Chez les B., on était sept employés : cinq femmes, et deux jardiniers.
L’un des jardiniers était là pour le courant, pour entretenir la campagne, les arbres, le jardin potager. L’autre était attaché au jardin botanique créé par les B., et dont s’occupaient des professeurs de l’université de Genève : chaque année, ils venaient le repourvoir, y mettre de nouvelles plantes, etc.
Les B. étaient riches : immensément riches.
A Valeyres, le travail était épouvantable. Il fallait se lever à 6 heures du matin, et il fallait tout faire à genoux. Il n’y avait pas d’aspirateurs à cette époque : c’était le jardinier qui tapait les tapis. On les tapait une fois par semaine.
A part ça, on les brossait, – à genoux. On faisait le tour des pièces à genoux, tant et si bien qu’une fois j’ai été chez le docteur – bien des années après. Il m’a dit :
— Mademoiselle, pourquoi avez-vous une pareille corne aux genoux
— Eh bien, docteur, c’est parce que j’ai travaillé pendant cinq ans à genoux, pour faire le ménage. Il n’en revenait pas :
— Non, mais ce n’est pas vrai
— Bien sûr, c’était comme ça. On faisait les parquets à genoux.
On balayait, puis on enlevait toute la poussière sur les soubassements ; Madame faisait le tour de la maison, pour voir si ses bonnes faisaient bien leur ménage comme il faut. Elle était gentille ; elle était pleine de sollicitude ; toujours très polie avec nous. Elle nous parlait toujours très aimablement, en nous regardant nous échiner.
On travaillait beaucoup. Il y avait souvent des grands dîners. On était très fatigué le soir. Point de repos : une après-midi de congé par semaine, si on peut appeler ça une après-midi – c’était quatre heures à peine. On n’avait pas la permission de sortir comme on voulait. On ne devait pas aller au village. On n’avait pas à porter notre courrier à la poste. On devait le donner à Monsieur. Il ne voulait pas qu’on cause avec les gens du village. Ni avec le fermier. En cinq ans que j’ai été là-bas, je ne sais pas si j’ai vu deux fois le fermier, qui pourtant habitait à côté du Manoir. On avait la permission d’aller à Orbe, pour acheter nos effets personnels. On y allait à pied, ou en autobus ; mais souvent à pied, ce n’était pas loin7.
On faisait tous les services, à tour de rôle. J’ai été la femme de chambre des garçons ; j’ai été la femme de chambre des demoiselles ; j’ai été la femme de chambre de Monsieur et Madame ; puis après j’ai fait le service de table.
Quand j’étais la femme de chambre des demoiselles, il fallait attendre que ces demoiselles veuillent bien se coucher. Elles veillaient jusqu’à 10 heures, 10 heures et demie, peut-être 11 heures.
Il fallait aller leur brosser les cheveux, leur mettre la pâte dentifrice sur la brosse à dents. On apportait de l’eau chaude dans des petits brocs, on la versait dans la cuvette.
Les demoiselles avaient à peu près mon âge. L’une avait vingt ans, l’autre dix-neuf.
Je leur brossais les cheveux. Je mettais l’eau dans le verre à dents, l’eau dans la cuvette, à la température adéquate. Puis elles se lavaient les mains ; elles ne faisaient pas une grande toilette le soir. Et il fallait prendre leur robe, la porter à la lingerie, pour qu’elle soit repassée, chaque jour. Si leur robe était tant soit peu défraîchie, elles en mettaient une autre. En général, elles portaient leurs robes deux jours, mais elles ne les remettaient pas sans qu’elles aient été repassées. On les repassait très tôt le matin.
Pour Madame, c’était le même service, mais il fallait en plus l’aider à enlever ses souliers.
Elle se mettait dans son fauteuil, on lui enlevait ses souliers.
On l’aidait à enlever sa robe.
L’eau était préparée comme pour les demoiselles. Mais on ne lui mettait pas le dentifrice sur la brosse : elle faisait ça elle-même.
Quand elle se lavait les mains, on devait se mettre à côté d’elle, tenir le linge de toilette, qu’elle n’ait pas besoin de le prendre elle-même. On le lui tendait, elle s’essuyait les mains, et on le remettait en place.
Puis elle nous disait très gentiment : Bonne nuit. Le cérémonial était terminé.