Les Romands apprennent le français
Alors que les Alémaniques développent leur « diglossie », les Romands prennent un virage diamétralement opposé. À partir de la Réforme, les patois romands vont reculer au profit du français standard importé de France. Cette évolution aboutira à la disparition presque complète des dialectes romands. Diglossie alémanique, monolinguisme romand : un nouveau fossé linguistique se creusera entre Alémaniques et Romands.
On l’a dit, jusqu’à la fin du Moyen Âge, les Romands parlaient exclusivement des patois qui appartenaient, à l’exception d’une partie des dialectes jurassiens, au groupe franco-provençal. Sur le plan écrit, la situation était différente : le français de l’Île-de-France avait commencé à supplanter le latin dès le xiiie siècle. Avec la Réforme, le « français de France » fit irruption également dans la langue parlée. Jean Calvin, le réformateur genevois originaire de Picardie, fut l’artisan principal de l’essor du français de France en terre romande. En effet, après le triomphe de la Réforme en 1536, on ne prêcha plus qu’en français à la cathédrale Saint-Pierre de Genève. La première raison de ce changement ne réside guère dans le fait que Calvin était français, qu’il comprenait mal le patois savoyard des Genevois et ne le parlait certainement pas : Calvin imposa le français pour des raisons politiques. La « Rome protestante » se devait de parler une langue internationale, compréhensible ailleurs. Le patois savoyard n’était pas propice au rayonnement de Genève[1].
Les ennemis de la Réforme considéraient Calvin comme un étranger, un « françois » qui n’hésitait pas à fouler aux pieds les particularités locales. Ils ne se gênaient d’ailleurs pas de faire vibrer la corde patriotique. En 1547, un dénommé Jacques Gruet colla sur la chaire de la cathédrale un tract en patois pour dénoncer un réformateur angevin, collègue de Calvin : « Gros panfar, to et to compagnon gagneria miot de vot quesi ! » (Gros pansu, toi et tes compagnons feriez mieux de vous taire[2] !)
Grâce aux « gros pansus » et autres prédicateurs venus de France, Genève devint néanmoins la citadelle de la Réforme, sur laquelle les protestants d’Europe avaient les yeux rivés. Ce n’est pas par hasard qu’en France les protestants étaient appelés « Huguenots », expression dérivée de « Eidgenoss » qui désignait à l’origine les partisans genevois de l’alliance avec Berne. Or, les Huguenots allaient grandement contribuer à l’essor du français en Suisse romande. En 1685, Louis XIV révoqua l’édit de Nantes promulgué en 1598, et qui autorisait les protestants à pratiquer leur religion. Les Huguenots durent alors quitter la France par milliers, et bon nombre d’entre eux se réfugièrent dans les cantons protestants. Genève en accueillit 8000 en quelques semaines, Lausanne près de 17 000. De nombreux réfugiés se rendirent dans les villes réformées alémaniques, à Bâle, à Berne, à Zurich, tandis que d’autres gagnèrent l’Allemagne et l’Europe orientale.
Les réfugiés appartenaient en bonne partie à l’élite intellectuelle et économique, et leur exode fut une véritable saignée pour la France. La Suisse, en revanche, tirait profit de ces « requérants d’asile », comme on dirait de nos jours. Les Huguenots furent à l’origine du développement de la banque, de l’horlogerie, de la culture du ver à soie et du textile suisse. Mais c’est autre chose nous intéresse ici : l’usage de la langue française se répandit avec l’arrivée de cette vague d’immigration protestante. Car les Huguenots créèrent des écoles dans plusieurs villes francophones. Ils furent aussi à l’origine des deux premiers journaux helvétiques de langue française, le Mercure suisse, fondé en 1732 à Neuchâtel, et son successeur, Le Nouvelliste suisse.
Si les Huguenots contribuèrent à l’adoption du français de France en Suisse, ce n’est pas nécessairement parce que c’était leur langue maternelle. Au contraire, beaucoup d’entre eux venaient du Sud de la France et parlaient des dialectes occitans. Précisément pour cette raison, les Romands les comprenaient en général mal, et eux-mêmes avaient de la peine à saisir les patois franco-provençaux. Pour s’entendre, Romands et Huguenots ont probablement dû fréquemment recourir au français standard. Quand plusieurs dialectes se rencontrent, c’est facilement la langue standard qui l’emporte. C’est une règle que les spécialistes des patois connaissent bien : « Patois contre patois font le jeu du français[3]. »
Le triomphe du français en Suisse romande ne s’explique toutefois pas par la seule influence des réformateurs français et des réfugiés huguenots. Les Romands eux-mêmes déclarèrent la guerre à leurs dialectes. En 1668, la Vénérable Compagnie des pasteurs, le gouvernement théocratique de Genève, promulgua l’interdiction d’enseigner la religion aux enfants en patois savoyard. En 1703, les gardiens de l’ordre furent sommés de rédiger leurs proclamations publiques en « bon » français. Réservé initialement à l’usage des chancelleries, le français devint ainsi langue officielle.
Mais le patois ne disparut pas complètement pour autant. Encore vers 1700, l’Allemand Ludwig Heinrich Gude rapporte dans un traité sur les États des quatre parties du monde que les Suisses parlent « l’allemand, un peu dénaturé, l’italien, le rhétique, le français, de manière correcte pour ce qui est des gens de condition, et corrompue pour ce qui est des autres ». Le qualificatif de corrompu désigne bien sûr les dialectes.