Chapitre 1
J’avais vu dès le premier regard qu’il y avait chez Dumi quelque chose d’un peu trouble. Mais sans savoir quoi au juste. Dieu soit loué.
Il fut un temps où j’étais considérée comme la meilleure coiffeuse de Harare, donc de tout le pays. Amai Ndoro était pour n’importe quel salon de coiffure la cliente la plus difficile à satisfaire et aucun kiya-kiya ordinaire n’était autorisé à toucher ses cheveux. Après avoir testé – et rayé de sa liste – tous les salons de la ville, elle s’était décidée pour le nôtre. Sachant qu’elle était non seulement la cliente la plus tatillonne mais aussi la plus bavarde et la plus commère de toutes, nous n’aurions plus besoin de faire de publicité tant qu’elle se ferait coiffer chez nous et que nous lui donnerions satisfaction. Ça, c’était mon boulot. Ce pour quoi Mme Khumalo me versait le plus gros salaire.
Le salon « Khumalo Coiffure et Soins de Beauté » était situé dans le quartier des Avenues, à deux pas du centre-ville. A vrai dire, nous coiffions, mais nous ne faisions jamais de soins de beauté. D’ailleurs, je crois bien qu’aucune d’entre nous n’aurait su comment s’y prendre. Sur la grille d’entrée, un panneau de métal rouillé indiquait en lettres noirs sur fond blanc l’emplacement de notre établissement. La rouille qui s’était accumulée après plusieurs saisons de pluie avait tellement rongé l’écriteau qu’on ne distinguait plus qu’une flèche, les lettres Khu–l- et le dessin d’une femme coiffée d’un gigantesque afro. Nos clientes n’avaient pas besoin de panneau de toute façon, le salon était facile à trouver. « Vous longez Harare Gardens, vous prenez la troisième rue à gauche, vous continuez tout droit au prochain croisement, puis vous cherchez la façade bleue – pas la verte – sur la droite de la route. Vous y êtes. » Il faut vraiment le faire pour le louper.
La partie avant de la maison, qui avait autrefois servi de lounge, avait été transformée en café internet et comptait une dizaine d’ordinateurs. On entendait le bourdonnement des ventilateurs et les sonorités stridentes des connexions depuis le trottoir d’en face. Les tarifs étaient assez avantageux par rapport aux prix pratiqués dans des centres commerciaux comme Eastgate ou Ximex. Le reste de la maison principale était occupé par les membres de la famille Khumalo, treize en tout.
Notre salon était installé à l’arrière, dans ce qui avait autrefois abrité les quartiers des boys. Les effluves parfumés des défrisants, teintures, shampoings et autres produits chimiques traversaient la cour. Les odeurs se mélangeaient à la poussière de l’allée et vous laissaient dans les narines une sensation qui ne vous lâchait plus jusqu’à votre prochain rhume.
La maison principale avait été agrandie de façon assez grossière. Un mur avait été abattu sur la gauche et des blocs de béton avaient été empilés à la va-vite pour ajouter sept mètres de longueur. De ce génie architectural était né un bâtiment hybride, assez unique en son genre. La partie droite avait été construite dans les règles de l’art, avec des briques cuites. On distinguait clairement la séparation avec la partie en vulgaire béton. Considérations esthétiques mises à part, nous étions tous contents de pouvoir profiter de ces locaux, même si la structure tremblait lors de violents orages.
Agnès me réservait chaque matin le même accueil : « Sissi Vimbai, tu es de nouveau en retard. Les clientes attendent ! » La fille aînée de Mme Khumalo avait les clés du salon et faisait l’ouverture.
Je répondais d’un « tss » lâché du bout des lèvres et j’entrais dans le salon sans saluer cette peste. Je la détestais, elle me détestait deux fois plus, et tant que maman n’était pas là, nous n’avions pas besoin de faire croire qu’il en était autrement. Tout le monde savait que j’étais la poule aux œufs d’or. Si je partais, la moitié des clientes me suivraient. Et de toute façon, attendre les amenait à réaliser qu’elles avaient déjà de la chance que l’on s’occupe d’elles. En arrivant en retard, j’agissais donc pour le bien du salon.
Il y avait trois autres coiffeuses, Memory, Patricia et Yolanda, en plus de Charlie Boy, notre barbier, qui arrivait chaque matin embaumant la Chibuku. Le salon était mon royaume et c’est moi qui commandais. Je jetai mon sac parterre sous le comptoir et me fis une tasse de thé.
« J’aimerais essayer une nouvelle coupe. » Combien de fois n’ai-je pas entendu cette phrase, généralement accompagnée d’une photo pliée en quatre, découpée dans un magazine américain.
Je répondais toujours par un petit mensonge inoffensif et complaisant: « Tss, pas de problème, c’est juste la coupe qu’il vous faut ! »
Pour être une coiffeuse prisée, il n’y a qu’un secret et je ne l’ai jamais caché à personne : lorsqu’elle quitte le salon, votre cliente doit avoir la sensation d’être Blanche. Pas Métisse, ni Indienne, ni Chinoise. Je l’ai dit à tous ceux qui m’ont posé la question. Et ce que tous veulent savoir, c’est comment il faut s’y prendre pour faire en sorte qu’une femme se sente Blanche. Soupir, bâillement, grattement de tête.
La réponse est simple. « La blancheur est un état d’esprit. »
Mme Khumalo l’a compris. C’est pour ça qu’elle ne me renverra jamais. Les autres filles ne l’ont pas compris et c’est ce qui a valu à Patricia d’être virée. L’idiote est tombée enceinte moins de six mois après avoir été embauchée. Mme K. n’a donc pas eu le choix. Les coiffeuses sont là pour vendre une image et cette image n’est pas celle d’un ventre rond comme un ballon. Un poste s’est donc soudainement libéré au salon. J’étais loin de me douter que ce petit coup du sort me coûterait ma couronne.