1. LOW WATER 0,68 m
En ce matin d’avril, alors qu’il régnait soudain un silence absolu dans l’espace aérien au-dessus de Londres, je me rendis à Trafalgar Square. La place était encore à l’ombre, seul Lord Nelson, perché sur sa colonne dans une solitude inaccessible, baignait déjà dans la lumière du soleil. Son tricorne avait l’air noir face au ciel d’un azur tel qu’il semblait incroyable qu’un nuage de cendres de ce volcan islandais ait paralysé le trafic aérien en Europe. Tous les bruits de la ville éveillée s’élevaient librement et pour ainsi dire triomphalement dans le vide. L’humidité de la rosée brillait sur les bus rouges. L’Angleterre était à nouveau un royaume insulaire. Au milieu de la foule, je descendis en toute hâte vers la Tamise, dans la cohue à l’entrée de l’Embankment Underground Station j’eus la vague impression qu’on m’avait fait signe, je traversai toutefois le hall sans hésiter. Dehors sur le quai, vite, au fleuve ! Le ciel étincelant du printemps projetait même sur l’eau, d’ordinaire trouble et brunâtre, une illusion bleutée. C’était marée basse, à peine une ride à la surface, les galets sur la rive dégageaient une odeur pénétrante de mer.
La tête en arrière, je levai un regard scrutateur vers l’espace aérien où dérivaient apparemment ces minuscules particules de cendre, les unes comme simple poussière de saleté, sans forme ni structure, les autres tantôt effilées comme des aiguilles, tantôt arrondies, effilochées ou déchiquetées comme des cristaux. Et d’un coup, je nous revis enfants, le Mercredi des Cendres, sur la place du village à la sortie de l’église, nous dévisager les uns les autres avec la même incompréhension que moi maintenant, les yeux fixés au ciel dans lequel seuls les oiseaux volaient. La plupart du temps, la date tombait en plein hiver, les montagnes enneigées entouraient la vallée encaissée tel un décor fantasmagorique scintillant, les flocons se transformaient en petits glaçons sur nos gants de laine, parfois seulement l’eau de fonte gargouillait déjà dans les gouttières de l’église, et au lieu de nous rendre à l’école, nous restions au milieu de la place du village et regardions notre vieillissement soudain avec stupéfaction. Nous nous étions avancés vers le chœur en longues files, les murmures incessants du prêtre devenaient toujours plus intelligibles alors qu’il répandait les cendres bénites sur les cheveux de chacun, rappelle-toi, homme, tu es poussière et tu retourneras en poussière, rappelle-toi, homme, que tu es poussière, les plus jeunes garçons se secouaient aussitôt comme s’ils étaient pris d’horribles démangeaisons ou envahis de puces, tandis que nous, les filles, nous nous tenions sous le ciel bleu de l’hiver sur la place du village et nous voyions vieillir à une vitesse inimaginable. Même si certaines d’entre nous penchaient énergiquement la tête en avant et frottaient les cendres en riant, les cheveux restaient gris. Le soir face au miroir, les cendres étaient toujours là, je dormais droite comme un i pour qu’elles ne tombent pas sur l’oreiller blanc, le futur d’une imprévisibilité grisante pouvait ainsi passer à un rythme effrayant, la racine des cheveux demeurait blême des jours durant.
Je m’étais assise sur le mur du quai, non loin des deux sphinx au bord de la Tamise. Les êtres fabuleux en bronze jetaient des reflets mats et réguliers comme s’ils étaient en ébène noir. Un sourire flottait sur leurs lèvres charnues, ils tendaient impassibles leurs pattes l’un vers l’autre, bien que l’un des sphinx fût plein d’éraflures et de cicatrices, touché par la première attaque d’aviateurs allemands sur Londres, quelques minutes avant minuit le 4 septembre 1917, comme le relevait une plaque commémorative. Des petits doubles des sphinx peuplaient les bancs du quai à proximité, les divisaient en places assises. Pour permettre une paisible intimité ou empêcher les sans-abri de dormir ? La marée montait presque imperceptiblement, baignait les galets, chassait les pigeons qui sautillaient alentour, effaçait les traces humaines et animales. Une tong incrustée dans le sable opposa une longue résistance avant d’être emportée par les flots. L’odeur de la mer s’était dissipée. Les sphinx rêvaient les yeux ouverts, leur regard scrutait la Tamise en amont et en aval, mais ils n’avaient pas connu le chaos des voiliers et des navires qui tanguaient avec leurs cargaisons exotiques. Avant même leur arrivée, les East et West India Docks avaient commencé leurs activités à l’est de la ville, et les îles Britanniques qui jadis étaient entièrement recouvertes d’immenses forêts de chênes avaient sombré dans le passé.