Il y a un problème du commencement. Car ou bien il est dû à la vanité, et elle peut être irréparable ; ou bien au hasard et par conséquent je n’y suis pour rien, mais je ne crois pas au hasard; ou alors il a toujours eu lieu, pour ainsi dire, il n’attendait que le décret d’en-Haut, je n’y crois pas davantage. Il est vrai que l’événement surnaturel est celui que rien ne laissait présager et quant à cela ma matinée avait été rigoureusement habituelle; je me suis levé tôt, j’ai marché mon heure; La Chaux-de-Fonds est une petite ville, isolée entre deux pentes, mais aussi en altitude, de telle sorte qu’on est tout de suite sur les hauteurs, des plateaux herbeux. La route qui les traverse est étroite et malaisée et, comme il neige ou pleut chez nous la majeure partie de l’année, je suis peu dérangé. Le seul incident notable est le tesson de bouteille que j’ai ramassé et tenu en main jusqu’à ce que je trouve une poubelle. À aucun moment, je n’ai ressenti de trouble ou d’avertissement, je ne m’occupais que d’atteindre à la pureté de ma pensée. À midi, repas frugal.
Et certes, j’ai eu la poitrine serrée par l’imminence mais c’était comme chaque jour, lorsqu’à deux heures je me suis rendu dans mon cabinet de travail pour me livrer à l’obstination.
Je me suis demandé d’abord s’il fallait allumer. Allé bravement à ma table de travail, qui est poussée contre la fenêtre, elle-même sans rideaux, je jugeai que la clarté était suffisante; le brouillard était remonté à la hauteur des toits. La saison est en avance, pensai-je, le mois d’avril commence à peine et déjà la neige n’est plus qu’au bord des trottoirs ou dans les rues peu passantes. Une neige cartonnée et noire. Noirâtre. D’ailleurs traversée de filaments gris, ou grisâtres; alors cartonnée ou filamenteuse, mais l’un va-t-il sans l’autre, le cartonné, si on le regarde avec soin, n’est-il pas filamenteux. J’enrageai. J’étais en train de me disséminer avant même de me mettre à l’ouvrage et pour qualifier, un peu platement, une neige qui ne figurait pas dans mon roman au point où j’en suis, peut-être n’y figurerait jamais.
On dira qu’il s’agit de confidences et qu’elles sont toujours hors de propos. Je demande qu’on attende un peu. On verra alors que je fais un récit qui concerne l’humanité entière ; et par conséquent je ne dis rien que de nécessaire, quand j’apparais, je suis seulement un fait parmi d’autres. Ainsi il importerait peu que j’écrive un roman, s’il ne jouait son rôle dans les événements en cours, ou plutôt la tentative d’un roman continuellement avortée. Et c’est avec quoi je dois d’abord en terminer et on a vu que l’affaire était mal engagée. L’effroi dans lequel je m’approche de ma table n’est pas propre à l’affermir.
J’estimai qu’il valait mieux suspendre mon train et je m’appliquai à un exercice faussement futile, dont j’attends d’être apaisé, une patience. Au bout d’un moment que je déplaçais les cartes, l’image de mon attente dans le café se reforma, puis mon verre d’eau-de-vie de prune, et maintenant Bernadette, et en même temps ce que je savais devoir craindre: pourquoi «elle parut sur le seuil» plutôt que n’importe quelle façon de dire que Bernadette était entrée dans le Buffet de la gare? «Elle avait ouvert la porte», «elle laissa la porte se refermer derrière elle», «je la vis dans l’entrebâillement de la porte», donc maintenant les tournures ne cessent de s’enfanter. Or toutes se valent. Écrire est absurde. Les parois de mon cerveau se durcissent. Cette crise est de durée très variable.
Heureusement, je n’ai pas d’amour-propre. Je n’ai pas non plus de point de vue, qui me protégerait de la désorganisation de l’arbitraire. Je manque de cette forme orbitale, accordée par l’ange aux élus, dont se déduiraient même les écarts, le mot se trouvant décidé par la phrase, la phrase s’arrêtant selon la convenance des parties, ce naturel serait délicieux. Au lieu de quoi les mots deviennent comme des choses et j’en perds la simple intelligence. Parfois, l’après-midi s’achève que je ne suis pas sorti de ce piétinement. Cependant il est achevé, j’ai donc gagné le droit de boire. Du vin. Rouge.
— voilà qui est surprenant, dira-t-on.
Et je suis loin d’en avoir ni avec mes déboires. Il n’est pas moins vrai que je suis un homme à part, ainsi que j’aurai d’autres occasions de le signaler.
Le plus souvent, l’obstination arrive à ses fins, si peu soit-il. Cependant, si je n’éclaire pas le nom qu’ont pris mes usages particuliers, on ne comprendra pas de quoi je parle, et précisément l’obstination: je ne dis pas que je suis un écrivain ou que je compose des livres ou rien de si haut, mais que « je me livre à l’obstination » ; par quoi j’entends que je travaille, non sans héroïsme ou stoïcisme, à des romans auxquels je ne peux donner corps. Autre dénomination qui s’ensuit: ces romans, je ne les écris pas, je les «trace», ils durent le temps de se défaire, leur matière est fragile, crayeuse, si j’ose dire. Il y aurait aussi la «Compatibilité», elle viendra à son heure; ou ne viendra pas, puisque je ne rapporte rien que de nécessaire. Pour l’instant, il s’agit de mes déboires.
Celui qui vient est pire.
Eh bien voici, je manque le vécu. Encore doit-on mesurer cette perte, qui est toujours cruelle, à ma capacité, qui est immense. On va avoir une idée frappante de la singularité que je viens d’évoquer. Je suis doué d’une imagination ardente comme il y a peu d’exemples, l’imagination, n’est-ce pas la faculté de rendre le vécu plus vécu que lui-même? Or je n’arrive pas à la réaliser. Ainsi le matin, dans l’expansion de la marche, je conçois des narrations entières, abstraitement ? Non, je vois au contraire les événements qui s’articulent, quels incidents seront à élaborer, le contenu des dialogues et même des phrases déjà formées. Or, en ce moment de l’après-midi où j’ai besoin que la visitation se dépose, elle n’est pas à proprement parler disparue mais il n’en reste que ses contours ; je dirais que mon imagination est toute verticale, elle s’élance vers le ciel, elle ne prend pas son espace. Et dire que dans de tels instants où j’imagine, il m’arrive d’excéder les limites du mental, je vois même apparaître des monstruosités, dont je m’étonne, car je suis l’homme le plus normal qui soit.
À ce point, on se demandera à quel livre je suis attelé. La question est judicieuse, mais elle se confond avec mes mécomptes.
J’ai terminé jadis un livre, un roman, je l’ai terminé; je l’ai publié moi-même, j’entends: avec mon argent ; l’argent de ma femme, n’est-ce pas un pénible, un probant souci de vérité? Donc autant la dire jusqu’à la fin : le loisir de l’obstination aussi je le dois à ma femme, alors qu’en ce moment je devrais être à un travail quelconque; elle m’a quitté et elle m’a laissé une rente. Quant au livre, c’était avant la naissance de mon fils, tout est là. Il fut si complètement passé sous silence que je ne sais qu’en penser, tantôt qu’il est néant, tantôt qu’il est grandiose, quand mon imagination devient fantastique. Et si moi-même ne le sais pas, il est inutile de le demander aux autres. Mais je ne laisse pas d’avoir l’hésitation inverse: si je ne le vois pas hors de ce qui est moi par les autres, comment le saurais-je? Passons, à partir de là je me suis chaque fois arrêté avant le terme. (Je devrais peut-être expliquer la Comptabilité). Si pourtant on se méprenait sur mes désirs, on serait injuste: il n’a jamais été question de notoriété, de succès encore moins, de récompense d’aucune sorte; l’obstination, je l’ai toujours conçue saintement, le mot est excessif, voire impie; sous l’angle, disons d’un certain ascétisme, je me satisferais de finir un livre.