet article, j’y repense souvent ; j’ai aimé l’écrire. Il a fini, on ne peut plus dire au fond d’un tiroir, mais quelque part sur mon finder, perdu entre des centaines de dossiers répartis en autant de folders. Bref, quelque part dans ma mémoire virtuelle, dans un fichier que j’ai cherché dernièrement, que je ne retrouvais plus, et qu’une fois retrouvé je ne pouvais pas ouvrir car ma machine ne reconnaissait pas l’application obsolète utilisée jadis. Depuis que P est parti, je suis devenue une obstinée de l’informatique. Je veux y arriver toute seule. Et j’ai réussi à ouvrir ce vieux fichier avec une fierté non dissimulée. P a quitté la maison, du jour au lendemain, après une ultime dispute. Ce jour-là, ma vie a volé en éclats.
La fin du couple, la fin de l’amour, le divorce, la cinquantaine, les jours qui se suivent, la douleur au creux du bide, l’avenir un peu barré. La solitude, les enfants, le sentiment de la fin. Le temps compté, la mort qui rôde, les projets avortés, la famille explosée. Patchwork de ces petites histoires qui font de grands courants sociologiques, enquêtes à l’appui, magazines féminins en exergue, la cinquantaine qu’est-ce qui change, le divorce mode d’emploi, les hommes et la crise de la quarantaine, les enfants comment s’en sortent-ils, les familles recomposées dans la bonne humeur. Mais en creux, pour de vrai, le carnage.
Je commence à écrire. Je n’ai jamais écrit. Ou plutôt si. J’ai toujours écrit : des cours de théorie littéraire, des travaux universitaires, une thèse de doctorat, des dossiers dramaturgiques, des entretiens avec des metteurs en scène, des conférences, et cet article sur Balzac, jamais publié. Il faut tourner la page, dit-on. Si c’est de pages qu’il s’agit, peut-être faut-il alors faire un récit. Un récit dont je pourrais tourner les pages, les tourner jusqu’à la dernière, pour enfin fermer cette histoire là, dans le calme, comme on termine un livre, un livre qui nous a accompagné des jours durant, que l’on a aimé, que l’on s’est réjoui de retrouver le soir dans la chaleur douce des draps, que l’on quitte à regret, un sourire un peu nostalgique sur le visage, avant d’en ouvrir un autre. J’ai inauguré un beau carnet ramené du Japon (le dernier voyage que nous ayons fait. Dans la canicule nippone, avec les enfants, confrontés à l’expérience intense de l’inquiétante étrangeté. Lost in translation. Un monde que nous avions la sensation d’appréhender à travers une vitre, ou derrière un écran dont on aurait coupé le son. Un écran dans lequel se reflétaient d’autres écrans, dans une démultiplication vertigineuse. C’est cela, le Japon a été un moment de vertige. Confrontés ensemble à cette altérité radicale, à laquelle P, qui connaissait le Japon pour y avoir souvent séjourné comme musicien, nous initiait, nous vivions ce qui sera notre dernier souvenir. P était déjà ailleurs). Devant mon cahier japonais à la couverture colorée (les papiers japonais, je les garde tous, les tickets de musée, les emballages de sucreries, les carrés d’origami, je ramène des dizaines de cahiers que je n’ose utiliser tellement je les trouve beaux, leur préférant pour ma consommation quotidienne les cahiers en kraft de chez Muji), je suis envahie par une autre sensation vertigineuse : tout est recyclable, toute pensée, tout événement est un récit potentiel.
Un récit potentiellement pléthorique, forcément lacunaire, subjectif, incomplet. Récit guidé par la mémoire — trouée —, par les images que j’ai aujourd’hui d’événements qui ne sont plus, mémoire qui raconte finalement plus le présent que le passé. Certains souvenirs s’effacent, d’autres ressurgissent, parmi ceux-ci je trie, choisis, élimine, retiens, en fonction de l’instant. Mue par la colère ou la tristesse ou la nostalgie, ou calme et apaisée, je ne raconterais pas la même histoire. De ce voyage au Japon, je pourrais dire mon émotion devant une expérience particulière de la beauté, une beauté aux codes opaques. Je pourrais dire la chaleur étouffante, l’ennui des enfants devant ces temples dont nous ne nous lassions pas, la laideur des villes nouvelles tentaculaires aperçues depuis les fenêtres du Shinkasen, le train à grande vitesse qui relie Tokyo à Kyoto, panorama qui me rappelait les dessins des BD de Tanigushi. Je peux dire que je ne me suis jamais sentie aussi proche de P alors que je le sentais déjà ailleurs, que je le sentais s’échapper, glisser, partir. Un récit serait la somme d’images qui surgissent, de pensées qui s’agrègent. Produisant ainsi d’autres images, qui ne sont plus le souvenir lui-même, qui le modifient, lui donnent un autre sens. Alors la réalité du voyage se dilue pour faire place à un autre vérité, celle du souvenir transformé par le présent, la vérité du passé corrigé par les événements ultérieurs. Un autre voyage.
« Ecrire la vie en se tenant au plus près de la réalité, sans inventer, ni transfigurer, c’est l’inscrire dans une forme, des phrases, des mots ». C’est Annie Ernaux, qui préface une édition compilant ses romans. Oui. Mais l’inscrire dans une forme, n’est-ce pas déjà la transfigurer, l’inventer même ? Toutes les versions d’une vie sont vraies, toutes au plus près de la réalité, et pourtant transformées par le pouvoir des mots, par le travail de composition, par l’ « opération de mise en intrigue » dont parle Ricœur[i], qui suppose une « synthèse d’éléments hétérogènes », cette capacité à « tirer une histoire de multiples incidents ou, si l’on préfère, de transformer les multiples incidents en une histoire ». Le sens de la vie en est modifié, constamment instable, sans prise autre que celle du moment où il est énoncé, ramassé en gerbes précaires, mouvantes, d’un jour à l’autre, d’une heure à la suivante parfois. Ma vie tantôt perçue comme une succession de pleins, ou comme une suite d’échecs et d’abandons. Ma vie que je paraphe ou désavoue. Ma vie où je suis forte, ma vie où je suis fragile et dépossédée. Ma vie, la même, selon l’état du moment qui se souvient. Pas de vérité, ni même de réalité. Mais autant de réalités que de moments où je me raconte ma vie, par bribes, alignant certains événements, puis d’autres, les faisant résonner différemment. Autant de réalités que de façons d’enfiler des perles, dont les couleurs se modifient au contact l’une de l’autre, dont le vernis change de teinte selon les mots choisis. Colliers multiples au travers desquels nous cherchons « l’identité narrative » (Ricœur, toujours) qui nous constitue et que nous réinterprétons à la lumière d’autres histoires, des livres que nous avons lus, mais aussi des films, des chansons, des magazines féminins, et d’autres récits de vie, des dizaines de récits de vie que nous entendons, analysons, jugeons, qui suscitent notre admiration, notre indifférence, notre colère, notre clémence ou notre empathie. Narrateur de notre propre histoire, sans jamais devenir complètement auteur de notre vie, dit encore Ricœur. Mais peut-être une façon de la signer.
Ces récits mouvants restent des opportunités ouvertes tant qu’ils ne sont pas imprimés. Ils se superposent, s’annulent, se complètent, dans une valse secrète, fluide et mobile. L’écriture menace ce mouvement. Au terme du processus qui engendre les mots et les phrases, la forme se fige. Le souvenir s’ancre, l’événement se plombe. Parmi les mille récits possibles, c’est celui-ci — avec ces mots, ces phrases, cette tonalité, ce rythme — qui se grave. Une occurrence parmi toutes les autres qui exclut, provisoirement du moins, toutes les autres. Ne pas écrire c’est aussi laisser ouvert le récit d’une vie.
Je me raconte notre amour, notre couple, P, celle que j’étais, la séparation, la douleur, le chagrin, la colère, chaque jour autrement. Notre histoire. Faite d’histoires multiples, dont je voudrais faire un récit, un récit dans lequel personne ne se reconnaîtra, pas plus moi que P, pas plus nos amis que nos enfants. Je peux raconter tout ce que j’aimais chez lui, son humour (je n’ai jamais autant ri avec un homme, ri aux larmes), sa façon à lui de me caresser, sa musique, sa capacité impressionnante à tout apprendre, à s’imbiber de tout, à se souvenir de chaque tableau, son visage si beau pendant l’amour, tout ce qui me manque encore, chaque jour. Je peux raconter ce qui me tenait à distance, m’a toujours tenue à distance depuis le premier jour. Je peux raconter notre incroyable proximité, notre lien jusqu’au bout si vivant, je peux raconter nos dysfonctionnements majeurs, nos souffrances réciproques, nos névroses emboîtées. Je peux raconter mes fermetures, mes grottes comme il les appelait, ses envahissements, ses sentiments d’abandon, son besoin de légitimité impossible à rassasier, sa propension à contredire et à tout contrôler, et mes intransigeances, mes intermittences dans le lien, mes angoisses si difficiles à porter et pour lesquelles il s’est toujours montré compréhensif et aidant. La réalité est faite de tout cela et plus encore, que l’écriture ne peut évidemment contenir, sauf à être une répétition à l’identique de la vie, de vies superposées, d’images et de pensées, de sensations et d’émotions. (Nous n’étions d’ailleurs jamais d’accord sur la manière de raconter. Le récit d’une dispute devenait lui-même objet d’une dispute. Le récit, au cœur de la relation qui est aujourd’hui l’objet de mon récit.)