Premier jour dans la tour
Je dois quitter la terre, un cyclone me projette dans les airs ! Bois, lacs, montagnes sombrent au-dessous de moi, lentement, continuellement. Étirée dans mon vol, je ne parviens pas à me défendre, le vent hurle au travers de mon corps jusqu’à la pointe des pieds. Pourquoi cette envolée à travers les airs, qui pourrait être magnifique, me remplit-elle d’effroi ? Puis soudain, comme un écho lointain, quelques cris épars d’oiseaux me parviennent. À peine audibles d’abord, gazouillis timides, sifflements prudents, puis des réponses, plus claires, un appel toujours plus ouvertement enjôleur, une soudaine jubilation – me fallait-il vraiment l’entendre une dernière fois ? Mais le gazouillement ne s’interrompt pas, il s’amplifie, toujours plus diversifié et bruyant. Je tâtonne mon visage humide et, tout étonnée, me retrouve allongée sur un lit inconnu. Dehors l’aube point. Le soleil se lève sur mon premier jour dans la tour.
Invraisemblable. Malgré quelques hésitations, la municipalité m’a engagée hier comme gardienne de la tour. Bien sûr j’ai dissimulé que je n’étais arrivée ici que tard dans la matinée, après un long voyage en train. À nouveau dévaler les escaliers du centre-ville, plonger dans le piaillement de la Grand-Place, au bout de laquelle scintille la surface du lac, d’où surgissent de part et d’autre les cônes des deux montagnes – tout cela m’a presque rendue folle. N’étais-je pas toujours restée ici ? Et comment ! Au premier coup d’œil sur le lac, il ne m’avait pas échappé qu’au bout de la baie, là où durant des années avait trôné un monument spectaculaire sur une plateforme en dur, jusqu’à ce qu’il tombe en ruine, vaincu par les intempéries, se dressait à présent une nouvelle construction en bois qui, quoique plus petite et plus humble, resplendissait à travers le feuillage des platanes du quai. Sans entreprendre de marcher jusqu’à l’extrémité de la baie, impatiente, j’avais questionné plusieurs passants qui filaient à travers la place, afin d’obtenir des renseignements, comme si je sentais une accélération dangereuse des événements. Un projet bizarre ! m’avait finalement crié un jeune homme avec un porte-documents, on va probablement l’abandonner, et il montrait de sa main la maison de commune, là-bas, vous pouvez le voir en détail, dans la cour intérieure.
J’avais quelquefois jeté un coup d’œil dans cette cour classique, à l’air abandonné et où seuls roucoulaient les pigeons ; mais je ne l’avais fait qu’en allant aux toilettes du restaurant attenant qui occupe avec sa cuisine sonore le premier étage du bâtiment. Au milieu se trouvait maintenant une vitrine présentant esquisses et maquette de la nouvelle attraction installée sur le lac. J’ai tout d’abord remarqué une indication signalant que ces jours-ci s’achevait le délai d’inscription pour les candidatures concernant la place de gardien, j’ai regardé brièvement la vitrine et, avec effroi, j’ai tout de suite reconnu dans la maquette cette même tour que j’avais identifiée chaque matin au réveil, durant de longues années, sur la crête d’une colline, au loin, sur l’horizon. Exactement la même tour élancée, presque sans fenêtres, sévère et austère. Je me suis penchée sur la vitrine, aucun doute ! La façade nord, percée de la porte d’entrée, était bombée vers l’extérieur, comme une agression contenue, prête à bondir. Autant la façade sur le lac du monument précédent ressemblait à un géant aux bras grands ouverts, prêt à étreindre tout nouveau visiteur, autant la nouvelle façade était l’inverse, perturbant repoussoir. La tour était-elle vraiment accessible ? Rien ne manquait, ni les arbres qui sur la colline la recouvraient presque et tendaient à l’engloutir, ni autour, un peu plus éloignée, la double rangée d’arbres concentrique, dont je connaissais la funeste vocation. Assez !
Enfin, je suis dans la tour maintenant. Le lit en fer doit provenir d’un hôtel local qui aura fait faillite. Sinon, rien d’autre ne meuble ce premier étage. Le frais parfum du bois se mêle à celui, légèrement croupissant, de l’eau qui glousse en clapotant au pied de la tour – tout en bois, comme le monument précédent. À l’hôtel de ville, on m’avait dit hier qu’on était sur le point, après maintes fâcheuses querelles autour de la construction précédente, ce tas de moisissures, de réintroduire les jeux d’eau colorée qui avaient fait leurs preuves ; puis est arrivé ce projet inattendu, et vous, enfin! En effet, j’avais gravi à toute allure l’escalier de l’hôtel de ville et m’étais présentée pour le gardiennage comme si la tour avait été expressément construite à mon intention. Le sentiment ici de la perte irrémédiable de ce monde doit m’avoir donné une mystérieuse force de persuasion. Ma connaissance du terrain tout d’abord, puis mon domicile, situé ailleurs, avaient sans doute facilité la chose. Vous n’aurez pas à craindre de manifestations, avait-on ajouté, le projet avait peu coûté, l’architecte désirait rester anonyme, la réalisation avait à nouveau fait l’objet d’un programme de réinsertion pour chômeurs, ce qui avait en outre permis de relancer la scierie à commande électronique qui occupait les anciens abattoirs. Avez-vous vraiment bien lu les conditions générales ? Toute la documentation en détail ? Il va falloir que vous y consacriez des jours encore !
Si les hésitations ont été telles, c’est qu’à mon avis, l’administration communale envisageait plutôt un jeune homme, dans la mesure où il fallait absolument quelqu’un pour garder la tour. Si je me sentais vraiment capable de supporter cet isolement, dans un lieu incongru et, qui plus est, sur l’eau ? En mesure de renseigner les visiteurs éventuels sur la tour ? De m’en tenir aux prescriptions concernant l’hébergement ? Et pour ce qui est du peu de liberté de mouvement ? Des horaires rigoureux ? Rien ne me plairait davantage ! avais-je crié, et toute l’assemblée de se lever enfin. Au moment de me saluer, ils étaient même devenus galants. À propos, on a oublié quelque chose d’important ! avait remarqué soudain le secrétaire, en abattant sa main sur la montagne de papiers devant lui. Vous serez surveillée jour et nuit, de manière discrète bien entendu, mais en raison de récents actes pyromanes en ville, comprenez qu’on soit devenu plus prudent en ce qui concerne la sécurité des bâtiments publics. Une même personne vous apportera chaque jour vos repas, vous ne voulez tout de même pas jeûner dans cette tour !? Pour la première fois depuis le début de l’entretien, j’avais dû paraître irritée. J’ai sans doute froncé les sourcils rapidement – je n’ai jamais su contrôler les expressions de mon visage. Je vous en prie, avait renchéri le secrétaire, presque réjoui, il est encore temps de retirer votre signature du contrat. J’ai secoué la tête, ma conviction aussitôt recouvrée, non, je voulais bel et bien encore une fois, sans être dérangée, sans rien pour me distraire, habiter à l’intérieur de ce monde. Sur quoi quelqu’un a éclaté d’un rire sonore. Il a littéralement hurlé de rire ! Sans même me retourner sur le rieur, je suis partie d’un air décidé.
Par le percement ménagé dans le plancher pour l’échelle, je peux voir l’étage supérieur depuis mon lit. J’aurai toute la journée pour effectuer une première visite approfondie de la tour. Il ne risque pas d’y avoir de visiteur aujourd’hui. Et puis, qu’est ce qui me fait penser ainsi ? La luminosité, à l’extérieur, semble s’être imperceptiblement voilée. Dans tous les cas, point d’éclaircie en vue. Seul me parvient le scintillement triste de l’emballage de la brioche que le secrétaire avait fini par déposer sur mon lit hier, après m’avoir conduite dans la tour à la tombée de la nuit. Si je me levais, je verrais peut-être par la meurtrière de l’étage monter et descendre les ascenseurs transparents de la façade du casino côté lac, ou bien je verrais surnager parmi les couronnes de feuillages la petite tour en cuivre verdâtre de la villa du parc municipal. Les feuilles sont-elles déjà en train de jaunir ? Mais j’ai soudain tellement sommeil. Le temps s’est encore assombri, un orage tonne au loin. Et voici que les premières gouttes clapotent sur l’eau, suivies en l’espace de quelques secondes d’une averse qui s’abat avec une violence inconnue ailleurs, rédemptrice, apaisante ; un remue-ménage de voix me parvient des appartements sur le quai. Je suis de nouveau chez moi ! Lentement, le vacarme de l’orage s’apaise. Avant que je retombe dans un dernier petit somme matinal, une image m’apparaît à nouveau, surgie pour la première fois hier durant l’entretien à l’hôtel de ville – vague tout d’abord, à moitié encore dans une sorte de pénombre, mais indéniable. Et si cette image avait déterminé ma conviction à postuler comme gardienne ? J’ai cinq ans, une fois de plus, la table à manger entière ne suffit plus à mes projets architecturaux, la salle de bal du château en construction devra temporairement trouver une place par terre. Là, il ne me manque plus qu’une de ces petites fenêtres en cellophane bleu, à travers lesquelles pénètrent d’étroits rais de lumière qui dotent mes figurines de jeu de minuscules ombres. J’explore les recoins du tapis, guigne sous les meubles. C’est l’été, il fait chaud, ma mère a fermé la plupart des stores ; restera-t-il encore assez de lumière pour passer à travers mes petites fenêtres de cellophane ? et puis de toute façon ce long chantier m’a fatiguée. Devant l’un des fauteuils vert mousse, ventru à en toucher le sol, je m’arrête et appuie ma tête sur mon bras. D’après le calme absolu qui règne, la maison semble vide. Toutefois, du fond de la pénombre sous le fauteuil, deux yeux ne sont-il pas en train de me regarder ? Deux minuscules cercles plutôt jaunes, leur pupille sombre au centre se confondant avec l’obscurité, c’est à peine si l’on devine tout autour un plumage noir. Ce doit être un merle ! Il ne remue pas. Dès que je m’avance un peu, il frappe un seul coup d’aile contre l’assise du fauteuil comme une prière, afin qu’on le protège. Je m’immobilise et l’observe fixement. Le merle se tient tranquille et ses pupilles sombres brillent. Je me mets aussitôt à songer : il doit être en train de mourir, nul n’est au courant de son existence, par peur de la mort il est venu se terrer sous ce fauteuil, et depuis que je joue dans cette pièce, il était là, sans un bruit ! Il ne faut pas trahir son secret. Le jour suivant, sous le fauteuil, les deux iris jaunâtres luisent toujours, je me couche devant l’oiseau, il n’a qu’un bref sursaut. Ma mère s’étonne de me voir couchée par terre durant des heures, immobile, silencieuse, mais pourquoi ouvre-t-elle sans cesse toutes les fenêtres ? Jusque tard dans le froid du soir, je tiens ma position face au fauteuil ; dès le matin j’y retourne, encore en chemise de nuit ; le troisième jour, les fenêtres sont à nouveau grandes ouvertes, je m’agenouille devant le fauteuil vert mousse et découvre, comme frappée au cœur, le vide entre l’assise ventrue et le tapis. Incrédule, je parcours cet espace de mes mains, telle une aveugle, à la recherche du contact des plumes, ou alors dans l’espoir de retrouver un peu de la chaleur que le merle avec sa petite poitrine frémissante a bien dû laisser sur le tapis. Rien. Une douleur, morsure simultanée de l’abandon et de la négligence, s’empare de moi et émerge, après tant d’années, intacte en ce lever du jour, tandis que le trafic s’intensifie le long des quais et que les bateaux cognent contre les pontons d’embarquement ; ainsi il m’appartient, revenue dans cette ville, de poursuivre le dialogue avec le merle blessé à mort.
Deuxième jour dans la tour
Avant toute chose je suis montée hier au dernier étage. J’ai à nouveau une sorte de grenier ! En effet, le troisième niveau est sous appentis, et si étroite que soit la tour, ce grenier très aéré me donne tout de même l’impression d’être dans une véritable maison, comme si vivre dans un logis sans combles revenait à habiter une maison décapitée ou à demi effondrée. La fenêtre du grenier occupe presque toute la largeur de la paroi nord, celle qui est bombée. Les persiennes sont d’un raffinement extrême, on peut les manipuler dans tous les sens comme une machinerie scénique. Le premier regard sur la ville, du haut de cet observatoire panoramique, m’excita. Au même instant je réalisai combien j’étais exposée dans cette tour. Je refermai à peine les persiennes et je souhaitai subitement que cela ne soit pas la réplique de cette tour-là, dressée dans la plus haute des solitudes et peut-être pour cette raison restée intacte, mais plutôt la réplique d’une de ces tours situées plus loin vers la plaine, campées sur de petites buttes entre les vignobles et que leur enveloppe de lierre rend si informes qu’on ne les reconnaît plus, ou encore, de celles cachées dans les bois, somnolant derrière un village, fendues en deux par une énorme fissure comme causée par la foudre et faisant depuis longtemps partie des fourrés qui les engloutissent. Mais cette tour-ci est nue, casatorre pour oiseaux, au milieu du remous des eaux de la ville.
Toute la matinée je me suis occupée des persiennes, éclairant et tamisant le dernier étage de toutes les manières possibles jusqu’à trouver la position des lamelles qui m’offrirait un maximum de vision vers l’extérieur tout en me dissimulant entièrement aux regards venant de la ville. Car enfin je suis très proche du quai. Bien entendu, j’ai plusieurs fois épié ce qui s’y passait, guettant si déjà apparaissait un visiteur, homme ou femme. Mais seuls des couples d’amoureux sont montés dans les pédalos vert gazon, tandis qu’au stand du glacier on déroulait de quelques coups de manivelle un store rayé noir et blanc. Quelques vieux messieurs se sont installés avec leur journal sous les platanes, après avoir essuyé avec un mouchoir les bancs encore mouillés de l’averse du matin. À un moment donné, un petit groupe de personnes, vraisemblablement des touristes, s’est rassemblé autour du panneau d’orientation devant la plateforme et a examiné – si longuement que cela en devenait pénible – les informations sur la tour, bien que celles-ci, comme pour la construction précédente, soient plutôt succinctes, données techniques sur la reconstruction, échelle I: I, nombre et épaisseur des planches de sapin, poids de la structure porteuse en acier, dimension de la plateforme, encore quelques informations sur le panorama, la tour se dresse au plus profond de l’échancrure du golfe, et ainsi de suite, pour finir par les conditions de visite. Tout cela sembla déclencher au sein du groupe une discussion plutôt mouvementée, on en appela jusqu’aux messieurs qui feuilletaient leur journal non loin mais ces derniers haussèrent les épaules avec indifférence, sur quoi le groupe fixa la tour avec consternation. Dissimulée derrière les persiennes, je ressentis un malin plaisir.
Au fond, hier, la dernière chose qui me causait quelque inquiétude, était la pensée de cette personne qui devait m’apporter mes repas. Puis, en fin d’après-midi, une boîte en plastique vert, du même vert criard que les pédalos, s’est trouvée devant ma porte. Sous le couvercle, des perles de vapeur d’eau et un bout de papier : veuillez remettre la boîte vide devant la porte, merci. Le repas consistait en une grosse portion de polenta encore tiède. Avec ça, des couverts jetables, comme dans l’avion. J’ai monté mon repas dans le grenier avec l’idée de m’asseoir sur le lit en fer, le deuxième de la tour mais qui hélas ne m’était pas destiné, puisqu’il était réservé aux visiteurs. Comme j’aurais volontiers dormi ici en haut, avec cette vue sur la ville ! Enfin, je ne vois pas vraiment par-dessus les toits, la tour n’est pas assez haute pour ça. Mais la vue plongeante sur la trouée de quelques rues et places, sur le parc municipal et jusqu’à l’embouchure du canal, me donne le sentiment que pâté de maisons après pâté de maisons, tout devient transparent et que mon regard porte jusqu’au cimetière et ses tombes monumentales où, dans l’obscurité, on ne sait jamais avec certitude si les statues qui follement se contorsionnent s’élancent déjà vers le ciel, extatiques, ou si, au contraire, elles se cabrent dans une ultime volupté de vie, tandis que, parmi les cyprès, figées en bustes stoïques, des têtes viriles et des effigies féminines se dressent vers le ciel à des hauteurs diverses, comme si d’ores et déjà elles peuplaient différents niveaux hiérarchiques de l’éternité. Par la porte béante des anciens abattoirs, des bâches en plastique suspendues aux poutres claquent, le carrelage sang de bœuf reluit, tandis que sur le mur extérieur l’enduit se détache des stucs de la corniche. Nageant au milieu du canal à moitié asséché, là où le cours d’eau est un peu plus profond, descend à un rythme infernal un canard.
Le soir venu, la boîte en plastique vert a disparu du seuil de ma porte et n’est plus réapparue. Je dois visiblement me contenter d’un seul repas. Cela s’accorde avec le fait que je dois me débrouiller ici sans électricité. En entrant avec moi dans la tour, le secrétaire a par ailleurs exprimé un net mécontentement à ce propos. L’architecte s’était montré intraitable. Il voulait produire, par tous les moyens, des effets contraires à ceux du précédent monument : ce dernier, éclairé la nuit par des projecteurs, trompétait ses ors, criard et théâtral, cette tour-ci se distinguerait donc par sa persistante absence de lumière. Je présume, avait dit le secrétaire visiblement soulagé, que cette contrariété supplémentaire ne provoquera aucune scène de votre part, l’architecte veut simplement que, privé de toute lumière artificielle, le visiteur puisse se représenter le drame de la tour puis, en passant une nuit à l’intérieur, avoir le sentiment d’être lui-même un protagoniste de ce qui s’y déroulait jadis. Les gens de l’administration communale avaient commencé à manifester des signes d’impatience. Mais le secrétaire avait soudain paru personnellement s’enthousiasmer pour la tour, il m’avait prise par la main et conduite devant une porte que je n’avais encore pas remarquée. Avez-vous noté, m’avait-il glissé sur un ton presque confidentiel, qu’ici, à l’intérieur, au niveau le plus bas, suivant la courbure de la partie bombée, l’architecte a réussi à ce que les parois intérieures se rejoignent pour former un ovale, de sorte qu’on a pu ménager deux petits réduits dans les coins ainsi formés ? Cette trouvaille enthousiasmait tant l’architecte que, pour elle, il est sorti de son anonymat, du moins vis-à-vis de nous, et il est venu disserter à ce propos des heures durant à l’hôtel de ville, nous expliquant qu’une invention, et pas des moindres parmi celles illustres des anciennes civilisations, était les cloaques : il avait lui-même, à son humble niveau, porté sa réflexion là-dessus et en avait conclu qu’on ne pourrait exiger de personne d’utiliser en cas de besoin urgent les toilettes du quai, surtout pas la nuit. Il avait ajouté qu’ainsi, une femme aussi pourrait habiter la tour. Vraiment ! Il a dit cela ? m’étais-je écriée. Parfaitement, avait confirmé le secrétaire sur un ton qui laissait penser qu’il s’en étonnait désormais lui-même. Ses collègues de l’administration communale avaient toussoté en guise d’avertissement. En l’espace de quelques minutes, je m’étais retrouvée seule.
Je suis restée sans bouger au milieu de la pièce et j’ai fermé les yeux. Pour la première fois, j’ai remarqué le tangage presque imperceptible mais cependant continu de la plateforme qui ne reposait pas sur des pilotis d’acier ancrés au fond du lac comme le précédent monument, mais qui, n’ayant l’envergure que d’un radeau, avait été amarrée au rivage avec des câbles. Quatre à quatre je suis montée vers la meurtrière à l’étage. À ma droite et à ma gauche, les cônes des montagnes pointaient discrètement dans l’obscurité, dragons endormis – l’un me présentait son ventre noir, l’autre son dos parsemé d’écailles brillantes. Plus tard, j’ai ouvert la porte d’une des deux pièces d’angle. L’éclat blafard d’une cuvette de toilettes m’a sauté aux yeux ; sous un robinet, une plaque de marbre oblique faisait office de lavabo. Presque cachées dans le bois de la paroi, des niches contenaient quelques papiers qui ont attiré mon attention – sans doute la documentation sur la tour, aucun visiteur ne doit l’avoir entre les mains, la règle est formelle sur ce point, le contenu devrait être rendu par mon habileté de conteuse uniquement. En sortant, je me suis cognée à un objet de fer qui dépassait de la paroi. Un crochet ? Je l’ai caressé du bout des doigts. S’agissait-il d’un bougeoir ? Plutôt amusée à l’idée que l’on attendait apparemment de moi qu’à la nuit tombée, je continue d’étudier à la chandelle les caractéristiques techniques de la tour, je me suis mise au lit et aussitôt endormie.