Classiques du monde
Parution Juil 2010
ISBN 978-2-88182-679-5
450 pages
Format: 140 x 210 mm
Disponible

Traduit du norvégien par Eric Eydoux

Camilla Collett

Les Filles du préfet (1855)

Classiques du monde
Parution Juil 2010
ISBN 978-2-88182-679-5
450 pages
Format: 140 x 210 mm

Traduit du norvégien par Eric Eydoux

Résumé

Lorsque ce chef-d’œuvre, Les Filles du préfet, paraît en Norvège en 1854 puis en 1855, il fait l’effet d’un véritable coup de tonnerre. Premier roman de la littérature norvégienne écrit par une femme, et premier roman féministe, il fait le récit d’une initiation sentimentale délicate, mais hautement dérangeante pour l’époque.
Dans les années 1830, le jeune Georg Kold s’installe dans la famille du préfet Ramm comme fondé de pouvoir et précepteur des enfants, dont la cadette Sofie. Un fort élan amoureux pousse les deux jeunes gens l’un vers l’autre, mais se heurte à une société où le sentiment est regardé comme une faiblesse typiquement féminine dont il convient de se préserver.

Autrice

Camilla Collett

 

Née à Kristiansand le 23 janvier 1813 d’un pasteur, issu de la grande bourgeoisie de Christiana, Camilla Collett reçut une éducation littéraire et intellectuelle. Son frère Henrik Wergeland fut un des grands poètes romantiques de Norvège et Camilla, jeune fille, l’admirait, tout comme elle admirait son grand rival Johan Sebastian Welhaven dont elle tomba amoureuse. Comme il n’était pas question d’union, Camilla fut éloignée de Norvège et commença à cette époque à voyager en Europe, en particulier en France.

En 1841, elle épouse un juriste bien plus âgé qu’elle, Jonas COLLETT, qui mourra dix ans plus tard, un an après son frère. Autour des proches du poète disparu, Camilla ouvre un salon littéraire. Elle se lance dans l’écriture, d’abord avec de courts morceaux, puis avec son grand roman Les Filles du Préfet qui paraîtra de façon anonyme dans les années 1954-1955. Cette œuvre connut alors un large retentissement aussi bien parmi les critiques, que les lecteurs ou les gens de lettres.

Elle a par la suite continué de voyager, en particulier à Stockholm, Berlin ou Paris. Le reste de son œuvre comprend des essais politiques et des mémoires en particulier I de lange Nætter (In the Long Nights), qui parut dans les années 1860, Fra de Stummes Leir (From the Camp of the Mute) et Mod Strømmen (Against the Mainstream).

En 1977 elle fut la première femme à figurer sur un billet de banque.

Extrait

 

PREMIÈRE PARTIE

 

À la fin des années 1830, un voyageur arrivé du sud s’était arrêté au relais de poste de Storemo dans le nord du pays. L’après-midi touchait à sa fin. Installé dans le petit salon d’hôtes épargné par le vacarme de la salle commune, l’homme semblait atteint de cet étrange malaise qui vous accable dans ces « lieux de repos », un malaise encore accru par toute la tristesse de cette crépusculaire et pluvieuse journée d’octobre.

La voiture, qu’il fallait faire venir par une mauvaise route de cinq kilomètres, se faisait attendre depuis déjà une heure et demie. Dans l’intervalle, le voyageur avait tenté tout ce qu’il est possible de faire en pareil cas pour combattre l’impatience et tuer le temps ; il avait sorti le reste de ses provisions sans pouvoir avaler le moindre morceau ; il avait feuilleté un livre intéressant sans arriver à lire une seule ligne ; pour la septième fois il avait contemplé les méchantes gravures accrochées aux murs, depuis les quatre saisons qui brillaient de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel jusqu’aux deux estampes exactement identiques qui, de part et d’autre du miroir, représentaient Christianus VII Rex et semblaient ainsi contredire l’ancien dicton selon lequel abondance de biens ne nuit pas. Finalement, il prit le parti de s’allonger et de faire semblant de dormir sur ce meuble très dur que, sous le nom de sofa, quelques relais de poste norvégiens présentent comme un extraordinaire élément de confort.

Entre-temps, la vieille aubergiste était entrée et avait sorti de l’écoinçon des verres et des cuivres qu’elle s’était mise à fourbir avec zèle. Durant ce travail, auquel elle consacrait plus de temps que ne semblaient l’y autoriser ses obligations d’hôtesse, elle regardait la silhouette allongée avec une indéniable curiosité. C’était celle d’un très jeune homme qui, malgré son état de fatigue physique et son humeur exécrable, parut faire sur la vieille une impression favorable.

« La voiture est bien longue à venir ! Elle doit être loin d’ici ! » finit-elle par s’exclamer.

En guise de réponse, Georg Kold, car tel était le nom de l’étranger, leva vers elle un regard furieux.

Soulagée d’avoir ainsi brisé la glace, elle ajouta :

« Si je puis me permettre, Monsieur est peut-être le nouveau fondé de pouvoir du préfet ? »

Loin de la décourager, le « oui » bref et cassant qu’il lui répondit ne fit manifestement qu’accroître sa curiosité et, que ce fût ou non à son corps défendant, il fut bien obligé d’engager la conversation. Il profita alors de l’occasion pour obtenir quelques renseignements sur la famille qu’elle connaissait bien, sur la situation du domaine, etc. Pour finir, il demanda si le préfet avait beaucoup d’enfants.

« Certainement qu’il a des enfants, il a un fils.

– Mais pas de filles ?

– Oh que si ! Des filles, il en a aussi ; il y avait mademoiselle Marie et mademoiselle Louise qui s’étaient mariées, l’une avec le fondé de pouvoir, l’autre avec le précepteur qui avait obtenu un pastorat. Maintenant, il n’y a plus que mademoiselle Amalie à la maison.

– Et mademoiselle Amalie, est-ce qu’elle est adulte ?

– Adulte ? Seigneur Dieu, pour sûr qu’elle l’est ; elle a exactement le même âge que Lisbeth-Marie ; il faut vous dire que Lisbeth-Marie, c’est ma fille, et elle aura vingt-deux ans à la Saint-Michel.

– Et est-ce qu’elle est jolie ?

– Plaît-il ?

– Est-ce que la demoiselle est belle ?

– Oh, pour ça, n’en doutez pas, dit la femme. C’est vraiment une personne ravissante ! Il faut la voir quand elle arrive à l’église, on la remarque de loin tellement elle est ravissante.

– Sacrebleu ! murmura l’étranger en se relevant d’un bond. Est-ce que c’est la voiture qui arrive ? Il y a de quoi s’inquiéter ! ajouta-t-il, toujours dans ses pensées.

– Non, ne vous inquiétez pas pour la route ; normalement, il ne faut pas plus de deux heures pour faire les dix kilomètres, le consola l’aubergiste. Oui, c’est bien la voiture ! »

En évaluant le trajet à deux heures, la bonne dame avait été un peu précipitée. Fort d’une tout autre compétence, le garçon qui faisait office de cocher affirma qu’il n’était pas possible de parcourir cette route en moins de trois heures. Et pour qui connaît un tant soit peu l’état boueux de nos routes au printemps et en automne, ce n’était nullement exagéré. L’ayant entendu, le voyageur se recommanda à Dieu et abandonna les rênes au garçon. L’obscurité était profonde et seuls se faisaient entendre le pas du cheval qui clapotait lourdement et le vent qui murmurait dans l’humidité des arbres. Ainsi privé de toute impression susceptible de le distraire, Kold se laissa emporter par le flot de ses pensées. Sa hardiesse naturelle et son désir d’arriver à destination commençaient à céder devant l’oppressante angoisse qui vous saisit quand vous vous apprêtez à entrer dans un cercle auquel vous êtes complètement étranger et ce, alors même que vous êtes las et dépourvu de tout ressort. C’est à ce moment-là que l’on regrette de ne pas arriver chez sa mère ou une gentille petite tante ! On redoute la première impression que donnera un milieu dans lequel on est appelé à vivre un certain temps, de même que l’on appréhende l’impression que l’on fera soi-même. Pour être tout à fait honnête, force est de reconnaître que, de ces deux soucis, c’était surtout le premier qui préoccupait le jeune homme, avant tout désireux de savoir si la famille lui plairait. Peut-être la présence de mademoiselle Amalie n’était-elle pas non plus sans lui inspirer secrètement une légère anxiété ? Mais c’est un point sur lequel nous n’oserons pas nous prononcer.

Plus rapidement qu’il ne s’y était attendu, la voiture tourna pour s’engager dans l’allée qui descendait vers la demeure du préfet. En dépit de l’obscurité, notre voyageur distingua les contours d’une vaste construction irrégulière. Le garçon ayant répondu à une question lancée d’une porte ou d’une fenêtre, on perçut un début de mouvement à l’intérieur de la maison. La lumière disparut pour ensuite réapparaître, tantôt derrière une fenêtre, tantôt derrière une autre, et Kold, qui avait pris le parti d’entrer, entendit des claquements de portes puis de fugitifs bruits de pas.

Comme personne ne se montrait, il se risqua à franchir une nouvelle porte qui était entrebâillée et se retrouva dans une pièce qui lui parut être le salon de la famille. Sur la table, il aperçut une corbeille à ouvrage renversée et, par terre, une pelote de laine sur laquelle s’affairait un jeune chat. Sur la table brûlait aussi une bougie, tandis qu’une autre posée sur une commode proche de la porte ouverte dispensait un sinistre tremblotement de lumière. Sur ces entrefaites le préfet entra. C’était un homme d’une soixantaine d’années, petit et fluet, au visage plein de noblesse mais assombri par un voile dont on ne pouvait a priori savoir si c’était la maladie, la fatigue ou les soucis qui l’y avaient déposé. Ses cheveux étaient élégamment frisés en fines boucles grisonnantes. Dans une langue où l’on reconnaissait sans peine l’accent danois, il souhaita la bienvenue au nouvel arrivant, excusant l’absence des dames retenues par des obligations domestiques mais dont il espérait qu’au souper, etc. Sur quoi il s’inclina puis, après avoir déployé une infinie patience pour libérer la pelote de laine des griffes récalcitrantes du chat, prit le chandelier et, fort courtoisement, pria Kold de le suivre à l’étage où l’attendait sa chambre. Les manières chaleureuses du vieil homme dissipèrent immédiatement la déplaisante impression qu’il avait d’abord ressentie, et il fut complètement rasséréné en se retrouvant seul dans une belle pièce hospitalière où lui étaient offertes toutes les commodités qu’est en droit d’attendre un voyageur fatigué.

Une heure plus tard, on le pria de passer à table. Lorsqu’il arriva dans le salon, il trouva deux dames apprêtées que le préfet lui présenta comme sa femme et sa fille. En quelques phrases bien tournées, la première lui présenta des excuses qu’il n’entendit cependant qu’à moitié, tant son attention était attirée par la seconde. Il trouva la beauté redoutée moins dangereuse qu’il ne s’y était attendu. Pour autant, c’était une fort belle jeune fille d’imposante stature, plus blonde que sa mère, laquelle était moins grande et de constitution plus fine. En vérité, on aurait pu les prendre pour deux sœurs, la mère étant peut-être la plus belle. Ainsi tranquillisé, mais à deux doigts d’être déçu, il fit largement honneur à l’abondant buffet de bienvenue.

Sur ce, nous allons l’abandonner un moment et, anticipant les observations qu’après un certain temps il ne manquerait sans doute pas de faire, nous nous proposons de présenter au lecteur quelques-uns des protagonistes de son nouvel entourage. Ce faisant, nous sommes contraints de nous attarder plus particulièrement sur l’un d’eux, à la fois parce que cette personne joue dans ce récit un rôle de première importance et que ses caractéristiques conditionnent plus ou moins celles de tous les autres.

À maints égards, madame Ramm, la préfète, ne manquait pas de dons. Elle avait beaucoup lu, beaucoup vécu et en parlait avec grâce et naturel, se permettant même, lorsque l’occasion lui en était offerte, de conclure son propos sur quelque maxime bien sentie. Dans sa jeunesse, elle avait été « romantique ». Pour les représentants de la jeune génération qui ne connaissent pas vraiment le sens de ce mot, précisons très succinctement que c’était une notion née sous nos latitudes et qui n’avait pratiquement rien conservé de son sens primitif. C’était un romantisme dompté puis dressé pour s’adapter à notre prosaïque existence bourgeoise et qui, privé d’âme comme de contenu, se traduisait par force grimaces et formules creuses. De la poésie, ce n’était qu’un succédané, un de ces oripeaux usés que l’on abandonne aux chambrières et autres servantes. Les personnes les plus triviales s’étaient mises en tête d’être romantiques et elles jouaient souvent ce rôle de la manière la plus décevante qui soit.

Chez madame Ramm, cependant, le temps et la vie pratique – un domaine où elle excellait – avaient impitoyablement érodé cet aspect de son être à telle enseigne que, comme les dorures d’un vieux meuble, les traces n’en apparaissaient que fragmentairement. Madame Ramm était hospitalière et d’une extrême prévenance à l’endroit des étrangers. Dans l’art d’aménager sa maison, de recevoir et d’entretenir ses hôtes, nul ne pouvait se mesurer à elle et nul ne s’y serait risqué. Aussi jouissait-elle dans la région d’une réputation extraordinaire. C’est à elle que l’on s’adressait pour tout ce qui relevait du bon goût ; aucune festivité de quelque importance ne pouvait s’organiser sans son aide et ses conseils. Personne n’aurait jamais douté qu’elle eût des aptitudes hors du commun, qu’elle eût reçu une éducation des plus raffinées. Elle faisait partie de ces gens qui peuvent vivre trente années sans perdre un seul rayon de l’auréole qui les entoure. Mais à l’unique condition que ne changent ni la distance d’où on les voit ni la lumière qui les éclaire.

Il est vrai qu’à l’observer d’un regard impartial, on ne tardait pas à découvrir la vraie nature de cette éducation. Elle était dépourvue de noyau. Cette prévenance qui charmait tant les étrangers ne venait pas de l’intérieur de son être, ce n’était pas la chaleur débordante d’une âme bien intentionnée qui n’exclut personne, même le plus modeste des hôtes. C’était une tenue d’apparat qu’elle revêtait ou retirait au gré des circonstances. Et de même en allait-il de presque toutes les qualités dont elle faisait montre pour enjôler son prochain, ce avec quoi son apparence s’accordait étrangement. Très peu de femmes de l’âge de madame Ramm pouvaient se targuer d’être aussi bien conservées. Elle avait une silhouette svelte et légère que l’on pouvait encore prendre plaisir à voir danser lorsqu’elle ouvrait le bal de quelque prestigieuse manifestation, une ample chevelure, des yeux vifs d’un bleu d’acier et un teint florissant dont le rose tendre originel s’était cependant figé en rouge brique. À quoi s’ajoutait qu’au gré de ses sorties elle savait toujours choisir les vêtements de prix et de goût les plus susceptibles de l’avantager. Néanmoins, cette jeunesse était de cette espèce cristallisée dont tout laisse à penser qu’elle est le fruit de ces froideur et sécheresse de l’âme qui protègent contre les douloureuses situations de la vie. Car on peut poser qu’une femme dotée d’une véritable sensibilité ne saurait être authentiquement belle sans que son corps en soit marqué. C’est dans ce cas seulement que, révélant à la fois le combat et la victoire, son expression vous touche.

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