Chapitre 1
Fasciné par le langage
Ecrivain, Michel Soutter ? Que cet essai paraisse dans une collection consacrée aux gens de lettres le suggère. Mais ce qui valut à l’artiste prix, honneurs et estime de ses pairs, sa création cinématographique, n’y sera pas pour autant reléguée au second plan, tout au contraire. Son œuvre résiste d’ailleurs à la hiérarchisation. Eclectique, elle réunit des longs-métrages, des pièces « dramatiques » tournées pour la télévision, des textes édités à l’enseigne du théâtre, des recueils de poèmes et des enregistrements de chansons ; hybride, elle peut comporter des réalisations scéniques et télévisuelles d’un même dialogue ou insérer dans le tissu filmique, de la signalisation routière à la citation littéraire, des mots volontiers hétérogènes, donnés à lire comme à entendre. Elle demeure inclassable.
Plusieurs observations, dont la convergence apparaîtra plus tard, ont piqué ma curiosité. La première remonte à 1977 : ce charme insolite ressenti au spectacle du film Repérages, alors que je rencontrais un cinéma dont j’ignorais tout, à quoi tenait-il donc ? La deuxième provient de Soutter lui-même. Rappelant ses études classiques au Collège Calvin à Genève et ses débuts professionnels en tant qu’auteur de poèmes et de chansons, il insiste dans plusieurs interviews sur l’incidence de la littérature dans ses activités. S’il établit plus précisément un parallèle entre ses films et les textes de deux poètes suisses romands, Edmond-Henri Crisinel et Jean-Pierre Schlunegger, ses « livres essentiels » vont de Jack London à Peter Handke en passant par des auteurs aussi différents que François Mauriac, Paul Eluard et Charles Ferdinand Ramuz. On peut y ajouter l’influence d’un parrain fort apprécié, l’écrivain Gabriel Arout, illustrée par son apparition dans le prologue de Repérages : c’est lui qui, en quelques phrases, lance l’action du film ! « J’ai été éduqué par le livre », résume Soutter, soit dans la littérature, où « ce qui m’a d’abord le plus frappé et fasciné, c’est le langage ».
De telles prédispositions ne sauraient rester sans conséquences. Pour un cinéaste, l’aveu est de taille :
J’ai plus de facilité au théâtre ; à partir de l’écriture d’une pièce, je peux faire des images, tandis qu’au cinéma – je le comprends peu à peu – l’image est primordiale. J’ai mis du temps à le comprendre parce que je venais des livres et que je croyais que l’image partait du texte. Je me rends compte progressivement que l’image, la lumière, les repérages sont des parties déterminantes d’un film alors que les dialogues n’en sont qu’un élément. Je le concevais bien, intellectuellement, mais je n’arrivais pas à le vivre….
Michel Soutter semble ainsi concevoir, en 1981, l’apprentissage d’un langage plus strictement cinématographique comme une déprise de la logique littéraire, dont il confirme à l’occasion de Signé Renart, en 1985, qu’elle s’est accomplie chez lui assez tardivement : « C’est un peu comme mon premier film. J’ai l’impression maintenant de commencer à savoir comment produire un film, comment l’écrire, comment le tourner, avec qui travailler. J’ai l’impression maintenant de commencer à savoir comment faire mon métier ». Cette modification du rapport entre texte et image ne sera intervenue que vers la fin de son parcours interrompu par la maladie, après une dizaine de réalisations qui demeurent des références.
La troisième observation n’est pas la moindre, puisqu’elle a été effectuée par de nombreux critiques, qui s’accordent à relever dans le cinéma de Soutter des qualités littéraires et musicales plus encore que visuelles. Tandis que certains se réfèrent à Raymond Queneau ou aux surréalistes, Jean-Louis Bory compare ces textes à ceux de Jean Giraudoux et Roland Dubillard : « Qu’on me pardonne ces références littéraires. La qualité du dialogue de Soutter est telle qu’elle les provoque. Pas si fréquent qu’on ait, au cinéma, la chance de se mettre dans l’oreille et dans les méninges un pareil texte » ; ailleurs, il évoque « de la musique de chambre. Un quatuor ». Les interprètes de ce dialogue louent tous de même sa facture ; en l’occurrence Jean-Louis Trintignant : « Chez lui, le texte est absolument parfait. Pas moyen de changer un mot ou d’inventer une phrase, ce que j’ai connu également avec Eric Rohmer. »