Le parcours
Le train rapide et luxueux, dit des hommes d’affaires, le Capitole, descend de Paris à Toulouse en traversant à grande vitesse plusieurs départements, comme s’il voulait enjamber le plaisir qu’un voyageur désintéressé aurait à savourer le paysage. Sans doute les gens qui le prennent vont-ils traiter des marchés en province, explorer, comme ils disent, une clientèle. Ils sont à côté de moi assis sur les capitons de la SNCF, les yeux baissés sur des plans, des schémas, des statistiques, un journal d’économie sur leurs genoux, des pages blanches et quadrillées sur la tablette devant eux où ils inscrivent chiffres et sigles. Ils lisent Le Monde. Quand une femme passe par l’allée centrale, ils lèvent la tête. Leur regard porte sur elle un jugement plus ou moins appuyé, mais ils ne songent guère à suivre des yeux ce qui se passe dehors. Ah ! si seulement l’un d’entre eux se laissait envahir, un instant, par la calme et diverse campagne française !
L’agrément de voyager confortablement n’est point à dédaigner et je ne suis pas indifférent au roulement forcé d’une locomotrice, mais ma préférence va à une certaine retenue dans la vitesse. Il m’arrive même d’espérer qu’un jour une panne permettra à mon convoi de s’arrêter au bord d’une rivière, en plein champ, pour permettre à ses usagers d’écouter le jaillissement de l’eau sur une pierre au milieu de son lit, de cueillir quelques jonquilles dans un sous-bois ! En même temps, j’aime arriver sans retard dans un lieu désiré pour y retrouver ce dont Paris me prive par trop: l’herbe, les horizons. Enfin, j’aspire à ne plus me laisser, comme une guêpe, engluer dans le sucre ou le vinaigre des conversations. Le silence des campagnes répare les multiples agressions inhérentes à la vie citadine, annule sans pitié et brutalement le superflu et la dispersion. Ce n’est pas que le contraste soit immédiatement bénéfique. Il existe toujours un moment de panique de se sentir en suspens ; on se demande alors ce que l’on est venu faire en marge de tout. Puis les automatismes de la vie en société peu à peu se résorbent et s’éloignent. On n’entend plus que les rumeurs naturelles que l’on avait oubliées. On fait les premiers pas dans les heures harmonieuses et ferventes, étales même, le jour comme la nuit, tout étonné qu’aucun bruit ne vienne les perturber. Il nous prend envie de converser avec la feuille blanche, de noter l’intensité de sensations si subtiles qu’elles laissent en définitive sur le papier une trace à peine visible, comme l’eau évaporée au fond du récipient.
Je connais les surprises du temps sur un parcours de six cents kilomètres, livré le plus souvent aux averses de Paris jusqu’à Souillac qui est dans le Lot déjà, après quoi le ciel se découvre et prend la teinte et le vernis d’une porcelaine bleu tendre. Le train traverse un pont sur la Dordogne et se glisse au creux de vallons où l’herbe est courte, les ruisseaux bordés de peupliers d’Italie. Le pays prend la vétusté des terres qui, parce qu’elles sont plutôt pauvres, résistent aux cultures intensives, aux remembrements, aux grandes exploitations. Les chèvres et les moutons broutent sous les petits chênes. Il y a de la volaille éparse qui picore dans les fossés. Enfin, l’humide et le sec sont constamment, au cours des saisons, en état de conflit. Autrement dit, il pleut trop et brièvement, après quoi le soleil s’entête durant des semaines. Le printemps noie le pays sous les trombes des orages et l’été craquelle le sol, conférant à un verre d’eau fraîche plus de prix qu’à un diamant. C’est le partage, à midi, de l’arène espagnole entre soleil et ombre, entre les brumes de la conscience et le feu intérieur, parfois porteur d’angoisse, celle-là même dont soeur Anne a si justement exprimé l’irrémédiable : « Je ne vois que la route qui poudroie et le soleil qui flamboie. » Il arrive dans les pays excessifs et contrastés que leur climat devienne celui de notre for intérieur et qu’il en connaisse aussi les violences et les douceurs. Le temps qu’il fait nous fait aussi.