«AVEC LES AILES DU GRAND DÉSIR »
« …ma qui convien ch’om voli,
Dico con l’ale snelle e con le piume
Del gran disio. »
(Dante, Purgatorio, IV, v. 27-29)
Mon premier livre, publié en 1979 aux Éditions du Seuil, fut placé sous le signe de Blanchefleur et de la Porteuse du Graal de Dante Gabriel Rossetti (1857). Ma leçon probatoire, en 1981, à Genève, gravitait autour du Miroir Périlleux de Narcisse dans le Roman de la Rose. Vingt-cinq ans plus tard, je conclu en revenant à Blanchefleur et à la Rose. La Rose et le Graal ont hanté mon enseignement ces années durant. Ce fut toujours sous le signe de ma Blanchefleur, ma femme, Pascale, ici présente, au nom de Résurrection, à qui tout est dédié.
La chute de l’oie sauvage et
les gouttes de sang sur la neige
Plantons le décor, une dernière fois.
C’est la scène des Gouttes de sang sur la neige, dans le Conte du Graal de Chrétien de Troyes, le premier roman du Graal (c.1181). Un retournement s’est produit dans le récit : le héros, ce jeune Gallois ignorant des usages et proprement inconscient, est désormais devenu pour la cour du roi Arthur un objet de désir. La voici qui s’ébranle, partie à sa recherche, en quête du Bon Chevalier, le chevalier inconnu aux Armes vermeilles. C’est l’aube, par une froide matinée du mois de mai ; la prairie, au sortir de la forêt, est couverte d’une neige fraîchement tombée. Perceval était déjà levé, en quête d’aventures et de chevalerie. Survient un vol d’oies sauvages, en petit groupe, « une rote de gentes ». Le mot qui les désigne est d’origine germanique, mais il est homonyme de l’épithète gente qui qualifie les jeunes femmes belles et gracieuses. La neige les avait éblouies. Un faucon fond sur l’une d’elles, l’abat au sol, blessée au col, mais il est trop tôt, il la laisse sans plus « se joindre » à elle.
C’est une scène de chasse, qui rappelle le jeune chasseur de la scène d’ouverture du roman, quand il fut lui-même ébloui par un groupe de chevaliers aux armes rutilantes, avant de faire irruption à son tour dans la tente d’une belle endormie en pleine forêt. S’il lui arrache des baisers, il ne va pas plus loin, car sa mère, la Veuve Dame, lui avait interdit le « surplus ». Or, juste avant notre scène, Perceval venait de retrouver en chemin l’infortunée Demoiselle de la Tente. L’ami jaloux qui la poussait ainsi devant lui, la mettant au supplice dans l’attente de se venger, avait alors décrit, en termes crus, à l’intention du héros, cette «mêlée» sexuelle, le seul
combat, disait-il, où la femme consent à perdre, tout en s’en défendant avec rage : scène du « surplus » maternel interdit, dont l’évocation suit de près une autre scène qui s’était jouée au château de Beaurepaire. Hébergé en ce lieu, au soir d’une journée d’errance, Perceval avait accueilli dans son lit une troublante Blanchefleur, dont les baisers «lui glissaient la clef d’amour dans la serrure du coeur» (v. 2576-2577). Distinguons dans cette métaphorique amoureuse l’autre versant d’Éros, celui de l’amour, sans le « surplus » sexuel, contrastant avec les baisers dont le jaloux faisait reproche à sa belle amie à l’idée qu’ils préludent inéluctablement à la consommation du surplus. C’est toute la question ! Les baisers vont-ils au coeur ou bien induisent-ils le surplus ?
La scène nocturne auprès de Blanchefleur était, en effet, restée chaste, quoi qu’on ait pu penser, car les amants s’étaient endormis l’un contre l’autre, bouche contre bouche, exactement comme l’étaient, ce jour-là, Tristan et Yseut surpris par le roi Marc dans la Loge de feuillage, en forêt du Morrois : ils avaient entre eux une épée qui séparait leurs corps et cette épée, celle-là même avec laquelle le héros avait terrassé le Morolt, les innocentait aux yeux du roi.